Le premier fut facilement éliminé en l’absence de preuves historiques (aucun document fiable) et par l’incohérence médicale (symptômes d’intoxication aiguë pour un empoisonnement au long cours, donc chronique). Restait donc l’hypothèse d’un cancer gastrique.
D’emblée, plusieurs éléments paraissent incompatibles avec cette pathologie. Sur le plan clinique, la surcharge pondérale de Napoléon le jour de son décès ne s’observe pas dans ce type de cancer même à notre époque où l’on peut être soigné par des traitements performants. Outre son tour de taille, il existe surtout de nombreux arguments anatomopathologiques pour réfuter cette thèse, à partir de l’autopsie sérieuse réalisée par l’anatomiste et médecin de Napoléon, le docteur Antommarchi : absence de tumeur maligne dans l’estomac, absence de ganglions anormaux, absence d’hémorragie dans la cavité gastrique, absence de péritonite, absence d’infection dans l’abdomen, absence de métastase.
Mais alors, pourquoi trois des médecins présents à l’autopsie de Napoléon ont-ils employé le terme de « cancéreux » à propos de l’Empereur défunt ? Antommarchi évoque en effet « un ulcère cancéreux fort étendu » tandis que les médecins britanniques parlent d’ «une masse de maladie cancéreuse OU des parties squirreuses en voie de cancérisation » ou d’« un amas d’ulcérations cancéreuses OU de squirres en rapide évolution vers le cancer ».
En réalité, les chirurgiens ne pouvaient décrire les lésions de la muqueuse gastrique, dans les trois rapports fiables d’autopsie qui nous sont parvenus, en raison de leur incapacité, compte tenu de leurs connaissances, à décrire le véritable mal qui a emporté Napoléon. Devant l’inconnu, ils ont utilisé des locutions nominales, inhabituelles, avec des termes médicaux plus ou moins compatibles (différence entre cancer et squirre ?). D’ailleurs, on remarque aussi que les médecins britanniques emploient la conjonction « ou » dans leurs hypothèses, ce qui démontre leur hésitation.
Les expressions « en voie de cancérisation » ou « en rapide évolution vers le cancer » évoquent un cancer plutôt débutant (s’il existe) donc incompatible avec un décès. Seul un cancer évolué, en phase dite terminale, reste compatible avec un décès. Rappelons qu’un cancer met en moyenne dix ans pour devenir problématique ! Dans le cas d’Antommarchi, il décrit donc plutôt un ulcère qui se cancérise.
Autre constatation, aucun des trois rapports d’autopsie ne se termine par une conclusion. Toute autopsie est censée apporter aux médecins, et aux non-médecins, une idée précise, plus ou moins nuancée, de la cause du décès, comme aiment à nous le montrer tant de séries télévisées. L’absence de conclusion a laissé se diffuser la rumeur d’un cancer suggérée par Napoléon lui-même.
Si Napoléon n’est pas mort d’un cancer, ni d’un empoisonnement, de quoi est-il mort exactement ?
Pour répondre à cette question, le mieux est de revenir aux témoignages des compagnons d’exil de Napoléon qui suffisent pour conclure. À l’évidence, les non-médecins présents eux aussi lors de l’autopsie ont mieux décrit les lésions, sans a priori. Pour Bertrand, « des squirres au pylore avaient occasionné divers ulcères ». Pour Ali, il existait « beaucoup de petites cavités, qu’on aurait dit avoir été faites par des grains de petit plomb dont aurait été chargé un pistolet ». Le terme qui domine n’est pas le mot cancer mais ulcère.
Une autopsie réalisée en 1830 par Jean Cruveilhier rappelle étrangement celle de Napoléon. Il décrit l’estomac d’une vieille femme morte à la Salpêtrière, d’une maladie chronique suite à des « érosions très superficielles », des petites ulcérations de la muqueuse. La mort serait due à une exsanguination progressive par gastrorragie ou gastrite avec hémorragies répétées de l’estomac. Cette hypothèse explique toutes les observations rapportées par tous les témoins aussi bien sur le plan clinique que nécrologique.
Cliniquement, Napoléon présente tous les signes d’une anémie chronique, qui s’aggrave progressivement : pâleur (extrême, mortelle), fatigue physique puis intellectuelle, complications infectieuses, pertes de connaissance, hallucinations… Notons que le mot anémie n’a jamais été mentionné dans les écrits de l’époque ! Pourtant, il a été créé par le docteur Jean-Noël Hallé et présenté à la faculté de médecine en 1803, à l’occasion du décès d’un mineur. Son rapport d’autopsie rappelle étrangement celui de Napoléon car le mineur meurt exsangue sans hémorragie visible, d’où la création du mot anémie.
Napoléon était persuadé de mourir à cause d’un squirre, terme qu’il aurait lu, à tort, dans le rapport d’autopsie de 1785. Charles Bonaparte et Napoléon souffraient certes tous deux de l’estomac, mais le fils d’ulcère et le père d’une tumeur (et non d’un squirre !) dont la description parfaite correspond à une tumeur carcinoïde ossifiante bénigne.
Les deux hommes ont bien péri à cause de leur estomac, mais point à cause du cancer !
Alain Goldcher (mars 2025)
Alain Goldcher, lauréat de l’Académie nationale de médecine, est l’auteur de Napoléon Ier. L’ultime autopsie aux éditions SPM (2012) et de Au chevet des Bonaparte. De quoi sont-ils morts ? aux éditions Soteca (2020)