« Autant le dire tout de suite : Le Crime de Napoléon n'est pas un livre d'histoire » a écrit au début de sa critique littéraire Jérôme Gautheret du Monde (1er décembre 2005). Alors, pourquoi en parler ? Tout simplement parce que ce livre a été présenté comme tel et qu'un grand nombre de ses conclusions ont été à peine discutées par certains médias télévisuels trop souvent réducteurs. Aussi, il n'est pas inutile de revenir sur le fond de l'ouvrage de Monsieur Ribbe. Car c'est bien à partir de « faits historiques » que l'auteur a construit son pamphlet. Cet ouvrage est aussi constitué d'importants passages concernant l'état actuel de notre société. Si notre propos n'est pas d'en discuter, pour mémoire, néanmoins, nous avons tenu à en citer un extrait significatif : « La France, parce qu'elle a vécu de l'esclavage et qu'elle ne veut pas le reconnaître, parce que le Directoire s'est prostitué à Bonaparte, est restée raciste, comme chaque descendant d'esclave peut le constater aisément en se promenant dans la rue. Au XXIe siècle, dans les prestigieux quartiers de Paris où s'alignent encore les résidences des colons de Saint-Domingue, on ne tolère les « nègres » que pour faire peur à l'entrée des magasins de luxe et les négresses que pour pousser les landaus des enfants « blancs » (page 23). Le ton est donné. Il ne nous appartient pas ici de répondre politiquement à Claude Ribbe. Certains chanteurs de Rap sont également peu amènes envers la France et ses grands personnages. L'auteur n'a pas les mêmes outrances mais à défaut de faire du Rap, nous verrons qu'en matière historique, il dérape allègrement.
Selon lui, le rétablissement de l'esclavage n'est pas le plus grave « crime » de Napoléon. Car chacun sait qu'il n'a pas été le premier ni le dernier à y recourir. De plus, personne n'a ignoré la loi de 1802 qui mit fin à l'abolition de l'esclavage dans certaines colonies. Un colloque important s'est en effet tenu à Paris en 2002 à ce propos. Non, le véritable « crime » de Napoléon consiste dans un « génocide » perpétré à grande échelle contre les noirs antillais. « Sans le précédent de Napoléon, pas de lois de Nuremberg. Hitler le sait. » (page 25) écrit l'auteur. Du coup, voilà l'Empereur des Français devenu le « monstre absolu », le responsable de tous les crimes depuis 1802 puisque désormais chacun pouvait suivre son exemple. Pour fabriquer sa thèse, Monsieur Ribbe avait besoin de cinq ingrédients principaux : une personnalité abominable, une volonté criminelle affirmée, un témoin irrécusable, un mode d'exécution horrible et enfin une ampleur criminelle hors normes. Examinons tour à tour les « recettes » employés par l'auteur pour mystifier l'histoire :
Le Retour de l’ « Ogre Corse »
Pour commettre, un crime, il faut forcément un personnage détestable. Monsieur Ribbe s'en prend tout d'abord assez longuement à la personnalité de Napoléon. Et en la matière, il n'hésite pas à reprendre tous les vieux poncifs du genre que ce soit l'inceste avec Pauline ou sa paternité présumée du premier enfant d'Hortense. Il y a aussi la pauvre Esther Vesey, « mulâtresse » de seize ans qui a subi à Sainte-Hélène le « négrophobe » pour satisfaire sa « libido saisonnière » et sa « fascination névrotique du colon impuissant pour la domination sexuelle de sa captive, à la fois convoitée et méprisée » (page 76). Quant au racisme de Napoléon envers les noirs, Ribbe l'attribue à sa « haine » envers le général Dumas (ce « colosse nègre » toujours supérieur en grade au moment de sa rencontre avec un Bonaparte « dressé sur ses ergots » et mesurant « cinq pieds deux pouces ») (page 64) et à « un secret de famille non assumé », sa lointaine descendance d'un « Francesco Buonaparte, dit au XVIéme siècle le « Maure » ou le « Maure de Sarzane » (page 62). Tout cela n'est guère sérieux et pourrait même prêter à sourire si le propos ne se voulait pas si grave. En tout cas, un pamphlétaire anti-bonapartiste du XIXe siècle n'aurait pas pu faire mieux ! Il ne manque plus que l' « Ogre corse » à son propos…
Les instructions à Leclerc
Pour que le crime soit constitué, il faut une volonté sans équivoque. Lorsque Leclerc, le beau-frère de Napoléon, part pour reprendre le contrôle de l'île de Saint-Domingue dirigée par le général noir Toussaint-Louverture, il reçoit d'après Ribbe une instruction « verbale » d' « exterminer les citoyens « noirs » (page 110). Seulement verbale, car l'auteur est bien en peine de trouver une preuve écrite à ses dires car il n'en existe pas. Les instructions secrètes reçues par le mari de Pauline Bonaparte contenaient tout au plus des ordres de déportation en Guyane pour ceux qui s' « étaient mal comportés ». C'était assurément peu suffisant pour en faire l'un des pères du nazisme. Aussi, Ribbe trouve une parade bien commode : « Napoléon a toujours pensé à sa légende. Jamais d'écrit pour ordonner l'inavouable » (page 99). L'auteur méconnaît profondément l'histoire du Premier Empire. Quand Napoléon veut réprimer une révolte, il ne se prive pas de l'ordonner par écrit et sans détours. Sa correspondance publiée récemment par la Fondation Napoléon en fournit plusieurs exemples pour l'Italie ou l'Espagne. Aussi, il est très étonnant que pour un « négrophobe » de son acabit, il ait voulu dissimuler son « crime ». Cela ne résiste pas à l'analyse des faits. S'il y avait eu des instructions très sévères envers les noirs, Leclerc en aurait reçu l'ordre formel. Plus loin dans son livre, Ribbe écrit encore : « Dans sa dernière lettre datée du 7 octobre 1802, Leclerc répète de manière incantatoire les instructions négrophobes qui lui ont été données aux Tuileries : « Il faut détruire tous les nègres de la Montagne, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans […..] » Voilà, nous y sommes ! La volonté de génocide semble patente. Sauf que… Ribbe a « omis » de citer la phrase qui précédait ce texte et qui invalide totalement sa thèse : « Voici mon opinion sur ce pays » écrivait Leclerc à la veille de succomber à la fièvre jaune.
Le Chevalier de Fréminville
Pour décrire l'horreur, il fallait un témoin : ce sera essentiellement le Chevalier de Fréminville, officier de marine présent à Saint-Domingue. Les extraits choisis décrivent les horreurs perpétrés par le général Rochambeau, successeur du général Leclerc. Les noyades en série de noirs remplirent évidemment de dégoût le jeune officier. Selon Ribbe, cette situation est bien entendu le fait des ordres « implicites » de Bonaparte. Sauf que.. Frémiville avait donné sa propre version des faits : « D'un côté comme de l'autre, pas de quartier ! Rochambeau rivalisa de barbarie, avec les généraux noirs. Ces derniers faisaient scier, entre deux planches les Blancs qui tombaient entre leurs mains. Ils leur arrachaient les yeux avec un tire-bourre, et les brûlèrent tout vifs. Les Blancs, eux autres, noyaient impitoyablement les noirs » . Bien entendu, ce passage a été « oublié » dans l'ouvrage qui nous occupe. Cette atroce escalade nourrie par des militaires sanguinaires, Rochambeau côté français et Dessalines côté haïtien, ne pouvait en effet convenir à la thèse centrale de l'ouvrage de Ribbe. De toute façon, pour lui, les exactions commises par les insurgés ne l'ont été qu'en « état de légitime défense » (page 194)… Mais là, pas de citation à ce propos.
Les chambres à gaz
Pour que le « crime » soit horrible, il fallait que son « génocide » ressemble à celui perpétré par les nazis. Aussi, quoi de mieux que les chambres à gaz ? Ribbe affirme que ce fut un mode courant d'exécution des rebelles mais aussi des civils noirs tombant aux mains des français. Il se base pour cela sur les affirmations de trois historiens du XIXe siècle (dont deux Haïtiens), Thomas Madiou, Antoine Métral et Juste Chancelatte et sur celle de Victor Schoelcher, ardent adversaire de Napoléon III, dans sa biographie de Toussaint Louverture. Si les mémoires du temps évoquent bien des mises à mort cruelles, ce mode d'exécution n'y figure pas. Certes l'absence de preuves n'est pas une preuve de l'absence des « chambres à gaz ». Cette « guerre de couleurs » comme l'appela Fréminville n'épargna aucune horreur à l'un ou l'autre camp. Mais par contre, que cette possibilité de crime ait inspiré le régime nazi, c'est impossible. Les livres de Thomas Madiou et d'Antoine Métral n'ont été publiés qu'à Haïti (respectivement en 1848 et 1825) et jamais traduits en d'autres langues. Quant au livre de Victor Schoelcher qui a aboli avec sa loi l'esclavage en France, il est peu vraisemblable qu'il ait figuré dans les bibliothèques des dirigeants nazis… De toute façon, Hitler en cette matière n'avait pas à chercher bien loin, la Première Guerre mondiale qu'il avait connue n'avait pas été avare avec ce mode d'extermination.
Une comptabilité macabre
Pour que le « crime » soit impressionnant, il faut un nombre de victimes considérable au moins de l'ordre du million. Aussi, Ribbe termine son ouvrage de la manière suivante : « A cause de lui, au moins deux cent mille Africains seront déportés dans les colonies françaises et un million d'autres perdront la vie à l'occasion de ces opérations de déportation si l'on retient de cinq Africains morts pour un esclave débarqué aux Antilles » (page 195). Bigre ! Sauf que… sous l'Empire, la traite n'a concerné que 20 000 noirs Africains (contre plus d'un million au XVIIIe siècle) et que le taux de mortalité à bord des bateaux négriers était de 10 % environ. Donc il n'y eut pas un million de morts mais deux mille à cause de la traite négrière. Ce chiffre était bien entendu bien trop « maigre » pour conclure ce « Crime de Napoléon ».
Sans ces cinq éléments, le « crime » de Napoléon s'effondre. Monsieur Ribbe avait cependant bien réussi son « casting » car ce nom est toujours capable de susciter les passions avec presque les mêmes outrances qu'il y a 200 ans. Encore un sujet de plus pour les (vrais) historiens de Napoléon !