Une chronique d’Yves Bruley : La comtesse de Ségur et le professeur Michelet

Auteur(s) : BRULEY Yves
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Par une étrange coïncidence, la mort a emporté le même jour, 9 février 1874, il y a cent cinquante ans, deux auteurs célèbres que tout avait séparé avant le trépas : la comtesse de Ségur, célèbre romancière pour enfants, et l’immense historien Jules Michelet. Saisissons l’occasion qu’offre le hasard des commémorations pour évoquer ces deux « vies parallèles » et contemporaines – Michelet était né à Paris en 1798 et Sophie Rostopchine à Saint-Pétersbourg en 1799.

Une chronique d’Yves Bruley : La comtesse de Ségur et le professeur Michelet

D’un côté, la fille d’un ministre du Tsar, qui fut gouverneur de Moscou en 1812. Sophie passe ensuite de la noblesse russe à la noblesse française, d’un château russe à un château français, d’un père comte à un mari comte. De l’autre côté, Jules est fils d’un modeste imprimeur, bientôt privé d’imprimerie par l’Empire. Le jeune Michelet s’élève dans la société par son travail et son intelligence. D’abord en apprenant le latin au lycée, en étant lauréat du Concours général, en soutenant un doctorat, en étant reçu à l’agrégation, en enseignant l’histoire au collège puis à l’École normale.

Partisan des libertés, il est du côté des vainqueurs de 1830. Il devient chef de la section historique aux Archives Royales puis professeur au Collège de France. Historien aussi original qu’érudit, esprit ardent et fécond, il est élu membre de l’Institut en mars 1838. L’Académie des sciences morales et politiques le choisit pour succéder au célèbre comte Reinhard, l’ancien diplomate de Napoléon. À moins de quarante ans, l’enfant qui avait grandi « comme une herbe entre deux pavés de Paris » portera désormais l’habit vert.

En 1851, il est interdit d’enseignement au Collège de France, à cause de ses opinions politiques et religieuses. Michelet conserve sa qualité de membre de l’Institut, qui ne peut lui être enlevée : sous l’Empire autoritaire, la Coupole joue son rôle d’abri de la liberté intellectuelle. Michelet achève son Histoire de France, qui l’a occupé plus de trente ans, mais qui se vend mal en librairie. Pour gagner sa vie, étant privé d’emploi, il écrit L’Oiseau (1856), L’Insecte (1858) ou La Mer (1861), ouvrages inoffensifs sur le plan politique et édités par Hachette, le même éditeur que la comtesse de Ségur.

De son côté, Sophie a eu huit enfants d’un mari qui la trompe, et pour instruire ses petits-enfants au château des Nouettes, en Normandie, elle écrit des récits pour eux. Sous le Second Empire, la littérature de divertissement est en plein essor et la littérature enfantine en pleine croissance. En relation d’affaires avec le comte de Ségur, l’éditeur Hachette crée la « bibliothèque rose » où paraissent Les Malheurs de Sophie (1858), les Mémoires d’un âne (1860), beaucoup d’autres, jusqu’à Après la pluie le beau temps, où le jeune héros, devenu zouave pontifical, est blessé en combattant les garibaldiens. Pendant ce temps, Michelet cherche « l’âme de l’Europe » dans les peuples privés de liberté. En 1864, il fait chez lui un bal costumé où les dames sont déguisées en nations opprimées : la Pologne, la Hongrie, Venise, etc. N’y cherchons pas Sophie Rostopchine. La romancière des enfants et l’historien des esprits libres ne pouvaient se rencontrer ; leurs ambitions n’étaient certes pas du même niveau. Mais ils étaient deux visages de cette France du Second Empire. Lorsqu’il fut exclu du Collège de France, Michelet avait dit : « Ils ont supprimé ma chaire, ils n’ont pas supprimé ma leçon. » Il avait raison. Et sa leçon se relit à tout âge.

Yves Bruley (9 février 2024)

Yves Bruley, correspondant de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

Voir les articles sur la mort de la comtesse de Ségur sur le site des Commémorations nationales

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