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Sur la « trahison » de Berthier, malgré le rappel étayé des causes et circonstances de son départ par ses biographes, les napoléonistes emboîtent généralement le pas de Las Cases qui, faisant croire qu’il écrit sous la dictée de l’Empereur, s’offre dans le Mémorial le plaisir d’une longue déclamation : « Ô vous, penseurs philosophiques, peintres du cœur humain, accourez à Fontainebleau ! Venez assister à la chute du plus grand des monarques ! Venez apprendre à connaître les hommes, à vous étonner de leur impudeur, à rougir de leur mobilité ! Venez voir le haut entourage du héros malheureux […] ! Venez voir le premier d’entre eux en rang, en faveur, en confiance, celui dont le grand prince avait vainement prétendu rehausser le moral et agrandir les sentiments en le qualifiant maintes fois de son confident et son ami […] » [1].
En résumé, on reproche pêle-mêle à Berthier d’avoir « fui » Fontainebleau ou de n’avoir pas accompagné son bienfaiteur à l’île d’Elbe (ce qui, à notre connaissance, ne lui fut pas proposé), d’avoir adhéré bruyamment au gouvernement royal, d’avoir été le porte-drapeau de tous les maréchaux dans un obséquieux discours d’accueil à Louis XVIII prononcé au château de Compiègne, de l’avoir ensuite escorté lors de son entrée solennelle à Paris, sans même évoquer ici la conservation de sa charge de grand veneur ou son acceptation postérieure du commandement d’une compagnie de mousquetaires de la Maison du roi. Pour toutes ces raisons, le légendaire major général a été presque unanimement condamné. De ce jugement, il est possible de faire appel en rappelant l’enchaînement de certains faits.
Berthier avait assisté sans mot dire aux premiers jours de la tragédie de Fontainebleau. Il s’était tenu à l’écart des conciliabules de ses collègues maréchaux et avait poursuivi son travail d’organisateur. À partir du 4 avril, il avait en revanche accepté de contrecarrer tout ordre de mouvement belliqueux (Napoléon envisageait une offensive sur Paris), jusqu’à l’issue des négociations menées par Caulaincourt, Ney et Macdonald. L’Empereur disait déjà s’attendre à son départ et le confia au duc de Vicence, en termes presque méprisants… ajoutant ensuite que pourtant, il « aimait » son vieux compagnon d’armes. On doit dire ici que, contrairement à ce que la légende a parfois laissé croire, l’Empereur et ses proches collaborateurs ne furent jamais ce qu’on pourrait appeler des « amis ». Le rôle du chef n’est pas de l’être avec ses subordonnés, même si le mot (mais pas le sentiment) lui échappe parfois. Berthier le savait mieux que personne et supportait tout, par devoir. À 63 ans, il était cependant las de ses presque vingt années de campagnes et de son écrasant labeur à la tête de l’état-major général.
Comme tout le monde, il avait appris, le 11 avril, que le traité de Fontainebleau était sur le point d’être ratifié. Ce même jour, Napoléon lui remit le commandement de l’armée, ou de ce qu’il en restait. Le nouveau général en chef passait donc sous les ordres du nouveau gouvernement (puisque Napoléon avait abdiqué et signé « son » traité). Berthier se mit donc à la disposition des nouveaux maîtres, mais pas de façon vile et basse. Il glissa dans sa lettre quelques allusions qui furent très bien comprises à Paris : « L’armée, essentiellement obéissante, n’a pas délibéré ; elle a manifesté son adhésion quand son devoir le lui a permis. Fidèle à son serment, elle sera fidèle au prince que la nation française rappelle au trône de ses ancêtres » [2].
Berthier faisait ici sciemment référence à un article de la constitution de 1791, celle de la monarchie limitée : « La force publique est essentiellement obéissante ; nul corps armé ne peut délibérer » [3]. C’était déjà prendre une position politique, confirmée par le fait que c’était selon lui la nation qui rappelait Louis XVIII. Puis, ayant dit ce qu’il avait à dire, Berthier correspondit avec le général Dupont, ministre de la Guerre du gouvernement provisoire et donc son supérieur, pour lui rendre loyalement compte de toutes ses décisions. Dans le même souci de ne pas s’engager pleinement, il adressa à titre personnel une lettre d’adhésion, non pas au gouvernement, non pas au comte d’Artois, non pas à Louis XVIII, mais au président du Sénat. Elle était brève et sans fioriture : « Monsieur le Président du Sénat, j’ai l’honneur de vous envoyer mon adhésion. Je vous prie d’en faire part au Sénat » [4].
Pendant les deux jours qui suivirent, Berthier fit manœuvrer les troupes pour qu’elles prennent leurs positions sur la ligne de démarcation fixée par l’armistice signé avec les alliés. Il ordonna au quartier général de s’installer à Chartres et ne cacha pas son désir de s’y rendre. Il ne partit pourtant pas mais promit de se rendre à bref délai à Paris pour conférer avec Dupont et les chefs de la coalition. Envoyé par le tsar à Fontainebleau, le colonel Orlov en repartit avec une lettre au secrétaire d’État russe Nesselrode annonçant l’arrivée prochaine du général en chef dans la capitale. Il est impossible que Napoléon n’ait pas été informé de ces démarches, que le gouvernement provisoire s’était empressé de rendre publiques en les publiant au Moniteur. Aucun document n’indique que l’empereur ait protesté ou adressé directement des reproches à son ancien major général.
Le 13 avril, Berthier lui annonça d’ailleurs qu’il se rendait dans la capitale et serait bientôt de retour. L’Empereur s’en serait montré peiné : « [Il] m’abandonne avant que je quitte Fontainebleau », dit-il à Caulaincourt qui ajoute dans ses Mémoires : « Rien ne put lui faire admettre que la présence du prince de Neufchâtel à Paris fût nécessaire dans ce moment, qu’elle fût exigée par la position de l’armée […] »[5]. C’est finalement la plainte de l’Empereur qui a seule été entendue par la légende : Berthier est parti et n’est plus revenu. Et pourtant, il revint à Fontainebleau après avoir rempli sa mission [6].
Le prince de Neufchâtel avait acheté en 1808, à l’entrée de la ville, l’ermitage autrefois propriété de Mme de Pompadour et, non loin de là, une ancienne fabrique de porcelaine pour y placer les communs de cette résidence secondaire [7]. C’est là qu’il s’installa, retour de Paris, le 15 avril 1814. Le fait est confirmé par le registre des ordres donnés à l’armée et par sa correspondance avec Dupont. Berthier ne paraît pas avoir fait de démarches à l’égard de l’Empereur et celui-ci, dont on nous n’avons pu établir s’il sut que Berthier était à quelques kilomètres de lui, ne l’appela pas non plus. De la part du maréchal, rien n’était plus normal : il était à présent aux ordres du gouvernement du lieutenant général du royaume, le comte d’Artois. Quant à Napoléon, il se préparait au départ et n’exerçait plus aucune autorité sur l’armée, à l’exception des derniers bataillons fidèles de la Garde impériale.
Convaincu que l’Empereur devait partir le 18 avril (on le sait par une lettre explicite à Belliard) et n’ayant quasiment plus de troupes à commander, le prince de Neufchâtel quitta son ermitage le 17 au soir. S’il s’était bien rallié au gouvernement provisoire, il paraît excessif de dire qu’il avait lâchement abandonné Napoléon ou, pis, qu’il l’avait trahi.
Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (mai 2025)
Notes
[1] E. de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 12 novembre 1816.
[2] Le Moniteur, 13 avril 1814.
[3] Constitution des 3 et 4 septembre 1791, titre IV, article 12.
[4] Général Derrécagaix, Le maréchal Berthier, prince de Wagram et de Neufchâtel, rééd. éditions historiques Teissèdre, 2002, t. II, p. 579.
[5] Mémoires du général de Caulaincourt, Plon, 1933, t. III, p. 380.
[6] Dossier complet dans général Derrécagaix, Le maréchal Berthier, prince de Wagram et de Neufchâtel, t. II, p. 583. Voir aussi : J. Jourquin, « L’irremplaçable maréchal Berthier », Napoléon Ier, n° 60, mai-juillet 2011, p. 33.
[7] G. Poisson, « Demeures de maréchaux. Louis Alexandre Berthier, prince de Neufchâtel et de Wagram », Napoléon Ier, n° 39, p. 68-70.