Vivre de l’épée sous Napoléon : une histoire des maîtres d’armes de la Grande Armée

Auteur(s) : CHOUINARD Maxime
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L’escrime est un art martial qui a connu de nombreux bouleversements en France. Son association avec la culture du duel lui a toujours valu une réputation pour le moins mitigée, poussant les autorités à parfois la réprimer. Tour à tour encensés ou méprisés pendant le Moyen âge, les maîtres en faist d’armes réussissent néanmoins à hisser l’école française au sommet de l’escrime européenne à la fin du XVIIe siècle, leur style et leur savoir-faire s’exportent partout sur le continent et même au-delà. Le Premier et même le Second Empire français ont joué une part importante dans l’établissement de l’école française, de l’Amérique au Japon.

Aujourd’hui dans sa forme olympique, voire électrique, l’escrime a beaucoup changé, mais nombre de ses aspects ne seraient pas étrangers aux maîtres d’armes ayant servi dans la Grande Armée. Cet article se propose d’examiner la pratique de l’escrime dans l’armée de Napoléon, de son influence sur la pratique du duel chez les militaires, comment la Grande Armée a contribué à étendre la portée de l’escrime française bien en dehors de l’Hexagone, et comment ce processus s’est poursuivi sous le Second Empire.

Vivre de l’épée sous Napoléon : une histoire des maîtres d’armes de la Grande Armée
Une journée de garnison
vaudeville de Jean-Toussaint Merle et Maurice Ourry
Costumes de Cazot (Bataille) et Brunet (Moutonnet), Martinet (Paris),1812
© Gallica/BnF

L’Ancien Régime et la Corporation

Pour bien comprendre l’escrime pratiquée par les hommes de la Grande Armée, il faut d’abord décortiquer ce qui se pratiquait avant, car plusieurs éléments de l’Ancien Régime continuent d’être suivis après la Révolution. Sous l’Ancien Régime, l’escrime est surtout gérée par la corporation des maîtres en faist d’armes basée à Paris. Cette corporation voit à la certification des provost et des maîtres de salles, mais aussi à la répression de ceux qu’on appelle les « ferrailleurs », ces maîtres non reconnus et, par ce fait, opérant dans l’illégalité. La corporation demande alors à tout maître souhaitant enseigner de se soumettre à un examen comprenant des assauts et démonstrations d’habileté avec l’épée, l’épée et le poignard, le sabre, mais aussi la hallebarde et le bâton à deux bouts [1].

L’enseignement de ces armes pour le moins inusitées dans la France du XVIIIe siècle est une affaire de tradition, mais probablement aussi une manière de bloquer la route aux maîtres étrangers souhaitant enseigner dans le royaume. En effet, la plupart des maîtres italiens ne pratiquent plus ces armes et se voient donc désavantagés. Cela n’empêche pas ces maîtres d’enseigner par d’autres moyens, soit par permission royale ou bien au travers des différents académies qui opèrent quelque peu en dehors du système de la corporation. Son influence est également limitée dans les colonies, telle la Nouvelle-France, où certains maîtres d’armes éliront domicile [2].

Avec la Révolution, les différentes guildes et corporations voient leurs privilèges abolis, et celle des maîtres d’armes ne fait pas exception. On voit alors apparaître des structures plus décentralisées. L’apprentissage continuant de suivre une certaine structure plutôt uniforme, mais basée plutôt sur la réputation du maître que sur le contrôle d’une guilde. Des structures se forment quand même, notamment dans l’armée comme on le verra plus loin. On voit apparaître des brevets, parfois richement décorés, certifiant un maître ou un prévôt. Ces brevets sont donnés parfois sous le titre très général “d’escrime”, mais plus couramment ils commencent à être décernés pour des spécialisation particulières telle la pointe, l’espadon, la contre-pointe, la canne ou le bâton. En effet, pendant le XVIIIe siècle, l’escrime française continue à se développer.

Si au début du XVIIIe s. on ne compte que la pointe et l’espadon, un autre style, ou « arme » commence à faire son apparition vers le milieu du siècle : la contre-pointe, qui rassemble les techniques de l’espadon principalement un style orienté vers la coupe, et la pointe, un style n’enseignant que les techniques d’estocs issues de la pratique du fleuret.

L’espadon ne nous est malheureusement que très peu décrit par les divers traités et manuels d’escrime français. Martin, Girard et Angelo ne présentent l’espadonneur que comme un ennemi à affronter, mais leurs conseils sont parfois suffisants pour nous éclairer sur la nature de cette escrime pour le moins variée. Si la pointe est somme toute assez fixe à cette époque, il en est tout autre chose de l’espadon où l’on pratique soit des styles anachroniques rappelant celle des maitres de la fin du XVIe siècle, ou bien des versions très proches de ce qui se pratiquera tout le long du XIXe.

Un fait demeure cependant. Le maître en faist d’armes du XVIIIe siècle préfère beaucoup plus discuter de l’escrime de la pointe, escrime qui fait sa renommée à travers toute l’Europe. Le sabre ou la forte épée sont pourtant maniés par les militaires, mais ces derniers ne bénéficient pas encore du cachet qu’ils obtiendront sous l’Empire. L’entièreté des manuels publiés à cette époque traite donc de la pointe.

La pointe : fierté française

La plus populaire et connue des armes de l’école française est sans nulle doute la pointe. Cette escrime s’est développée principalement après les développements de l’escrime italienne tels que décrits par des maîtres comme le vénitien Giganti ou le padouan Fabris. À l’époque de Giganti, la rapière est l’épée de choix. Cette arme est alors relativement longue et lourde, du moins en comparaison des épées qui viendront la remplacer. Le style d’escrime développé par ces maîtres italiens jette des bases théoriques qui feront école pour les siècles suivants.

L’escrimeur s’efface désormais derrière son épée en se positionnant en biais devant l’adversaire. Son poids est porté sur la jambe arrière et sa technique offensive repose d’abord et avant tout sur un concept qui n’est pas exactement nouveau, mais qui n’a du moins jamais été aussi développé : la fente. On propose aussi un tout nouveau système de nomenclature des gardes basé sur l’alignement de la main. C’est le début des gardes de prime, seconde, tierce et quarte auxquelles viendront s’en ajouter plusieurs autres.

L’escrime italienne et espagnole sont alors à leur apogée. Les traités d’escrime rivalisent de complexité pour expliquer leurs actions, proposant des diagrammes géométriques et des concepts philosophiques et physiques pour faire sens de leurs mouvements. Mais l’escrime française commence lentement à s’affirmer, en même temps que l’apparition d’un nouveau type d’épée : l’épée de cour. Cette épée est une version plus courte, plus fine et à la garde plus minimaliste que la rapière. Plus facile à porter, elle gagnera en popularité à la cour. Elle sera adoptée par les soldats, et continuera d’être portée sur le champ de bataille par la plupart des officiers d’infanterie de l’Empire.

Le maître d’armes français apporte deux innovations matérielles à la pratique de l’escrime : le fleuret et le plastron. Le fleuret est désormais une abstraction de l’épée qui permet une pratique plus énergique et sécuritaire, une invention qui sera décriée par certains maîtres qui craignent alors que l’on néglige le développement du courage, créant des escrimeurs qui s’enfuiront à la première vue d’une lame acérée. Le plastron, qui deviendra un symbole du maître d’armes, permet à ce dernier de donner la leçon en développant totalement l’estoc sur une cible mouvante et réaliste. L’escrime de pointe s’intéresse désormais à une cible en particulier : le cœur, une des seules cibles permettant de mettre fin au combat de manière rapide. Des chirurgiens de l’époque comme Ravaton nous le rappellent de manière macabre en nous disant que les coups d’épée qui intéressent le cœur ne sont tout simplement jamais amenés à l’attention du chirurgien [3].

Le développement de la pointe engendre un nombre impressionnant de traités et manuels à son sujet. Les maîtres français avaient étés relativement muets au sujet de l’escrime, laissant le sujet au maîtres allemands et italiens ; cela change avec le développement de l’escrime de pointe qui représente la presque entièreté du corpus français au XVIIIe siècle.

Cette production est cependant freinée avec l’avènement de la Révolution. Très peu de traités seront publiés jusqu’à la Restauration, peut-être parce que les maîtres sont employés à la guerre et que peu d’entre eux ont le temps nécessaire à l’écriture. Une rare exception est Saint-Martin qui publie un traité en 1800 (cf. infra). C’est surtout après l’Empire que la publication de manuels reprendra.

Parmi ces maîtres, on compte Louis Justin Lafaugère, maître d’armes au 25e régiment de chasseurs à cheval qui publia son Traité de l’art de faire des armes en 1820 [4], le chevalier Châtelain, lieutenant-colonel de cavalerie en 1817 [5] ainsi que La Boëssière, fils du célèbre créateur du masque d’escrime en 1818 [6].

L’espadon : mais qu’est-ce?

Probablement un des plus grands mystères de l’escrime française moderne est celui de l’espadon. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire publié au XIXe siècle pour voir rapidement à quel point le mot lui-même est source de confusion : à la fois nom archaïque de l’épée à deux mains de la Renaissance, mot populaire référant à une épée ou sabre à la large lame, et finalement terme propre aux escrimeurs.

Le grand problème de l’espadon est son absence dans les différents manuels ainsi que la confusion qui semble régner concernant sa nature. On nous le présente pour la première fois dans les traités de Martin en 1737 [7] et de Girard en 1740 [8]. Les deux maîtres nous présentent l’espadon non pas comme méthode à pratiquer mais à affronter, en nous décrivant quelques techniques et comment les vaincre avec la pointe. Si on en croit ces traités, plusieurs écoles d’espadon semblent alors exister, certains rappelant encore les écoles italiennes du XVIe siècle et d’autres se rapprochant davantage des styles militaires du siècle suivant. Juan Nicolas Perenat (cf. infra, sur la contrepointe) et Saint-Martin sont les seuls auteurs de manuels présentant une technique complète.[9]

Saint-Martin fut un élève du célèbre maitre Danet. Peu de choses sont connues de cet auteur autre que ce qu’il nous a laissé dans son manuel qui traite de pointe, d’espadon à pied et à cheval ainsi que de combat au sabre d’abordage. Il publie ce manuel à partir de Vienne en 1804. Est-il un exilé français de la Révolution, ou bien simplement un maître d’armes ayant trouvé réussite en Autriche ? Quoi qu’il en soit, la méthode d’espadon présentée par Saint-Martin semble être sa création, puisque de son propre aveu il ne l’aurait jamais apprise de Danet. Sa méthode est cependant relativement semblable à ce qui se fait ailleurs à l’époque et s’accorde sur probablement le seul point commun sur lequel la plupart des auteurs se rejoignent, soit que l’espadon est une méthode d’escrime qui se concentre sur le tranchant avec peu ou pas du tout de pointe.

Il est établi, grâce à certaines sources telles qu’Alexandre Müller, que l’espadon est, après la Révolution, en perte de vitesse. Müller dramatise extrêmement ce état, nous disant que cette école fut anéantie, ses élèves « moissonnés » par les guerres de la Révolution et de l’Empire [10]. Pourtant, le style semble encore enseigné pendant l’Empire et même bien longtemps après. On trouve encore quelques maîtres jusque dans les années 1830, mais il semble alors totalement disparaître au profit de son petit-frère, la contre-pointe.

La contrepointe : entre deux mondes

À la jonction de l’espadon et de la pointe se trouve la contre-pointe. Le terme est rencontré pour la première fois dans un traité d’escrime espagnole publié par Juan Nicolas Perenat, maître d’armes de l’académie navale de Cadiz, en 1758 [11]. Sa méthode brise nettement avec l’approche espagnole et est probablement inspirée de ce qui se fait en France, vision qui guide les réformes navales espagnoles. Il nous présente alors une section sur le sabre et sur la contrapunta qui semble référer à la manière de vaincre un épéiste alors qu’on est armé d’un sabre. Domenico Angelo nous donne sa propre – et première – définition en 1763 dans L’école des armes. Il nous révèle que certains espadonneurs mêlent leur jeu de coups de pointe, ce qui est appelé « faire la contrepointe » [12].

Le style est enseigné en France comme en témoigne quelques annonces publiées par des maîtres d’armes et les divers brevets de contrepointe. Cependant, peu d’auteurs publient sur le sujet, et il faut se retourner vers l’étranger pour en connaître plus sur cette pratique. Alexandre Valville (cf. infra) est le premier maître à publier sur ce sujet en 1817 à Saint-Pétersbourg. Il présente dans son traité quelques gardes et jeux d’espadon, mais se concentre d’abord sur la méthode de contrepointe.

La contrepointe marie les éléments de la pointe aux jeux d’espadons : comme à la pointe, on tente de limiter au maximum les mouvements du bras pour garantir sa couverture par l’arme. Ainsi, les coupes sont-elles données majoritairement par des mouvements du poignet pour éviter de dévoiler un avant-bras qui pourrait être intercepté par l’adversaire, ou de créer une ouverture vers le corps pouvant être exploitée par un pointeur. On utilise aussi des parades plus serrées qu’à l’espadon, et on y utilise la fente ainsi qu’une position effacée commune avec la pointe, ce qui n’était apparemment pas toujours le cas avec l’espadon.

La baïonnette : l’autre escrime de pointe

La période napoléonienne verra aussi la naissance d’un tout nouveau type d’escrime, soit celle à la baïonnette. Le fruit du travail de Joseph Pinette et de son père, un maître d’armes franco-belge servant dans une compagnie de carabiniers d’infanterie sous les ordres du Général Junot. C’est pendant la campagne d’Égypte qu’ils mettront au point cette escrime en affrontant des cavaliers mamelouks. Combattant en Espagne, au Portugal et même à Waterloo, Pinette enseignera sa méthode à ses camarades [13]. Sa renommée fut elle qu’à la fin de la guerre son enseignement fut recherché par d’autres escrimeurs, notamment le prussien Von Selmnitz qui publia le premier manuel sur l’escrime à la baïonnette, basé sur les enseignements de Pinette [14].
Cette méthode viendra à être adoptée par l’armée, et enseignée jusqu’à la première guerre. Où la fin de son utilité pratique fut finalement constatée.

L’escrime à cheval : une autre langue

Les armes ne se pratiquaient pas qu’à pied, bien sûr. L’escrime à cheval connait à l’époque de l’Empire une certaine heure de gloire, mais son enseignement reste encore une fois plutôt optionnel. Le premier manuel publié à son sujet sera celui d’Alexandre Müller, natif de Westphalie et officier de carrière dans la Grande Armée [15]. Il fit du service notamment pendant la campagne de Russie où il fut nommé capitaine. À la restauration, il s’appliqua à terminer l’écriture d’un imposant traité sur l’escrime à cheval dans la cavalerie légère publié en 1816 et qui l’amena à enseigner à Saumur. Ce manuel, richement illustré, est demeuré une référence pendant plusieurs décennies, étant réédité à de multiples reprises.
À travers ce volume, Müller nous démontre les particularités de l’escrime à cheval, un type d’escrime totalement différent de l’escrime à pied. Comme N.J. Didiez l’explique :

Lorsqu’on examinera mûrement la question, on trouvera, je pense, que ces rapports ne sont autres que ceux que nous pouvons concevoir entre deux langues différentes; on peut y rencontrer çà et là quelques mots ayant des rapports de ressemblance par une étymologie commune, mais en général la forme constitutive des mots, leur valeur, les tours de phrases seront très différentes.[16]

La méthode Müller semble être très représentative de son époque, car en 1827, l’auteur intente une poursuite pour plagiat contre le général de Durfot. Bien que ce dernier ait servi sous le drapeau anglais, il semble que les deux auteurs se soient simplement rejoints sur plusieurs points et la poursuite est donc rejetée.

Le maître d’armes : une figure de controverse

Mais quelle est la place du maître d’armes dans la Grande Armée ? Pour bien comprendre le contexte de l’enseignement de l’escrime dans l’armée de Napoléon, il faut encore une fois revenir en arrière. Bien qu’il serait aisé de voir cette escrime sous un prisme moderne, il faut mettre de côté les images hollywoodiennes de soldats instruits au maniement de l’épée sous les commandements d’un officier vociférant des commandements. En effet, l’escrime est d’abord et avant tout une activité individuelle. Le maître ou le prévôt de régiment enseignera des leçons particulières à un ou une poignée d’élèves à la fois et ce, la plupart du temps, contre un paiement. À moins que l’officier commandant ne décide de payer des leçons à tous, cet apprentissage sera laissé à la discrétion du soldat.

La position du maître d’armes lui permet d’abord d’obtenir un salaire supplémentaire en offrant ses leçons aux officiers et aux soldats. L’arme blanche est alors portée bien sûr par les cavaliers, les officiers et sous-officiers, les grenadiers, musiciens, artilleurs, maîtres d’armes, soldats de l’infanterie légère ainsi que par certains corps d’élite. Bien que le fusilier ne soit plus équipé que de son fusil et de sa baïonnette, il représente lui aussi un client potentiel du maître d’armes. En effet, l’attrait de l’escrime ne se retrouve pas uniquement que sur le champ de bataille. Les combats au corps à corps sont, depuis le XVIIe siècle et la popularisation de l’arme à feu, devenus de plus en plus rares. Il arrive bien que des combats de baïonnette aient lieu, et que des officiers ou soldats aient à défendre leur vie avec leur sabre ou leur épée, mais au-delà de cette considération non moins importante pour certains soldats ce qui semble être peut-être encore plus courant est le duel.

On trouvera dans certains mémoires de soldats des duels pour le moins originaux. Comme mentionnée plus haut, même privés de leurs épées, les fusiliers se débrouillent autrement pour régler leurs disputes. Le soldat et futur général Jean Antoine Rossignol est ainsi à deux reprises forcé de se battre en duel à la baïonnette tenue non pas au canon, mais à la main[17]. Rossignol étant lui-même prévôt, puis plus tard maîtres d’armes, il nous apprend quelques éléments intéressants sur la culture des maîtres de régiments.

Rossignol, n’ayant pas les moyens de payer un maître d’armes, débute son apprentissage auprès d’un camarade de son régiment en utilisant des « baguettes », soit des bâtons de bois servant à l’apprentissage de l’espadon. Après cet apprentissage de quatre mois, Rossignol commence à se battre régulièrement en duel et à enseigner les armes à son tour. Il prend des leçons à l’Académie de Paris où il commence à enseigner pendant trois ans.

Rossignol nous dévoile quelque peu l’organisation des maîtres de régiment. Les différentes compagnies à l’intérieur d’un régiment tels que les chasseurs ou les grenadiers, ont chacun leurs maîtres dédiés représentés par leur premier maître d’armes. Rossignol nous parle aussi des réceptions et des assauts donnés par les maîtres et les élèves lorsqu’un maître d’un autre régiment était de passage. On y voit comment toute une culture se développe donc autour de l’enseignement de l’escrime chez les militaires, avec ses rituels et sa hiérarchie. L’expérience de Rossignol remonte certes aux premiers temps de la Révolution, avant sa participation à la prise de la Bastille, mais on peut croire que l’apprentissage des armes n’aient pas changé de manière fondamentale entre cette époque et la fin de l’Empire.

On pourrait croire les maîtres d’alors comme des personnages plutôt bien estimés de la société et des soldats en général, pourtant certains écrits nous laissent penser que leur réputation était en fait plutôt mitigée. Le maître d’armes est fortement associé à la culture du duel, que la société française essaie tant bien que mal de réprimer depuis le XVIe siècle avec peu de résultats. On le voit bien dans les mémoires de Rossignol qui se bat à de très nombreuses reprises en duel. On remarque aussi dans quelques mémoires que le duel est une étape initiatique du soldat, et qu’il est donc beaucoup plus toléré dans cet environnement qu’il ne le serait dans la société en général. Pour prouver sa bravoure à ses camarades, on s’arrange pour le pousser à se battre, parfois avec la complicité du maître. On en vient à soupçonner les maîtres d’armes d’alimenter cette culture du duel à leurs fins. Cette opinion est présentée sans aucune subtilité par Jean-Toussaint Merle et Maurice Ourry dans leur vaudeville de 1812 Une journée de garnison.

Dans cette pièce en un acte, basée possiblement sur le service militaire effectué par Merle, la recrue Moutonnet est dès son arrivée pris en charge par le maître d’armes Bataille qui, réalisant qu’il peut se faire un peu d’argent grâce à la grande crédulité de Moutonnet, lui enseigne les rudiments de l’espadon. Les auteurs en profitent au passage pour se moquer quelque peu du vocabulaire déroutant de l’escrime lorsque Bataille demande à Moutonnet ce qu’il aimerait apprendre :

Bataille : Il faut savoir d’abord quelle arme vous choisissez.
Moutonnet : Quelle arme?
Bataille : Oui, si c’est la pointe ou l’espadon, l’épée ou le briquet.
Moutonnet : Le briquet?..
Bataille : Oui, le sabre.[18]

Aussitôt ce court apprentissage terminé, Bataille s’efforce de provoquer un duel entre Moutonnet et un autre soldat nommé Lavalleur. Bataille va jusqu’à dicter les répliques de Moutonnet, le manipulant comme une marionnette. Le duel est interrompu par l’arrivée d’ennemis anonymes, Moutonnet et Lavalleur oubliant leur querelle dans un élan de patriotisme pour aller ensemble les affronter. Il est difficile de ne pas y voir une certaine promotion de l’unité nationale pendant que la désastreuse campagne de Russie et l’annoncement des troubles à venir, ainsi qu’une certaine dénonciation du duel en faveur d’un affrontement de nations.

Cette pièce cadre parfaitement avec certains témoignages laissés par différents soldats, notamment le célèbre capitaine Coignet. Dans ses mémoires, Coignet nous parle lui aussi de son apprentissage de l’escrime auprès des maîtres de son régiment, le 96e de ligne, qui le poussent à quatre heures d’exercice par jour suivi de deux heures de salles d’armes, et ce pendant trois mois. Coignet se retrouve très vite dans un duel qu’il nous décrit ainsi :

Je devins très fort dans les armes; j’étais souple, j’avais deux bons maîtres d’armes qui me poussèrent. Ils m’avaient tâté et ils avaient senti ma ceinture; ils me faisaient la cour. Je leur payais la goutte (il fallait cela à ces deux ivrognes). Je n’eus pas lieu de m’en plaindre, car, au bout de deux mois, ils me mirent une forte épreuve; ils me firent chercher une querelle, et je puis dire sans sujet : « Allons! me dit ce crâne, prends ton sabre! Et que je te tire une petite goutte de sang! – Eh bien! Voyons, monsieur le faquin. – Prends un témoin. – Je n’en ai pas. » Et mon vieux maître, qui était du complot, me dit : « Veux-tu que je sois ton témoin? – Je le veux bien, mon père Palbrois. – En route! Dit-il, pas tant de raisons! »
Et nous voilà partis tous les quatre : nous ne fûmes pas loin dans le jardin du Luxembourg, il s’y trouvait de vieilles masures, et ils me mènent entre de vieux murs. Là, habit bas, je me mets en garde. « Eh bien! Attaque le premier dis-je. – Non, me dit-il. Eh bien! En garde! »
Je fonce sur lui; je ne lui donnais pas le temps de se reconnaître. Voilà mon maître qui se met en travers, le sabre à la main. Je le repoussais, disant : « Ôtez-vous, que je le tue! – Allons! C’est fini, embrassez-vous! »
Et nous allons boire une bouteille. Je disais : « Et cette goutte de sang, il n’en veut donc plus? » – C’est pour rire, me dit mon maitre.
Je fus reconnu comme un bon grenadier. Je vis où ils voulaient en venir, c’était une épreuve pour me faire payer l’écot. [19]

C’est probablement ici la meilleure description du duel en tant que test de la jeune recrue. Cette institution est tellement ancrée que l’armée tolèrera encore le duel pendant la majeure partie du XIXe siècle, allant même à tenter de la réglementer. Après avoir blessé gravement un autre soldat en duel, Rossignol est menacé d’emprisonnement par son sergent-major. Pris de peur, Rossignol avoue et admet qu’il ne voulait pas avoir l’air d’un lâche. Cet argument semble suffisant pour le sergent-major le relâche sur le champ, avec le sourire.[20]

Pendant les guerres de l’Empire, de nombreux maîtres et prévôts d’escrime seront faits prisonniers par l’ennemi. On retrouve ainsi non seulement des témoignages d’entraînements faits sur les pontons, mais aussi des brevets de maîtres délivrés dans des camps de prisonniers tels que la prison de Norman Cross en Angleterre. Il semblerait que ces brevets, richement décorés, commencent à apparaître pendant l’Empire. Le modèle semble être assez régulier. Le brevet illustrant deux escrimeurs faisant un assaut devant des maîtres militaires. Le brevet énumère le nom et l’appartenance du candidat, et invite les soussignés à lui porter assistance au besoin. Le grand nombre de signataires sur ces brevets, souvent au nombre de trente, nous démontre la très nombreuse population de maîtres militaires dans les régiments. Ils dénotent le passage d’un escrimeur au titre de prévôt ou de maître, parfois simplement en « escrime » mais le plus souvent pour des matières plus spécifiques tel que la pointe, l’espadon ou la contre pointe mais aussi sur des armes plus particulières telles que le bâton, le fléau ou la canne.

En effet, même si les armes décrites plus haut sont vraiment les pierres d’assises de l’escrime, d’autres sont aussi pratiquées. Le marin de la garde impériale Henri Ducor nous raconte comment l’escrime faisait alors partie des divertissements à bord des pontons espagnols sur lequel il fut enfermé de 1808 à 1811, et dans les camps de prisonniers de Russie de 1812 à 1814. À la fin de la guerre, Ducor nous raconte que plusieurs soldats ouvrirent « des salles d’armes, où l’on démontrait tous les genres d’escrime, la pointe, la contre-pointe, l’espadon, le bâton, la canne, et le fléau. C’était surtout dans ces trois dernières sortes d’exercices que les matelots se signalaient [21] ».

Plusieurs soldats se mirent donc, à la fin de leur service, à enseigner les armes. On compte bien sûr Lafaugère, mais aussi Pons l’Aîné, Larribeau rescapé de Trafalgar et de la Méduse[22], ou Michel. Outre ces personnages illustres, on imagine aussi plusieurs centaines de maitres au parcours plus humble, tel cet éperonnier de la région du Mans en 1816 :

Lonchamps, éperonnier, fait toute espèce de brides et d’éperons. Il enseigne aussi à faire des armes, la contre-pointe et l’espadon, avec principe et précision. Ses leçons commencent à 6 heures du matin jusqu’à neuf, et depuis 5 heures jusqu’à 8 heures du soir. Sa demeure est rue Dorée n.22.[23]

L’escrime comme produit d’export

Les guerres napoléoniennes ne contribuent pas uniquement au développement de l’escrime en France. Comme dans d’autres domaines, l’Empire étend une influence française en Europe et même au-delà. Ainsi, nous pouvons conter plusieurs maitres français enseignant l’escrime à l’étranger. Nous avons déjà nommé Saint-Martin, enseignant à la cour d’Autriche, Valville [24], instructeur général à la garde impériale russe qui laissera une trace très marquée sur l’escrime de ce pays jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Certains soldats étrangers de la Grande Armée, de retour dans leur pays d’origine, contribueront eu aussi à répandre l’escrime française. Parmi eux on compte Christmann, un vétéran de la garde impériale et natif de Mainz dont la méthode s’exportera non seulement en Allemagne mais également en Grèce [25]. Ou bien Bertolini qui publie un recueil sur la contrepointe à Trieste [26]. Même en Amérique, où certains soldats exilés tels que F.P. Girard enseigneront à Boston et Montréal [27], ou bien même à la prestigieuse académie militaire de West Point aux États-Unis où le premier maître d’armes, Pierre Thomas, y enseignera l’espadon, la pointe et la contrepointe [28]. L’influence napoléonienne continuera également à se faire sentir dans certains pays comme l’Italie où des académies militaires françaises avaient été établies.

Un second souffle… et un Second Empire

Suivant la Restauration, l’escrime se propage mais ne connaît pas de grand renouveau dans l’armée. Ceci est mené à changer avec l’arrivée au pouvoir de Napoléon III. L’annonce du Second Empire enclenche une série de réformes qui donneront un nouvel essor à l’escrime militaire. On commence en 1851 par encadrer l’enseignement du sabre d’abordage aux marins, qui sera suivi par la création de l’école de gymnastique et d’escrime de Joinville en 1852. Cette école a pour but de former les militaires pour homogénéiser la pratique des activités physiques. Joinville deviendra une véritable usine à maîtres d’armes, qui s’exporteront à nouveau à travers le globe. Elle créera aussi un nouvel engouement pour l’escrime qui conduira lentement vers le sport que nous connaissons aujourd’hui.

La méthode s’implantera notamment au Japon, où une mission française est envoyée en 1866 pour aider à la formation d’une nouvelle armée japonaise. La mission tournera court, et ne reviendra au pays qu’en 1872, mais l’escrime française sera solidement ancrée dans les années 1880 avec la publication de la traduction en japonais du manuel de Joinville en 1889. Cette méthode laissera ses traces dans les techniques plus tard mises en place par l’école de Toyama tels que le jukendo ou le Toyama Ryu [29].

En conclusion

Bien qu’on puisse être étonné de la longévité de l’arme blanche dans une armée reposant sur la puissance de la poudre à canon comme celle de Napoléon, il faut admettre que sa pratique y demeure importante, comme peuvent en témoigner les milliers de sabres et épées reposant sous les voûtes muséales ou sur les murs de particuliers, ainsi que l’héritage littéraire et gestuel que les maitres d’armes de la Grande Armée nous ont laissés. La pratique et l’étude des arts martiaux historiques nous aident aujourd’hui à mieux comprendre cet héritage et contribuera possiblement à lui redonner ses lettres de noblesse.

Maxime Chouinard
Avril 2020

Maxime Chouinard est un chercheur dans le domaine des arts martiaux historiques avec une spécialisation dans les pratiques du XIXe siècle. Il a publié de nombreux articles sur le sujet, ainsi que des traductions de manuels d’époque. Il enseigne régulièrement ces disciplines dans des évènements spécialisés. Maxime travaille dans le domaine muséal depuis plus de 10 ans à titre de conservateur. Il est présentement superviseur des collections historiques à Parcs Canada, et habite à Gatineau au Québec.

Notes

[1] Daressy, H. (1888). Archives des maîtres darmes de Paris. Paris: Quantin, p.46.
[2] Chouinard, M. (15 octobre 2015), « Chasseurs et gentlemen : Histoire des arts martiaux au Québec »,  rapporté dans hemamisfits.com : https://hemamisfits.com/2015/10/19/chasseurs-et-gentlemen-histoire-des-arts-martiaux-au-quebec/ (9 mai 2020).
[3] Ravaton, H., Chirurgie d’armée ou traité des plaies d’armes à feu et d’armes blanches… Paris: Didot Lejeune (1768).
[4] Lafaugère Louis Justin, Traité de l’art de faire des armes. Paris: Garnier (1825).
[5] Chatelain René-Julien, Traité d’escrime à pied et à cheval. Paris: Magimel, Anselin et Pochard (1817).
[6] LaBoëssière de, Traité de l’art des armes, à l’usage des professeurs et des amateurs. Paris: Didot (1818).
[7] Martin, Le Maistre d’armes, ou l’Abrégé de l’exercice de l’épée démontrée par le sieur Martin. Strasbourg: L’auteur (1737).
[8] Girard Pierre-Jacques-François, Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes … par le Sr P.-J.-F. Girard .. Paris: Moette (1736).
[9] de, S. M. J., L’art de faire des armes réduit a ses vrais principes: contenant tous les principes nécessaires à cet art, qui y sont expliqués d’une manière claire et intelligible … on y a joint un Traité de l’espadon, où on trouve les vrais principes de cet art … Vienne: Impr. J. Schrämble (1804).
[10] Müller Alexandre, Théorie sur l’escrime à cheval, pour se défendre aux avantages contre toute espèce d’armes blanches: Ornée de 51 planches en taille douce. Paris: Cordier. (1816), p. 1.
[11] Perinat Juan Nicolás,  Arte de esgrimir florete y sable: por los principios más seguros, fáciles e inteligibles. En Cadiz: en la Imprenta de la Real Academia de Cavalleros Guardias-Marinas (1758).
[12] Angelo, D., L’école des armes, avec l’explication générale des principales attitudes et positions concernant l’escrime. Londres: R. & J. Dodsley (1763).
[13] Garry, J., La baïonnette: histoire d’une escrime de guerre. Paris: L’oeil d’or (2016).
[14] Selmnitz, E. von. (n.d.). Die Bajonetfechtkunst oder Lehre des Verhaltens mit dem Infanterie-Gewehre als Angriffs- und Vertheidigungs-Waffe.
[15] Müller, Alexandre. (n.d.). Rapporté de  https://labibliothequemondialeducheval.org/bmc/personnesCheval/doc/pddn_p.BMC_2543.xml.
[16] Directeur du spectateur, « Le Spectateur militaire », Recueil de science, d’art et d’histoire militaires : Volume 17 (1834), p. 463.
[17] Barrucand, Victor, La Vie Véritable Du Citoyen Jean Rossignol.  Paris: E. Plon (1896), p. 15.
[18] Merle, J. T., & Ourry. (1812). Une Journée de Garnison, comédie en un acte, mêlée de couplets, etc. Paris.p.25.
[19]Coignet, J. R. (1850). Mémoires d’un officier de l’empire: les cahiers du capitaine Coignet. Paris: Deux-Trois. P.79
[20] Barrucand, Victor., op. cit., p. 17
[21] Ducor, H.,  Aventures d’un marin de la garde impériale prisonnier de guerre sur les pontons espagnols, dans l’île de Cabréra, et en Russie ; pour faire suite a « L’histoire de la campagne de 1812 ». Paris: Dupont, p.. 137
[22] Bien que certains documents indiquant son âge nous fassent douter de sa présence à Trafalgar.
[23] Département de la Sarthe, Affiches, annonces judiciaires, avis divers du Mans. Le Mans (1816), p.367
[24] Valville, A., Traité sur la contrepointe. Saint-Pétersbourg: Charles Kray (1817).
[25] Müller, P., Theoretical and Applied Introduction to Swordsmanship (1847).
[26] Bertolini di Trento, B., Teorie sulla sciabola per una scuola di contropunta di genere misto. Ferrara (1856).
[27] Chouinard, M. (15 octobre 2015), « Chasseurs et gentlemen : Histoire des arts martiaux au Québec »,  rapporté dans hemamisfits.com : https://hemamisfits.com/2015/10/19/chasseurs-et-gentlemen-histoire-des-arts-martiaux-au-quebec/ (9 mai 2020)
[28] Cohen, R., By the sword: a history of gladiators, musketeers, duelists, Samurai, swashbucklers and points of honour. Basingstoke: Palgrave Macmillan (2002), p. 258
[29] Tavernier, B. « Forsaken Kendo ». Kendo World Magazine, 7 (2014).

Titre de revue :
inédit
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