Document commenté > Une colère diplomatique de l’Empereur en 1807. A propos d’une lettre peu connue de Napoléon.

Auteur(s) : KERAUTRET Michel
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Malgré les nombreuses publications qui sont venues s’ajouter, depuis près d’un siècle et demi, à l’édition monumentale de la Correspondance de Napoléon Ier réalisée sous le Second Empire, il reste encore, on le sait, de nombreuses lettres inédites, et il en surgit toujours de nouvelles. D’où l’intérêt majeur de la grande entreprise qui commence, sous l’égide de la Fondation Napoléon, en vue d’offrir au public, avec tous les moyens que la technique permet aujourd’hui, une édition du bicentenaire de la Correspondance, numérique et imprimée à la fois. Les nouvelles sources qui seront ainsi publiées ne manqueront pas de susciter, pour certains au moins, quelques questions d’interprétation, et il faudra parfois les éclairer, ne serait-ce que pour en vérifier l’authenticité, par des documents complémentaires. Voilà de quoi susciter la gourmandise des historiens !

Pour donner sans doute un avant-goût de ces plaisirs à venir, Thierry Lentz nous a fourni la copie d’une lettre à demi inédite de Napoléon, appartenant à la Fondation, adressée à Champagny, et datée de Rambouillet le 7 septembre 1807. Cette lettre n’était pas tout à fait inconnue, la minute conservée aux Archives nationales ayant été publiée par Lecestre (1). Mais le texte de la Fondation n’est pas exactement identique à ce dernier : il s’agit manifestement de l’expédition, c’est-à-dire de l’exemplaire remanié par les secrétaires, et reçu par le ministre. Une comparaison des deux versions ne manque pas d’intérêt pour mesurer la distance entre le matériau presque brut formé à partir de la parole impétueuse de l’Empereur, et le produit plus élaboré qui sera lu par le destinataire. On donnera donc ici les deux textes.

Version Lecestre (minute, AF IV)

Vous recevrez ci-joint une lettre de M. Daru. Répondez-lui que j’ai été indigné du fait dont il est question dans cette lettre ; que je lui ordonne de passer une note pour demander justice exemplaire des officiers qui ont commis cette insulte ; que je me refuserai à toute évacuation jusqu’à ce que les deux principaux soient fusillés ; que si le roi de Prusse veut ainsi me faire insulter, il est inutile qu’il pense venir à Berlin, parce qu’il n’y resterait pas longtemps.

De votre côté, faites appeler les deux envoyés prussiens qui sont à Paris ; faites-leur connaître toute l’indignation que je ressens de cette injure des Prussiens, dont je connais l’impertinence ; que je demande que les deux principaux soient fusillés ; que cette affaire n’est pas de peu d’importance, qu’elle m’importe plus encore que la rentrée des contributions ; que la faiblesse du Roi a déjà été cause de la guerre qui vient de finir, et que si des polissons, aussi lâches sur le champ de bataille qu’arrogants dans les coulisses, continuent à se comporter ainsi, la monarchie prussienne aura une courte destinée. Vous vous exprimerez avec la plus grande énergie ; vous ne dissimulerez pas que le pays ne serra pas évacué si je ne suis pas satisfait et que si cela tarde, je déclarerai la guerre à la Prusse.

Version de la Fondation Napoléon (expédition, inédite)

Monsieur de Champagny, vous trouverez ci-joint une lettre de M. Daru. Répondez à M. Daru que j’ai été indigné du fait dont il est question dans sa lettre ; que je lui ordonne de passer une note pour demander justice exemplaire des officiers qui ont commis cette insulte ; que jusqu’à ce que je l’aie obtenue, il n’y aura pas d’évacuation ; qu’il faut que deux des principaux auteurs de l’outrage soient fusillés ; qu’enfin si le roi de Prusse veut encore protéger ces insolents, il est inutile qu’il pense revenir à Berlin parce qu’il n’y resterait pas longtemps.

De votre côté, faites appeler les deux envoyés qui sont à Paris, faites leur connaître toute mon indignation dites-leur que je demande que les deux principaux auteurs de l’insulte soient fusillés ; que cette affaire n’est pas de peu d’importance, qu’elle m’importe plus encore que le paiement des contributions ; que la faiblesse du Roi a déjà causé la guerre qui vient de finir, mais que si des polissons, aussi lâches sur le champ de bataille qu’arrogants dans les coulisses, continuent à se comporter ainsi, la monarchie prussienne aura une courte destinée. Vous vous exprimerez avec la plus grande énergie. Vous ne dissimulerez pas que le pays ne sera pas évacué si je ne suis pas satisfait, et que si cette satisfaction tarde, je déclarerai la guerre à la Prusse.

Sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde.

Petite énigme

Le contenu de cette lettre de l’Empereur ne manque pas d’intriguer. Quel événement gravissime pouvait donc justifier une telle ire de l’Empereur contre la Prusse, pour qu’il écrive de la sorte à son ministre des Relations extérieures et envisage de recommencer la guerre deux mois après Tilsit ? Le texte de la lettre restant très allusif, il y avait une petite énigme intéressante à résoudre. On en trouve aisément le mot dans les Archives du Quai d’Orsay, qui ramènent le casus belli à ses justes proportions (2). Après le traité de paix franco-prussien de Tilsit (9 juillet), une convention avait été signée le 12 juillet à Königsberg, entre les maréchaux Berthier et Kalckreuth, précisant que le territoire prussien ne serait entièrement évacué par l’armée française que lorsque la Prusse se serait acquittée des contributions exigées. En attendant, le roi et le gouvernement resteraient à Königsberg ou à Memel, et la plupart des provinces resteraient administrées par les autorités françaises. Or, le montant des sommes demandées n’avait pas été spécifié dans la convention, ce qui laissait une marge importante à la négociation. Des commissaires devaient être désignés de part et d’autre pour traiter et décider de tous les différends à l’amiable (3). Le 22 juillet, Napoléon chargeait Daru, intendant général de la Grande Armée, et responsable de l’administration française en Prusse, de conduire cette négociation avec les délégués du roi de Prusse à Berlin (4). Il lui prescrivait de se montrer intraitable dans ses exigences financières (5), et l’on sait que la négociation et l’occupation allaient se prolonger plus d’un an.

Une histoire d’uniformes sifflés

Le marchandage avait commencé depuis quelques semaines entre le plénipotentiaires français et la commission prussienne présidée par le conseiller Sack, lorsque le 28 août, à la fin d’un des bulletins de nouvelles qu’il envoyait régulièrement à l’Empereur, Daru inséra ces quelques lignes :
« … Un événement de peu d’importance qui vient de se passer à Königsberg mérite cependant qu’on en fasse mention, parce qu’il caractérise les dispositions des officiers prussiens. On donnait au spectacle Fanchon la Vielleuse (6), où deux officiers français figurent en uniforme français. Aussitôt que les officiers prussiens virent paraître les acteurs, ils les sifflèrent jusqu’à ce qu’ils eussent quitté la scène et changé d’habit. Il paraît que la Cour s’est bornée à prendre cette étourderie pour du zèle » (7).

Telle était l’information qui suscita la fureur de l’Empereur et sa lettre du 7 septembre à Champagny. Le même jour, il écrivit d’ailleurs sur le même sujet à Berthier, major général de la Grande armée, d’avoir à « faire connaître, par courrier extraordinaire, au maréchal Soult, l’événement arrivé à Königsberg » ainsi que la satisfaction que l’Empereur en demandait. « Le maréchal Soult fera connaître à l’officier qui lui est opposé combien l’outrage dont j’ai à me plaindre est indigne et bas » (8).

Le 9 septembre, Champagny écrivait à son tour à Daru, en application des instructions de Napoléon. Il peut être amusant de citer encore ce qui constitue, en somme, la troisième version de la même lettre. Cette fois, l’élaboration stylistique tend manifestement à atténuer la violence des éructations impériales.
« S.M. l’Empereur et Roi a bien voulu me communiquer, écrit le ministre à l’intendant général, la lettre que vous lui avez écrite sous la date du 28 août. Le fait rapporté dans cette lettre et arrivé au château de Königsberg a excité l’indignation de S.M. Si les officiers prussiens qui s’en sont rendus coupables, ne l’eussent été qu’envers elle, sa grandeur d’âme lui eût fait mépriser l’injure. Mais l’armée française, mais la France ont été outragées avec autant de lâcheté que de fureur. C’est un attentat qu’il n’est pas au pouvoir de S.M. de pardonner. Elle vous charge en conséquence, Monsieur, d’adresser aux commissaires du roi de Prusse une note pour demander qu’il soit fait des auteurs de l’attentat une justice exemplaire.
La note doit présenter la conduite des officiers prussiens sous ses véritables couleurs, et l’insulte qu’ils ont osé faire comme un crime d’autant plus grand que beaucoup de guerres ont eu des causes moins légitimes et moins graves. Vous direz que les sentiments du roi sont trop connus pour que les auteurs de cet attentat puissent attendre de lui une indulgence contraire aux intérêts de ses peuples. Vous ajouterez que la réparation demandée doit précéder l’évacuation des provinces prussiennes et que cette réparation ne sera considérée comme satisfaisante qu’autant que deux des principaux coupables auront été punis, et que la grandeur de la peine égalera la grandeur de l’outrage
 » (9).

On le voit, de la dure sévérité initiale, il ne reste plus ici qu’une fermeté quelque peu grandiloquente, où il n’est plus question de fusiller qui que ce soit ni de reprendre la guerre.
Le 20 septembre, en exécution des ordres reçus, Daru adressait aux plénipotentiaires prussiens de Berlin une note reproduisant le texte de la lettre de Champagny (10).

Ces derniers avaient cependant reçu entre temps, des envoyés prussiens à Paris, l’avis de la fureur impériale, et prenant les devants, adressé à Daru une note qui se croisa ave celle de ce dernier (11). Ils donnaient de l’événement incriminé une version sensiblement différente de celle qui avait soulevé la tempête. Ayant pu s’informer auprès de « députés du magistrat de la ville de Königsberg se trouvant heureusement dans ce moment à Berlin« , ils affirmaient que rien de tel ne s’était produit à Königsberg. En revanche, un léger incident avait bien eu lieu à Memel, mais « toute l’affaire se réduisait à ceci. Une petite troupe de comédiens établie à Memel a fait paraître sur scène des militaires revêtus de l’uniforme d’un bataillon cassé par le Roi. Les officiers de ce bataillon en ont été choqués, et ont demandé que les acteurs allassent changer d’habit. Le directeur de la troupe s’est excusé en disant que ses moyens ne lui permettaient pas d’avoir d’autres uniformes, et qu’il avait été obligé de se contenter de ceux-ci, qu’il avait achetés à bon marché. Ce théâtre est d’ailleurs si petit, la troupe si mauvaise, que ni la Cour ni aucune personne de distinction ne le fréquentent. » Et Sack priait Daru de rectifier son rapport en conséquence.

Le 22 septembre, ce dernier répondit à la lettre de Champagny du 9, un peu embarrassé à présent du cours que les choses avaient pris, et soucieux de réduire la portée de l’incident à l’heure où des affaires bien plus considérables étaient en jeu. La veille en effet, il avait dû faire connaître à la délégation  prussienne « que si le 1er octobre tout ce qui est relatif aux contributions n’est pas stipulé, et les affaires définitivement arrangées, l’article de la convention du 12 juillet, qui porte que les revenus du pays seront perçus par le Roi, ne pourra être considéré que comme non avenu, attendu les dépenses considérables que l’état actuel des choses occasionne à S.M. l’Empereur et Roi » (12). Une mesure aussi brutale allait forcément susciter de vives protestations de la partie prussienne (13).

De quel uniforme s’agit-il et dans quelle ville ?

Dans sa lettre au ministre des Relations extérieurs, Daru reprit donc a son compte la version prussienne de l’incident au théâtre, et plaida les circonstances atténuantes pour les erreurs éventuelles contenues dans son rapport du 28 août, qui s’était borné à reprendre un bulletin de police. A présent, il invitait à l’apaisement, au bénéfice du doute. « Le fait est qu’un des acteurs représentant un personnage de militaire dans une pièce française a été renvoyé de la scène à cause de son habit, mais il reste à savoir si le public a improuvé cet uniforme parce qu’il était français ou prussien. Je n’ai eu l’occasion de revoir aucun Français qui se fût trouvé à cette époque à Memel ; mais il résulte des renseignements que j’ai tâché de recueillir depuis, que si le fait ne s’est pas passé précisément comme il est rapporté dans le bulletin de police, c’est du moins ainsi que plusieurs individus prussiens l’ont raconté à Berlin, de sorte que si on n’a pas eu le tort de commettre cette indécence, on a eu la sottise de s’en vanter. Votre Excellence conçoit qu’on ne peut guère recueillir sur un pareil fait des preuves qui ne laissent aucune incertitude… » (14).

Le 8 octobre, autorisé sans doute par le ministre, Daru put enfin mettre un terme à l’incident, sans battre sa coulpe pour autant devant ses interlocuteurs prussiens. Le roi de Prusse ayant demandé au maréchal Kalckreuth d’enquêter à Königsberg sur l’incident, l’intendant général fait observer en effet que les « comédiens de Königsberg » jouaient sur le théâtre de Memel. Et « si on informe à Königsberg sur un fait qui se soit passé à Memel, l’information ne pourra pas donner le résultat que l’on en attend » (15).

Du reste, Daru ne terminait cette affaire que pour en soulever deux autres. La première avait eu lieu à Königsberg le 2 septembre. « On donnait au théâtre une représentation des Deux Savoyards. Un acteur parut avec la décoration de la Légion d’honneur, ce dont un officier de hussards prussiens témoigna du mécontentement, et ce qui occasionna des murmures. Il ne paraît pas que les autorités chargées de maintenir la police aient puni l’insulte faite à un signe aussi respectable« . Quant à la seconde, c’était un duel collectif entre officiers français et prussiens. Le roi de Prusse ayant promis aussitôt des sanctions exemplaires, il semble bien qu’on s’en tint là. La suite de la correspondance de Daru n’est plus dès lors qu’une suite de chiffres et de feuilles de calculs relatifs à l’indemnité (16).

Conclusion

Mais ces différents incidents, et en particulier l’incroyable tempête dans un verre d’eau que paraît bien représenter l’épisode de Fanchon la Vielleuse, illustrent le climat de tension qui persiste entre les militaires français et prussiens après le traité humiliant que Napoléon venait d’imposer à la Prusse si fière de ses armes naguère, et trahissent plus encore peut-être le ressentiment durable de Napoléon envers cet Etat, dont il regrette déjà de ne l’avoir tout simplement rayé de la carte comme il en avait eu l’intention avant de céder aux insistances d’Alexandre de Russie. La dureté qu’il met dans la négociation financière, sa volonté manifeste de prolonger l’occupation, les desseins qu’il conserve sur la Silésie sont connus. S’agissant d’un épisode aussi mince que celui-ci la haine qui ressort de sa lettre à Champagny du 7 septembre 1807 en fournit une confirmation saisissante.

Notes

(1) Lecestre : Lettres inédites de Napoléon Ier, tome 1, Paris : 1897, p. 107
(2) Amae : Correspondance politique Prusse, volume 241. A vrai dire, cette affaire a déjà été résumée par Charles Lesage : Napoléon Ier, créancier de la Prusse (1807-1814), Paris : Hachette, 1924, p. 52-54.
(3) Article 6 de la convention. Cf. Lesage : Napoléon Ier, créancier…, p. 13
(4) Lettre de Napoléon à Daru, CN n°12.938. Cf Bernard Bergerot : Daru, Paris : Tallandier, 1991, p. 103
(5) "Mon intention est d'être inflexible sur le paiement des contributions", écrit Napoléon à Daru le 29 juillet (CN, n°12.954)
(6) Comédie-vaudeville de Bouilly et Pain, créée en 1800, mais jouée surtout avec succès en 1803, dont l'héroïne était une vieille montagnarde. Cette pièce, qui suscita diverses imitations, avait trouvé grâce aux yeux du voyageur berlinois Reichardt, plutôt critique d'ordinaire à l'égard des spectacles parisiens (A. Laquiante : Un hiver à Paris sous le Consulat, Paris : 1896, p. 295).
(7) CP Prusse, volume 241, folio 96
(8) Lecestre : tome 1, p. 108
(9) CP Prusse 241, folio 177
(10) CP Prusse 241, folio 243
(11) Note reproduite par Daru, CP Prusse 241, folio 244
(12) CP Prusse, folio 245
(13) Qui remit aussitôt des notes fort circonstanciées, reproduites dans la CP Prusse, volume 241, folios 251 à 256
(14) CP Prusse 241, folio 247
(15) Note de Daru aux plénipotentiaires (8 octobre), CP Prusse, folio311
(16) La négociation financière franco-prussienne a été fort bien étudiée par Charles Lesage, op. cit.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
443
Numéro de page :
12-15
Mois de publication :
oct.-nov.
Année de publication :
2002
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