L’ascension nationale d’un juriste issu de la bourgeoisie périgourdine adoptant les principes de la Révolution
Jacques Maleville – c’est alors son nom – naît le 19 juin 1741 à Domme, en Périgord, dans une famille de marchands dans le négoce des « vins du Haut pays » et l’activité de tonnellerie que la voie alors navigable de la rivière Dordogne permet de développer. Il passe une enfance paisible pénétrée par les valeurs du monde rural.
À l’âge de dix-sept ans, il part à Bordeaux pour y poursuivre ses études de droit et s’y forme au métier d’avocat chez Maître Dudon avant de devenir avocat général au Parlement de Bordeaux. C’est dans l’effervescence intellectuelle de cette ville que Maleville s’imprègne des idées de philosophie politique portées par L’Esprit des lois (1748) de Montesquieu, mort en 1755, en particulier le principe de séparation des pouvoirs.
Il revient dans sa ville natale vers 1760, au moment de la mort de son père, et exerce jusqu’à la Révolution la profession de conseil juridique local. Durant deux décennies, il perfectionne ses connaissances en droit romain et poursuit une existence de notable local, sans relief particulier mais propice à sa maturation.
Sa vie publique commence en 1784 lorsqu’il est désigné par la commune de Domme pour obtenir confirmation des privilèges dont elle jouissait depuis la fondation de cette bastide royale en 1281 par le roi Philippe III le Hardi. Le contexte révolutionnaire dont Maleville adopte très tôt les principes est une rupture et marque véritablement le début de sa carrière nationale.

Le tournant du cahier de doléances de Domme
Imprégné des idées des Lumières, Maleville, qui a quarante-sept ans en 1789, publie à Périgueux dès janvier une Réflexion sur les intérêts et les prétentions des Trois ordres [3] qui est une défense du tiers état et de la révolution. Avant même la parution de Qu’est-ce que le Tiers Etat ? de Sieyès, il écrit : « Le Tiers fait le fonds de la Nation ; il est, à vrai dire, la Nation même puisqu’il la forme en son entier, sauf une trentième partie que le Clergé et la Noblesse ensemble composent. Le Tiers supporte d’ailleurs, et il supportera toujours, malgré le nouvel ordre des choses, la plus grande partie des charges… il pourrait donc absolument demander d’avoir dans la direction des intérêts communs une influence bien supérieure à celle des deux autres Ordres réunis. »
Il se fait surtout remarquer avec l’écriture dont il est chargé du Cahier de doléances de Domme [4], très vite repris par les communes alentours, et dont la particularité est de contenir un projet de constitution pour la France entière qui préfigure la Constitution de 1789. Maleville y conçoit l’exercice de l’autorité selon des règles préétablies, garantie d’équité et de fonctionnement harmonieux, autour de 88 articles répartis en 7 sections parmi lesquelles : de l’administration en général, sur le paiement des dettes et le comblement du déficit, sur l’impôt, de l’état des personnes et des biens, de l’Eglise, de l’administration de la Justice et de la police. Il y défend son grand principe de l’égalité du Roi et de la Nation, notamment le principe de l’initiative conjointe pour l’élaboration des Lois figurant à l’article Premier du cahier. Promoteur des idées nouvelles, en avance sur son temps, Maleville se révèle plus politique que politicien et certaines de ses idées sont jugées trop libérales par les réformistes timides, telle la notion de fédération entre les municipalités [5]. La dernière section est consacrée à la défense des intérêts particuliers de sa province, le Périgord, et notamment la route de Limoges à Cahors « depuis longtemps commencée » que l’on voudrait bien alors voir passer par Sarlat et Domme.
Avec la mise en place des nouvelles « municipalités » en novembre 1789, Maleville devient le premier maire de la commune de Domme en février 1790, élu par vote direct presque à l’unanimité. La même année, il est nommé vice-président du directoire administratif du département de la Dordogne, instance qui forme alors l’exécutif de l’assemblée départementale, exerçant les pouvoirs plus tard dévolus au préfet.
Sa carrière de magistrat parisien débute sous la Convention, étant élu membre à la section cassation du nouveau Tribunal de cassation que forme l’Assemblée constituante. Il devient président de cette section en 1792. A partir de 1795, il est élu membre du corps législatif au Conseil des Anciens chargé d’examiner les projets de lois en seconde lecture. Il y rencontre Portalis et Tronchet, Lebrun, Muraire, Barbé-Marbois, et autres membres du parti monarchique renaissant. Cette période est très prolifique dans ses écrits, intervenant dans tous les projets de loi en particulier ceux afférents au droit civil : rentes viagères, baux, successions, transactions, etc. [6]
Dans l’un de ses discours les plus célèbres [7], Maleville législateur attaque la loi du 9 floréal an III, qui ordonne le partage, à titre de pré-succession, des biens des ascendants d’émigrés, sous prétexte que ces ascendants devaient être punis comme complices de leurs enfants, pour les avoir élevés dans des sentiments contraires à l’esprit de la démocratie. De même, il réclame le 3 frimaire an V, l’abrogation de la loi qui excluait les parents d’émigrés des fonctions publiques.
Ne soutenant pas le coup d’Etat du 18 Brumaire An VIII (1799), il est écarté un temps de la vie politique.

Sous le Consulat, Bonaparte au pouvoir, il revient dès 1800 au Tribunal de cassation comme Président de la chambre civile en remplacement de Tronchet, devenu sénateur. Estimé de Napoléon, c’est comme spécialiste du droit romain qu’il est choisi par lui pour intégrer, à cinquante-neuf ans, comme secrétaire, l’équipe des quatre rédacteurs du projet de Code civil avec Portalis, Tronchet et Bigot de Préameneu.
L’apport de Jacques de Maleville au Code civil des Français : un réformateur modéré
Le Code civil est un projet d’unification de la Nation par l’uniformisation du droit privé français entre le droit romain et les coutumes. Bien que les rédacteurs soient des royalistes constitutionnels, ils y reprennent des acquis de l’époque révolutionnaire déjà inscrits dans les premiers projets écartés, au premier rang desquels l’égalité des citoyens devant la loi qui est la même pour tous, tout en perpétuant des valeurs traditionnelles, tels le rôle dominant du père de famille ou bien encore le rôle social préservé de l’Église.
La commission livre ses travaux dans les délais fixés de quatre mois avec 2 281 articles. S’il en a été désigné le secrétaire, l’apport technique de Maleville à ce monument du droit qu’il appelle volontiers « code universel » porte plus spécifiquement sur le livre II – Des biens et des différentes modifications de la propriété et son célèbre article 544 qui définit la propriété comme un droit absolu [8]. Maleville rapporte [9] que les corédacteurs se sont préalablement réparti le travail par matière puis se réunissaient chez Tronchet pour en discuter et élaborer un texte commun. Son projet sur la rente foncière est écarté, vu comme une réminiscence de la féodalité. Opposé au divorce et à l’adoption, il défend le régime dotal et est l’artisan du projet majoritaire d’une organisation de la famille autour du pater familias [10]. Son idée de la communauté réduite aux acquêts est rejetée à son époque et sera introduite plus tard. En 1804 et 1805, il publie une Analyse et raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’Etat [11], source précieuse en 4 volumes et plus de 2 000 pages, qui a eu deux éditions et a été traduite en allemand. On y lit que, comme d’autres, Maleville sait s’opposer à Napoléon sur certaines positions, ce qui ne l’empêche pas de figurer parmi les 15 000 notables invités à son couronnement le 2 décembre 1804 à la cathédrale Notre-Dame de Paris. C’est par son dédain pour les offenses et son attachement à la morale qu’il rallie à certaines de ses idées, et peut-être aussi grâce aux réceptions qu’il organise autour de sa table parisienne où il s’emploie à faire bonne chair avec les dindes truffées arrivant du Périgord en quatre jours.

Un engagement à la cause locale et nationale à l’épreuve de tous les régimes
Avec une brillante carrière de juriste déjà accomplie, Jacques de Maleville, ainsi qu’il est appelé à partir de 1805, accède à des fonctions nationales achevées par son élection au Sénat en 1806 sur proposition de l’Empereur Napoléon. Déjà fait chevalier de la Légion d’honneur par Napoléon en 1803, puis commandeur en 1804, il obtient le titre de comte de l’Empire en 1808 puis baron avec institution de majorat en 1810.
En 1814, il se rallie à la tendance majoritaire en votant la déchéance de Napoléon et l’appel des Bourbons. Monarchiste constitutionnel à la Révolution, il le reste jusqu’à sa mort trente ans plus tard, quels que soient les régimes, quelles que soient ses fonctions. Il s’oppose aux ultras, sans donner dans le jacobinisme : « Ne voyez-vous pas que tout a changé autour de vous ? La noblesse, la fortune, la part respective de lumières, l’armée, la nation elle-même en corps, tout a pris une face nouvelle. » [12]
Sous la Restauration, il est nommé parmi les cent cinquante Pairs de France par le roi Louis XVIII, préside le collège électoral de la Dordogne en 1815 et est promu marquis en 1817 et enfin grand-officier de la Légion d’honneur. Il se prononce contre le projet de loi qui rétablit la censure et, dans le procès du Maréchal Ney, vote pour sa déportation quand Louis XVIII veut sa mort.
Se prononçant contre le projet de loi relatif à la création de 30 nouveaux évêchés, il écrit à son fils Pierre le 29 juin 1821 : « je ne suis pas fâché d’avoir émis mon opinion, parce qu’il me paraissait singulier et courageux, à l’âge de 80 ans passés, de montrer cette force et ensuite parce que je voulais finir par défendre la constitution qu’on semble regarder comme ne subsistant plus ».
Lorsque Jacques de Maleville est à Paris, son dévouement et son engagement à la cause le séparent de son Périgord auquel il reste toujours viscéralement attaché : « Ores quando ego te aspicieam » (Oh ma campagne, quand te reverrai-je ?) [13]. Né à Domme, il y décède le 22 novembre 1824 et est inhumé dans le cimetière de la ville, dans la section classée depuis monument historique. Son éloge funèbre témoigne de ses qualités d’homme probe, peut-être un peu austère, qui « joigna au travail, au talent et à la reconnaissance, la sagesse et la modération » [14]. « Quand on a une place, il faut la remplir dignement », conseillait à son fils Pierre-Joseph celui qui fut le premier d’une lignée d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires et de magistrats. Une rue porte son nom à Paris et à Domme. Sur l’esplanade de sa ville natale est érigé un monument à sa mémoire devant lequel s’est arrêté le président Poincaré lors de sa visite officielle en 1913.

Olivia Arana de Maleville est juriste et politologue, conseillère en affaires publiques, diplômée des universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris-Panthéon-Assas et de Essec Business School. Elle est l’auteure de plusieurs articles journalistiques et scientifiques en science politique et en relations internationales, comme de publications académiques et littéraires dans le domaine des arts et du patrimoine. Elle est également coordinatrice scientifique d’ouvrages monographiques et commissaire d’exposition d’œuvres d’art. Jacques de Maleville était le grand-père de son arrière-grand-père. Elle est la septième génération de juristes dans sa famille (novembre 2024)
Bibliographie sommaire
Discours du compte Portalis à l’occasion du décès de M. Jacques de Maleville, Chambre des Pairs, 20 janvier 1825.
Jacques de Maleville, l’homme politique et le jurisconsulte, Jean Latour, Thèse pour le doctorat en droit, Bordeaux, 1929.
Un jurisconsulte périgourdin, Jacques de Maleville, Discours prononcé par M.J. Goubier, Substitut du Procureur général, Audience Solennelle de rentrée du 2 octobre 1936, Cour d’appel de Bordeaux, Imprimerie Taffard, Bordeaux.
Le personnel de la Cour de cassation 1800-1830, Mémoire soutenu devant l’Ecole pratique des hautes études Denise Duchesne, 1976.
« Jacques de Maleville, un parcours exemplaire au sein de la magistrature », Georges de Maleville, Art et histoire en Périgord noir, n°86, Sarlat, 2001.
Jacques de Maleville et le Code civil, Conférence prononcée par Guy de Maleville, Célébration du bicentenaire du Code civil en Périgord, Palais de Justice, Périgueux, 4 décembre 2004.
Discours sur Jacques de Maleville, par Jacquy de Maleville, Congrès des notaires de France, mai 2004.
Jacques de Maleville (1741-1824), rédacteur du Code civil : délices et difficultés d’une ascension, Editions Les livres de l’Ilot, 2021, Collection Périgord Documents, n°1, sous la direction de la Société d’art et d’histoire de Sarlat et du Périgord noir (SAHSPN) – Claude Lacombe.
Principales publications de Jacques de Maleville
Réflexion sur les intérêts et les prétentions des 3 ordres, Monsieur de Maleville, Périgueux, janvier 1789.
Cahier de doléances de la ville de Domme en Périgord arrêté dans l’Assemblée du Tiers-état de la ville et communauté de Domme et Cénac en Périgord le 1er mars 1789, Bergerac, avril 1789, Robin imprimeur.
Du divorce et de la séparation de corps, Paris, Impression de Goujeon fils, an I-1801.
Analyse raisonnée de la discussion du code civil au Conseil d’état, Garnery et Laporte, 1804-1805, Paris, 4 volumes.
Défense de la Constitution par un ancien magistrat, Paris, Impression de J.G. Dentu, 1814.
Examen du divorce, 1816.
Nombreux et importants rapports, opinions, discours au Conseil des Anciens, notamment sur les fermages et la vente des bines nationaux, sur les baux postérieurs au 1er janvier 1792, sur les rentes viagères, les domaines congéables, la contrainte par corps, les successions, etc.
Sources
Archives nationales, Base Lenore.
Notes
[1] Lettres de Jacques de Maleville à son fils Pierre de Maleville, 1758-1828, 2 tomes, archives familiales, dactylographies de Georgette de Maleville.
[2] Ibid., note 1.
[3] Réflexion sur les intérêts et les prétentions des Trois ordres, Monsieur de Maleville, Périgueux, janvier 1789.
[4] Cahier de doléances de la ville de Domme en Périgord, arrêté dans l’Assemblée du Tiers-état de la ville et communauté de Domme et Cénac en Périgord le 1er mars 1789, Bergerac, avril 1789, Robin imprimeur.
[5] Jacques de Maleville (1741-1824), rédacteur du Code civil : délices et difficultés d’une ascension, Éditions Les livres de l’Ilot, 2021, Collection Périgord Documents, n°1, sous la direction de la Société d’art et d’histoire de Sarlat et du Périgord noir (SAHSPN) – Claude Lacombe.
[6] Nombreux et importants rapports, opinions, discours de Jacques Maleville au Conseil des Anciens, notamment sur les fermages et la vente des biens nationaux, sur les baux postérieurs au 1er janvier 1792, sur les rentes viagères, les domaines congéables, la contrainte par corps, les successions, etc.
[7] Opinion de Jacques Maleville sur la loi du 9 floréal et la résolution du Conseil des Cinq-Cents du 23 nivôse, concernant les biens des ascendants d’émigrés.
[8] Jacques de Maleville et le Code civil, Conférence prononcée par Guy de Maleville, Célébration du bicentenaire du Code civil en Périgord, Palais de Justice, Périgueux, 4 décembre 2004.
[9] Voir infra, note 11.
[10] « Jacques de Maleville, un parcours exemplaire au sein de la magistrature », Georges de Maleville, in Art et histoire en Périgord noir, n°86, Sarlat, 2001.
[11] Analyse raisonnée de la discussion du code civil au Conseil d’Etat, Garnery et Laporte, 1804-1805, Paris, 4 volumes.
[12] Défense de la Constitution par un ancien magistrat, Paris, Impression de J.G. Dentu, 1814.
[13] Ibid., note 1.
[14] Le Courrier français, 4 décembre 1824 : éloge funèbre par l’avocat Joseph Mérilhou.