Né à Saint-Pétersbourg le 23 décembre 1777, mort à Taganrog le 1er décembre 1825, Alexandre est le fils de Paul Ier et de Sophie de Wurtemberg-Montbéliard (Maria Feodorovna), ainsi que le petit-fils de Catherine II. Bien de sa personne — il a le profil classique de sa grand-mère —, il possède une intelligence vive et souple. Dès son enfance il apprend à louvoyer entre deux êtres qui se détestent : son père qu’il craint et sa grand-mère qu’il admire; aussi est-il dissimulé et d’une ténacité secrète. « II lui fut habituel d’avoir, à propos de toutes choses, deux façons de penser », écrit Schilder, et Chateaubriand de préciser : « Sincère comme homme en ce qui concernait l’humanité, Alexandre était dissimulé comme un demi-Grec en ce qui touchait à la politique. » Son hérédité était lourde par son père, son éducation un défi à la raison ; alors qu’il était destiné à être un souverain autocrate et de religion orthodoxe, Catherine II lui donne dès 1784 pour précepteur Frédéric-César de La Harpe, aux idées républicaines, libre-penseur et d’origine protestante. Ainsi Alexandre se proclamera-t-il, sa vie durant, « bon républicain » et grand libéral !
Profondément choqué par la façon despotique de régner de son père, il se lie d’amitié avec des prisonniers polonais tel le prince Adam Czartoryski, qu’il associe à un groupe de jeunes Russes, dont Stroganov, Novosiltchev, Kotchoubey. Tous rêvent à l’établissement en Russie d’une constitution libérale et se passionnent pour le Contrat social et la constitution française de 1791. La capacité d’Alexandre à convaincre les autres repose sur un charme personnel inné. Mais son libéralisme reste essentiellement une option intellectuelle qui, confrontée aux réalités politiques, ne sera pas assez déterminante pour lui faire abandonner une parcelle de son pouvoir absolu. Lors du complot destiné à renverser Paul Ier, Alexandre ne s’oppose pas à l’obtention par la force de l’abdication de son père, à condition que celui-ci ait la vie sauve. Or, dans la nuit du 23 au 24 mars 1801, Paul Ier est finalement étranglé. Le choc est violent pour la conscience d’Alexandre qui se sent à la fois, à la face du monde, parricide et régicide. « Je ne puis remplir les devoirs qu’on m’impose; comment aurais-je la force de régner avec le souvenir constant que mon père a été assassiné ? » gémit-il auprès de sa femme Elisabeth Alexievna (née princesse Louise de Bade), qu’il a épousée en octobre 1793. Mais Pahlen lui dit abruptement : « Assez pleuré comme un enfant, il est temps de régner comme un souverain ! »
Le changement de règne suscite l’enthousiasme populaire et l’espoir en un gouvernement moins tyrannique. Dans son premier manifeste, Alexandre Ier déclare vouloir régner « dans l’esprit et selon le coeur de son aïeule » Catherine II, ce qui se traduit par une série d’ukases : le 25 mars 1801, réintégration des officiers et fonctionnaires évincés ; le 26 mars, les exportations sont à nouveau autorisées ; le 27 mars, amnistie pour les détenus et déportés politiques et rétablissement pour la noblesse du droit d’élire les juges ; le 29 mars, restauration des institutions locales supprimées par Paul Ier ; le 31 mars, restriction des pouvoirs démesurés accordés à la police ; le 3 avril, réouverture des frontières aux voyageurs ; le 12 avril, remise en vigueur de la liberté d’importation des livres ; le 14 avril, rétablissement de la charte de la noblesse, du règlement municipal et promesse de ne pas créer de nouveaux impôts ; le 14 également, suppression du Bureau secret des affaires politiques ; le 3 juin, suppression des châtiments corporels pour le clergé. Enfin, Alexandre redonne leurs droits à tous ceux qui en avaient été arbitrairement dépossédés par Paul Ier. L’un des proches collaborateurs de Catherine, Trochinski, lui propose de supprimer le Conseil provisoire de l’Empire et de le remplacer par un Conseil permanent (11 avril 1801) composé de douze personnes nommées par le tsar et destiné à examiner les projets de loi. Le souverain crée et préside un nouveau comité secret, le « Comité des amis », où souffle un esprit quelque peu « jacobin » et composé de ses familiers : Stroganov, Novosiltchev, Kotchoubey et Czartoryski. Parallèlement, un conseil beaucoup plus conservateur, avec le général Uvarov, le prince P.M. Volkonski, le comte Komarovski et le prince P.P. Dolgorouki, lui permet de garder le contact avec la haute noblesse.
Le 17 juin 1801, Alexandre demande aux deux comités qu’il préside d’étudier la restauration du Sénat dans ses attributions premières édictées par Pierre le Grand ainsi que la réforme des institutions de l’État. Les « amis » veulent une constitution à l’anglaise ou à la suédoise, tandis que les sénateurs désirent concentrer entre leurs mains une partie du pouvoir. Mais en réalité, les deux comités se rejoignent en jugeant que la Russie n’est pas mûre pour des réformes libérales. Cependant, selon les propositions du « Comité des amis », le législatif resterait à l’Empereur assisté d’un Conseil des ministres à créer, les ministères remplaçant les collèges. Le Sénat contrôlerait l’administration et la justice. De leur côté, les sénateurs souhaitent avoir le contrôle et la direction de toute l’administration, avec pouvoir sur les ministres et droit de remontrance au tsar au sujet des lois. Tous les projets de réforme du début du règne aboutissent à l’ukase du 20 septembre 1802 selon lequel le Sénat contrôlera la justice et la légalité des actes administratifs et pourra exercer des remontrances, mais seulement sur les lois antérieures. Huit ministères seront créés, dont les titulaires seront seuls responsables, supprimant ainsi la solidarité collégiale. Les ministres pourront soumettre directement au monarque des propositions de lois. Alexandre, préoccupé aussi par le grave problème posé par le servage, voudrait améliorer le sort des serfs en interdisant la vente de ceux-ci sans la terre. Seule la publication de ces ventes put être interdite (ukase du 9 juin 1801) en raison de l’opposition de la noblesse, mais le tsar obtint tout de même pour les roturiers le droit d’acheter des terres sans les serfs (ukase du 24 décembre 1801). Poursuivant ses idées, Alexandre, dans un ukase du 4 mars 1803, créa la condition d’« agriculteur libre » qui concernait les serfs que les nobles étaient invités à affranchir et qui rachèteraient la parcelle de terre qui leur serait concédée. Mais la noblesse n’usera quasiment pas de cette possibilité. Seuls 47 000 « agriculteurs libres » (dont 13 000 chez les Galitzine) — soit un peu plus de 0,5 % de la population serve — bénéficieront de cette mesure durant tout le règne d’Alexandre Ier.
Après Friedland et l’accord de Tilsit avec Napoléon (juillet 1807), le « Comité des amis » se disloque, car tous ses membres sont anglophiles. Alexandre, qui a besoin de temps pour reconstituer ses forces armées, trouve alors en Speranski, fils de prêtre de village, un homme d’État remarquable pour donner le change à Napoléon. C’est également Speranski qui se trouve chargé en 1809 d’établir un nouveau projet de constitution qui ferait passer le gouvernement de l’autocratie au libéralisme fondé sur le pouvoir législatif émanant du peuple : une assemblée de députés, la Douma d’État, pour le législatif, le Conseil des ministres pour l’exécutif, et le Sénat pour la justice, avec la règle de la séparation des pouvoirs. Le 13 janvier 1810 un Conseil d’Empire est créé, à la tête duquel Speranski est nommé secrétaire d’État. En 1811, les ministères sont à leur tour organisés. Mais la réaction antifrançaise de la classe dirigeante russe empêche Speranski de concrétiser ses réformes, car il est disgracié en mars 1812.
Bien que jouant double jeu avec Napoléon, Alexandre est inquiet de la puissance militaire de la France. Angoissé, il se tourne vers la religion que lui proposent ses proches, AN. Galitzine et R. Kochelev, tous deux profondément mystiques. Durant la campagne d’Allemagne en 1813, Alexandre visite les hauts lieux des frères moraves, Herrenhut et Gnadenfrei, et, en 1814, va à Londres prendre contact avec les quakers. De plus en plus mystique, le tsar fait remettre à tous les membres du congrès de Vienne, en décembre 1814 une note où il affirme que les « principes immuables de la religion chrétienne commune à tous [doivent être la] base unique de l’ordre politique comme de l’ordre social ». Aussi, après la chute définitive de Napoléon et la création de la Sainte-Alliance (26 septembre 1815) octroie-t-il une constitution à la Finlande (cédée par la Suède) et à la Pologne, où le servage avait été aboli par l’empereur des Français. Il ouvre les frontières de la Russie aux mystiques de Suisse allemande, d’Alsace et du Bade-Wurtemberg qui, au nombre de 30 000, seront acheminés vers les rivages de la mer Noire. Là où la noblesse se montre compréhensive, comme dans les pays Baltes, Alexandre abolit le servage : le 23 mai 1816 en Estonie, le 25 août 1817 en Courlande et le 26 mars 1819 en Livonie. En 1818, il charge Novosiltchev d’établir un projet de constitution libérale qui va s’intituler Charte fondamentale de l’Empire russe, mais qui restera lettre morte. La même année il demande au général Araktcheiev, l’ami de Paul Ier, avec lequel il est lié lui aussi, de projeter une charte d’affranchissement progressif des serfs, qui restera elle aussi sans suite.
Mais, de concert avec Araktcheiev, Alexandre inaugure au contraire une ère de despotisme, créant des « colonies militaires » aux frontières pour y reclasser des paysans sur un mode militaire dans l’intention de laisser les soldats en famille, de diminuer les dépenses de l’État et de créer une zone de protection stratégique. Ces « colonies » représenteront près d’un tiers de l’effectif de l’armée et seront de véritables camps de dressage à la discipline inhumaine. À la même époque et, paradoxalement, avec son entourage de mystiques, dont Galitzine (devenu ministre des Cultes et de l’Instruction publique) le tsar entame une politique de renouveau religieux. Le 18 mars 1817 il édicte la «Constitution des Eglises » qui élève les diverses Églises protestantes au rang d’Églises d’État et, le 27 octobre 1817, reconnaît officiellement les frères moraves ; enfin il autorise Galitzine à recruter des prêtres catholiques allemands pour l’édification des fidèles à Saint-Pétersbourg. Toutes ces mesures vont dresser le clergé orthodoxe contre lui, ainsi que la police, qui croit percevoir dans les sectes une connivence occulte avec les sociétés secrètes. Aussi le tsar est-il contraint d’expulser les jésuites en février 1820 et de faire face à la révolte du régiment de sa garde Semenovski. À l’instigation du moine Photius, émanation du clergé orthodoxe, il se décide à interdire toutes les sociétés secrètes (août 1822), se sépare de son ministre libéral Capo d’Istria et destitue finalement son ami Galitzine (mai 1824).
La politique étrangère d’Alexandre Ier se trouve conditionnée par ses démêlés avec Napoléon (1801-1815) puis déterminée par une volonté de paix armée (1815-1825). À son avènement, il rétablit la paix avec l’Angleterre, et conclut en octobre 1801 une convention secrète avec Bonaparte qui consolide la paix de Lunéville. En juin 1803, Talleyrand propose même à la Russie une intervention commune en Orient et le partage de la Turquie. Mais Alexandre refuse, car il considère la Turquie comme « un ennemi naturel en même temps qu’un gage de paix ». Il se tourne alors vers l’Angleterre pour barrer la route à la France dans ses visées expansionnistes. Krüdener, ambassadeur russe à Berlin, écrivait à Kotchoubey le 6 mars 1802 : « Le soin de contenir la France doit, ce me semble, faire aujourd’hui exclusivement l’objet de la politique de tous les cabinets. […] Elle nous atteindra un jour […] et nous forcera à combattre non pour un peu plus ou moins d’influence en Europe, mais pour nos propres foyers! » Et après le vote sur le consulat à vie, accordé à Bonaparte, Alexandre lui-même mande à La Harpe le 19 juillet 1803 : « II a préféré singer les Cours, tout en violant la constitution de son pays. Maintenant, c’est l’un des tyrans les plus fameux que l’histoire ait produits. » Dès lors, la Russie va former une coalition antifrançaise avec l’Angleterre et l’Autriche. Contre Napoléon devenu empereur (décembre 1804), on emploiera le mirage de la liberté afin d’attirer la sympathie des peuples, et on garantira l’intégrité de la Turquie menacée.
Les Autrichiens ayant ouvert les hostilités, les Français s’emparent d’Ulm et marchent contre eux. Les Russes arrivent fatigués en Moravie, et Napoléon les écrase à Austerlitz (2 décembre 1805). Cette victoire française fait rebondir la question de la reconstitution de la Pologne et du maintien de la Turquie. Cette dernière, sous la pression de Napoléon, en fermant les Détroits à la flotte russe, oblige Alexandre à lui déclarer la guerre. De son côté, la Prusse subit de sévères défaites à Auerstaedt et à Iéna, ce qui amène l’armée française près des frontières russes. Alexandre, lié au roi de Prusse par un traité secret, envoie ses troupes à son secours ; mais elles sont arrêtées à Eylau (8 février 1807) puis battues à Friedland (14 juin 1807). Napoléon et Alexandre se rencontrent alors à Tilsit et concluent un traité de paix (7 juillet 1808). Le tsar est obligé d’accepter l’abaissement de la Prusse, la constitution du grand-duché de Varsovie et le Blocus continental contre l’Angleterre. Afin de pouvoir maîtriser le soulèvement de l’Espagne, Napoléon a besoin de l’aide d’Alexandre pour surveiller l’Autriche. L’entrevue d’Erfurt (septembre-octobre 1808) dévoile l’esprit de résistance du tsar : « Vous êtes violent, je suis entêté […], causons, ou je pars », dit-il à Napoléon. Alexandre ayant refusé son concours contre l’Autriche, celle-ci croit le moment favorable pour ouvrir les hostilités contre la France en avril 1809, ce qui amène Napoléon jusqu’à Vienne après la difficile victoire de Wagram (juillet 1809). La fragilité de la paix encourage Alexandre à notifier son opposition à la reconstitution de la Pologne dès août 1809, et, en septembre, après une campagne contre la Suède, il s’empare de la Finlande. Les rapports avec l’empereur des Français empirant au fil des mois, le tsar conclut la paix avec la Turquie en mai 1812.
Face à l’invasion française de 1812. Alexandre Ier fait preuve d’une ténacité à toute épreuve : « Je mets mon espoir en Dieu, dans le caractère admirable de notre nation, et dans la persévérance que je suis décidé à mettre à ne pas plier sous le joug », écrit-il. Après la défaite de Napoléon, avec lequel il s’est refusé de traiter, il lance de Varsovie, un appel aux peuples de l’Europe pour leur libération. Allié à la Prusse en 1813 et finalement à l’Autriche, il assiste en vainqueur à la bataille de Leipzig et à la perte de l’Allemagne par les Français. En mars 1814, par le traité de Chaumont, il s’engage avec ses alliés à ne conclure aucune paix séparée avec Napoléon qui, vaincu, doit abdiquer. Favorable à un congrès qui doit se tenir à Vienne pour régler la réorganisation de l’Europe, le tsar désire que ce dernier ait pour base les préceptes chrétiens. Après le retour de Napoléon, les « Cent-Jours », et une nouvelle campagne de France qui marque la fin de l’Empire. Alexandre crée la Sainte-Alliance (septembre 1815) avec le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche, afin d’instaurer une nouvelle ère chrétienne pour le bien des peuples. Il a été stimulé en cela par les adjurations de la mystique baronne Julie de Krüdener.
Faisant suite à ces dispositions et aux engagements contenus dans la Quadruple-Alliance (novembre 1815), Alexandre s’engage dans une politique de consultations entre alliés qui le mène à Aix-la-Chapelle en 1818 (fin de l’occupation de la France), à Troppau (1820) pour le règlement de la révolution de Naples. à Laybach (1821) pour mater la révolte de Turin, puis le soulèvement des Grecs, enfin à Vérone (1822) pour réprimer la révolte en Espagne. Ces diverses révolutions. L’assassinat de son ami Kotzebue et du duc de Berry, et surtout l’action persistante et insinuante de Metternich qui lui prouve, au besoin par des faux, l’existence d’un comité central révolutionnaire à Paris, le conduisent à se ranger progressivement dans le camp de la réaction. Bien que les Turcs aient massacré des chrétiens orthodoxes et qu’ils essaient de noyer le soulèvement grec dans le sang, le tsar, contre les aspirations profondes du peuple russe, s’abstient de déclarer la guerre à la Turquie et de venir en aide à « ses frères orthodoxes ». En 1825, au moment où il s’apprête à aller en Crimée, on révèle au tsar l’existence d’un complot contre le trône, à quoi il se contente de répondre : « Ce n’est pas à moi à sévir ! » II meurt à Taganrog, au début décembre de 1825, d’une fièvre maligne. Le bruit courut qu’il survécut sous le nom du Staretz Kousmitch en Sibérie, mais aucune preuve ne vint le confirmer. Son successeur ne fut pas son premier frère Constantin (qui refusa la couronne), mais son second frère Nicolas Ier.
Source
Dictionnaire Napoléon, éditions Fayard, 1999, notice : Francis Ley
Avec l’aimable autorisation des éditions Fayard
Bibliographie
B. : Schilder (N.K.), L’Empereur Alexandre Ier, sa vie et son règne, Saint-Pétersbourg, 1897-1898, 4 vol. (en russe); Mikhaïlovitch (grand-duc Nicolas), L’Empereur Alexandre Ier, Saint-Pétersbourg, 1912 (éd. française); Waliszewski (K.), Le Règne d’Alexandre Ier, Paris, 1923-1925, 3 vol; Paléologue (M.), Alexandre Ier, un tsar énigmatique, Paris. 1937; Strakhovski (L.), Alexander I of Russia, New York, 1947; Grünwald (C. de), Alexandre Ier, le tsar mystique, Paris, 1955; Vallotton (H), Le Tsar Alexandre Ier, Paris, 1966; Olivier (D.), Alexandre Ier, prince des illusions, Paris, 1973; Palmer (A.), Alexander (I), Londres, 1974; Ley (F.), Alexandre Ier et sa Sainte-Alliance, Paris. 1975; Troyat (H.), Alexandre Ier, Paris, 1980.
A écouter : – Alexandre Ier, le tsar qui vainquit Napoléon
Marie-Pierre Rey