Au demeurant, l’année 2025 est celle d’un double anniversaire : Charles Garnier étant né le 6 novembre 1825, nous commémorerons aussi le bicentenaire de celui qui est devenu, grâce à l’Opéra de Paris, l’un des plus célèbres architectes français. C’est justice, car l’extraordinaire bâtiment communément appelé « Palais Garnier » fut d’emblée, et de très loin, le plus grand des théâtres, mais aussi le plus moderne, qui devait servir longtemps de modèle à travers l’Europe et le monde.
Et pourtant, au soir du 5 janvier 1875, jour de l’inauguration par le maréchal de Mac-Mahon, président de la République française, il y eut une belle fausse note : Charles Garnier avait été oublié dans la liste des invités ! Il dut se procurer une place payante pour entrer dans l’Opéra qu’il avait construit, quinze années durant, et qui lui avait valu, en 1874, d’entrer à l’Institut comme successeur de Baltard à l’Académie des beaux-arts.
Singulier événement que cette inauguration par la République, au plus fort de l’Ordre moral, du monument emblématique du Second Empire. Certains ne s’y étaient pas trompés qui, au lendemain de la guerre de 1870, avaient réclamé l’abandon du chantier du nouvel opéra et même l’installation d’une église à la place de ce « scandaleux monument d’extravagance, d’indécence et de mauvais goût » (dixit Alexandre Legentil, qui fut à l’initiative de la basilique de Montmartre). Ils ne furent pas suivis, mais Charles Garnier dut batailler pour éviter l’effacement ou la destruction de tout ce qui rappelait l’Empire. Il argumenta pour que le « pavillon de l’Empereur » (l’accès latéral par une large rampe extérieure, sur le côté gauche) ne soit pas débaptisé. « Quant aux aigles et aux quelques « N » qui ont pris place dans la décoration de l’édifice, raconta l’architecte, ils ont bien failli me jouer un mauvais tour en mettant contre moi plus d’un honorable, crispé par la vue de ces armes de la France d’alors. On s’est imaginé, racontait l’architecte, que je faisais de la propagande bonapartiste au lieu de faire de l’architecture ! »
Finalement, ne serait-il pas plus pertinent de retenir, pour véritable date de naissance de l’Opéra de Paris, celle du dévoilement de sa façade le 15 août 1867 ? L’Exposition universelle, à son apogée, accueillait des visiteurs venus de tous les horizons. Paris était la capitale mondiale du Progrès, où s’unissaient toutes les sciences et tous les arts. Le nouvel Opéra était un symbole de cette vocation, tant il réunissait au plus haut point, avec l’ensemble des beaux-arts, toutes les modernités techniques. Le chef-d’œuvre de Garnier était déjà vu comme un lieu d’exception, appelé à rassembler et à former les meilleurs musiciens, chanteurs, danseurs de toute l’Europe. En réunissant déjà sur sa façade les bustes des plus grands compositeurs (de gauche à droite : Rossini, Auber, Beethoven, Mozart, Meyerbeer, Halévy, Spontini), illustrations d’une civilisation européenne et non seulement française, ne disait-il pas l’ambition du Paris impérial ? Dans ce chantier, alors en pleine vitalité, se pressaient les plus talentueux artistes autour de Charles Garnier : « J’ai gagné la bataille comme la gagne un général, c’est-à-dire avec une armée d’officiers et de soldats, et mon armée à moi était si bien composée que tous mes soldats étaient au moins des colonels. » Le 15 août 1867, la façade du nouvel Opéra était bien l’arc de triomphe du Second Empire.
Yves Bruley, Correspondant de l’Institut (janvier 2025)