Le 22 mars 1803, Charles Delacroix, préfet des Bouches-du-Rhône, invite la Chambre de Commerce de Marseille à désigner les deux négociants dignes d’être proposés au choix du Premier Consul pour siéger à Paris, auprès du ministre de l’Intérieur, dans une nouvelle assemblée de quinze membres, le Conseil général du Commerce.
Réunie en séance le 26 mars, la Compagnie donne sa préférence aux sieurs Antoine Anthoine et Dominique Audibert.
Antoine Anthoine est alors l’une des personnalités les plus en vue de la place, grâce à la fortune, la notoriété et les alliances familiales qu’il a su acquérir. Connu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour avoir introduit le commerce français en mer Noire, il est l’époux d’une des demoiselles Clary… et par-là même le beau-frère de Joseph Bonaparte et de Jean Bernadotte. En raison de ces liens de parenté, Antoine Anthoine semble devoir être préféré à Dominique Audibert. Mais, paradoxalement, la prédilection consulaire va par arrêté du 22 avril 1803, à cet autre postulant au Conseil général du Commerce.
La seule nomination de Dominique Audibert, notifiée directement par Chaptal, ministre de l’intérieur, à la Chambre de Commerce de Marseille, n’est pas sans causer une vive surprise. A la désillusion de cette assemblée, qui souhaitait le choix de ses deux candidats, s’ajoute l’étonnement né de l’élimination d’Antoine Anthoine. Mais qui alors aurait pu pressentir la décision de Napoléon Bonaparte d’écarter ce notable du milieu dirigeant parisien qui allait bientôt se transformer en cour impériale ? Certes, en 1805, Anthoine fut nommé maire de Marseille, puis, en 1808, Baron de Saint-Joseph, mais jamais il ne devint sénateur, malgré les vives sollicitations de la famille du souverain.
Un grand négociant marseillais
Choisi contre toute attente, Dominique Audibert n’en est pas moins un des négociants les plus considérables, les plus riches et les plus distingués de Marseille.
Né en 1736, doublement apparenté par son mariage et celui de ses soeurs aux Seimandy, il appartient à une grande famille du négoce qui forme avec les Rabaud, les Dolier, les Hugues et les Tarteiron l’aristocratie protestante de la ville.
La puissante maison de négoce et d’armement Audibert, formée par Joseph avec son frère cadet, Georges, et son neveu, Dominique, était sortie du cadre de la Méditerranée, pour étendre très tôt son activité au Nouveau Monde. En relations suivies avec les colonies des Antilles dont, en particulier, Saint-Domingue, elle diversifia le champ de ses entreprises jusqu’au Canada. Et, lorsque celui-ci passa sous la domination anglaise, les Audibert se reportèrent sur le commerce avec l’Orient et armèrent pour l’Océan Indien, avant même la suspension du monopole de la célèbre Compagnie. Puis, tout en s’efforçant d’ouvrir à Marseille la route du négoce avec la jeune république des Etats-Unis d’Amérique, ils figurent parmi des souscripteurs de la grande expédition commerciale vers la Chine, décidée, en 1784, par le gouvernement.
Dominique Audibert sait exploiter, le moment venu, le chemin tracé par ses parents, toujours sans crainte d’innover. Ainsi alors qu’il s’attache à développer des relations, au demeurant difficiles, avec les Etats-Unis, il conçoit l’idée de substituer la potasse d’outre-atlantique aux soudes espagnoles dans la fabrication industrielle du salon et n’hésite pas à présenter son projet à Thomas Jefferson, lors de sa visite à Marseille, quelques mois avant les débats de la Révolution francaise. Député de la Chambre de Commerce de Marseille, de 1787 à 1791, Dominique Audibert allie à une profonde connaissance des questions et des techniques commerciales le goût des belles-lettres qu’il cultive avec succès. En relations épistolaires avec Necker, dont il est l’admirateur, mais aussi avec Voltaire, la tradition veut qu’il soit l’un des premiers à exciter le zèle du patriarche de Ferney pour la révision du procès de Calas.
Elu en 1763 à l’Académie de Marseille, dont il devient le secrétaire perpétuel de 1784 à 1787, Dominique Audibert publie, dans les recueils des Mémoires de la Compagnie, des éloges remarquablement écrits, des dissertations, notamment des « Lettres sur les révolutions de la littérature et des arts en Italie » ainsi qu’une « Histoire de France en vers techniques ». Dans son magnifique hôtel de la rue Armény, acheté, en décembre 1785, pour la coquette somme de 130 000 livres, il réunit une splendide collection artistique et reçoit avec faste la société la plus choisie de Marseille, ses collègues et confrères de la Chambre de Commerce et de l’Académie, ses parents et amis coreligionnaires, largement ouverts au culte des lettres et des arts.
Fervent partisan des idées nouvelles qui apparaissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dominique Audibert n’hésite pas à faire partie des corps élus en 1791, comme membre du directoire du département et procureur syndic du district de Marseille, ou à acheter un modeste bien national. Et lorsque Marseille, en 1793, entre en révolte ouverte contre la Convention, se tenant prudemment à l’écart et usant de ses relations personnelles, il n’est pas inquiété pendant les journées les plus dramatiques, au moment où les principaux négociants de la place – J. Hugues, B. Samatan, J. Rabaud, L.-F. Tarteiron, J. Seimandy… – finissent leur existence sur l’échafaud ou devant un peloton d’exécution.
Député de Marseille au Conseil général du commerce
Sorti indemne de la tourmente révolutionnaire n’ayant rien perdu de sa puissance, de sa fortune et de son influence, en un temps où le gouvernement du Consulat s’attache à nommer des hommes, possesseurs de biens nationaux et ayant occupé des fonctions publiques en 1790-1792, pour lesquels le retour de la monarchie représente un véritable péril, Dominique Audibert est appelé à Paris en 1803 comme député de Marseille au Conseil général du Commerce.
Dans la capitale, il se consacre désormais aux affaires publiques, sans négliger pour autant ses intérêts propres ou ceux du négoce marseillais. En dépit de l’invitation lancée par Chaptal aux membres siégeant dans cette nouvelle assemblée, purement consultative, le 2 juin 1803 lors de la séance d’installation, de faire abstraction de la cause de leur ville d’origine, Dominique Audibert, au fil de son volumineux courrier adressé à la Chambre de Commerce de Marseille, y apparaît rapidement comme son correspondant attitré et le défenseur zélé de ses intérêts.
Dès son arrivée à Paris, Audibert bénéficie de l’aide fournie par ses anciens concitoyens, notamment Dominique Bertrand, ancien directeur principal de la Compagnie Royale d’Afrique devenu secrétaire du Conseil général du Commerce, qui exerce son autorité sur trois chefs de bureau au rang desquels se compte Joseph Isnard, ci-devant secrétaire de la Chambre de Commerce de Marseille. Sa charge exigeant sa présence de façon quasi permanente dans la capitale, l’envoyé marseillais se fixe à Saint-Germain-en-Laye, pour ne faire que de rares apparitions dans sa ville natale, qu’il quitte sans esprit de retour à la fin de l’Empire.
Au cours de son mandat, Dominique Audibert s’occupe de nombreuses questions relatives à la politique économique du Consulat, puis de l’Empire. Il prend une part active à la discussion du statut légal des Chambres de Commerce, défendant le point de vue des l’assemblée marseillaise qui désire retrouver la plénitude de ses anciennes attributions, en particulier relativement à la réglementation du commerce du Levant.
Audibert exerce aussi une grande influence dans la rédaction du Code du commerce dont le projet fut longuement discuté durant les séances du Conseil général.
Il sait intéresser à la cause de Marseille, non seulement le Conseil du Commerce, mais encore des personnalités d’origine provençale occupant tant dans l’administration qu’en politique un rang important. C’est ainsi qu’en accord avec l’avocat Guieu, ancien conseil de la Ville et de la Chambre de Commerce de Marseille, devenu secrétaire des commandements de S.A.I. Madame Mère – Audibert fait constituer en 1805, par l’entremise de l’assemblée consulaire, un comité permanent à Paris dans le but de réinstaurer la franchise du port, sur le modèle de celle du XVIIIe siècle, qui avait sous-tendu l’ancienne prospérité du négoce marseillais. Outre Guieu et Audibert, on trouve dans ce petit comité le sénateur Barthélémy, le conseiller d’Etat Siméon Noguier-Malijay, membre du Corps Législatif, Perrée, membre du Tribunat, Nicolas Clary et Antoine Anthoine, les beaux-frères de Joseph Bonaparte… Mais, là encore, les idées et les besoins impériaux s’affirment être bien différents. Napoléon, attaché à sa conception du Blocus Continental et de plus en plus absorbé par les exigences grandissantes de ses guerres, ne peut accepter les vues des Marseillais. Aussi la cité phocéenne reste-t-elle soumise au régime de l’entrepôt, établi en 1795, qui contribua partiellement au déclin des activités portuaires durant l’Empire.
De ce refus, Marseille conçoit une vive irritation. Le crédit d’Audibert s’en trouve ébranlé parmi les négociants qui l’accusent de tiédeur dans la défense de leurs intérêts. Mais que peut-il raisonnablement faire devant la volonté impériale ? Aussi ne doit-on pas s’étonner si, le 25 août 1806, à l’invitation de Champagny, successeur de Chaptal au ministère de l’Intérieur, dans les attributions duquel figurent aussi l’Agriculture, le Commerce et l’Industrie, l’assemblée consulaire marseillaise, devant désigner deux candidats pour le Conseil du Commerce, porte son choix sur Charles Salles et Raynaud aîné. Dominique Audibert en est exclu ; son ressentiment est d’autant plus grand qu’il est le seul des anciens membres du Conseil à n’avoir pas fait l’objet d’une nouvelle proposition. Cependant, peu de temps après, la Chambre de Commerce, sans revenir sur sa précédente option, prie le ministre d’ajouter le nom d’Audibert à sa liste. La mission d’Audibert est alors aussitôt renouvelée et il remplit, de nouveau, avec dévouement et compétence son rôle dans un conseil dont l’importance décline progressivement. Les préoccupations du gouvernement sont ailleurs, en une période où la crise économique s’abat tragiquement sur la France. Le Conseil du Commerce n’est pratiquement plus consulté et les missives d’Audibert à la Chambre se font de plus en plus espacées et brèves.
Les dernières années
Devenu veuf en 1811, Dominique Audibert vit solitaire dans son hôtel particulier de Saint-Germain-en-Laye, dont il ne sort que rarement, jusqu’à sa mort survenue le 10 août 1821, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, sans que la Chambre ait songé à lui donner un successeur, dont elle n’avait d’ailleurs plus grand besoin.
Ainsi vécut Dominique Audibert, négociant de Marseille, né sous Louis XV et mort sous Louis XVIII, qui, sa carrière professionnelle terminée, servit de son mieux les intérêts économiques de sa cité auprès du Conseil général du Commerce.
Auteur : Marcel Courdurié
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 310
Mois : 03
Année : 1980
Pages : 20