Une éducation solide dans une jeunesse difficile
L’aînée des filles de Charles et Letizia Bonaparte, née à Ajaccio le 3 janvier 1777, avait été baptisée sous le nom de Maria-Anna, mais elle préféra plus tard se faire appeler Élisa. Grâce à l’appui de Marbeuf, gouverneur de la Corse, ses parents, en proie à de sérieuses difficultés pécuniaires, lui obtinrent une bourse pour la maison royale de Saint-Cyr. Elle y entra en juin 1784 et fut ainsi élevée gratuitement jusqu’en 1792 dans la prestigieuse école de jeunes filles nobles. Elle y fut formée à la grammaire, au catéchisme, à l’histoire, à la géographie, à la musique ou encore à la mythologie. La jeune Élisa en retira une éducation structurée, issue des Lumières, mais quelque peu guindée, à la façon de l’Ancien Régime. Sa correspondance gardera trace de ce formalisme.
Lorsqu’elle eut quinze ans, l’établissement dut fermer par décret du 16 août 1792 et Napoléon eut la charge de ramener sa sœur à Ajaccio. Elle aurait dû quitter Saint-Cyr à l’âge de 20 ans avec une dote de 3 000 livres ; elle n’eut droit qu’à des frais de transports. Les luttes qui s’élevèrent alors en Corse entre les partisans de l’indépendance, mené par Pascal Paoli, et ceux de l’union avec la France contraignirent Mme Bonaparte – veuve depuis sept ans –à s’enfuir avec ses enfants sur le continent. Élisa connut avec ses sœurs, à Toulon et à Marseille, des mois pénibles, frôlant parfois la misère. Elle fut sans aucun doute marquée par cette période troublée que les succès militaires de Napoléon allaient changer.
Un mariage sans lustre
Vers l’âge de seize ans, la jeune fille avait été courtisée par l’amiral Truguet, mais la demande en mariage tardant, les espoirs d’une flatteuse alliance s’évanouirent. Lorsqu’Élisa eut vingt ans, Mme Bonaparte, craignant de la voir rester célibataire, la poussa à accéder à la demande d’un officier corse d’origine noble, Pascal-Felix Baciocchi, demeuré capitaine d’infanterie légère à 35 ans alors qu’il avait débuté vingt ans plus tôt comme sous-lieutenant au Royal-Corse.
Le mariage fut célébré à Marseille le 1er mai 1797. Napoléon, qui se considérait comme le chef de famille, aurait sans doute opposé son veto – la carrière du marié lui semblait peu brillante, et il savait que les Baciocchi avaient entretenu de bonnes relations avec son ennemi Paoli –, mais il en fut averti trop tard et Joseph, du moins d’après ses propres mots dans une lettre à Felix Baciocchi en 1840, semble avoir favorisé cette union. Felix Baciocchi allait montrer toute sa vie un attachement profond à son épouse et une réelle complicité unissait ce couple.
Le vainqueur d’Arcole tenait alors sa cour près de Milan au château de Mombello et y appela sa famille. Élisa prit une place importante dans cette cour où ses goûts pour la société pouvaient s’épanouir. Quant à Baciocchi, il reçut le grade de chef de bataillon et le commandement de la citadelle d’Ajaccio, le 11 juillet 1797.
L’animatrice de salon parisien
En décembre de la même riche année, le couple fut invité à Paris par Lucien, le frère préféré d’Élisa, alors membre du Corps législatif et grâce à qui Napoléon put réussir le coup d’État de Brumaire. Sous le Consulat, Mme Baciocchi mena une vie brillante, assistant aux pièces de Feydeau, liant d’amitié avec Mme Récamier. Pour aider Lucien, devenu veuf, elle l’aida non seulement à élever ses deux filles, Charlotte et Égypta (Christine), mais également en recevant chez lui, au château du Plessis-Chamant et dans son hôtel de Paris, des personnages connus pour leur raffinement.
Le plus cher à ses yeux était Louis de Fontanes, directeur du Mercure de France, rencontré vers 1800. Elle le fit nommer président du Corps législatif, plus tard comte de l’Empire, sénateur, grand-maitre de l’Université. Fontanes lui amena son ami Chateaubriand. Elle fit lire Atala au Premier Consul et s’entremit surtout d’obtenir la radiation du nom de l’écrivain, parmi d’autres personnalités, de la liste des émigrés. Chateaubriand parlait de « la belle », de « l’excellente protectrice ». Pendant qu’il était en poste à Rome, elle tenta d’aplanir les différends entre le jeune diplomate et le cardinal Fesch, puis elle fit nommer Chateaubriand ministre à Sion (où il ne se rendit pas).
Parmi les habitués des salons de Lucien et de sa sœur, on voyait le chevalier de Boufflers, La Harpe, Arnauld, Esménard, Barante, etc. « Élisa donne tout à fait dans les savants, sa maison est un tribunal où les auteurs viennent se faire juger », constatait Lucien. Elle aimait discuter littérature, entendre réciter des vers, jouer la comédie. Pendant ce temps, Baciocchi, nommé commandant d’une demi-brigade, avait été envoyé à Sedan, puis à Saint-Omer. Sans doute était-il dépassé par les goûts et les activités de sa femme : « Il souffrait sans se plaindre, ou plutôt il cherchait des consolations de son côté », notait – sans plus de preuves à l’appui – Mlle Avrillon, première femme de chambre de Joséphine. Élisa jouissait donc d’une grande réputation pour son esprit et son amour des arts. Sa correspondance autour de l’année 1801 auprès de Joseph et Lucien dénote d’une certaine réserve vis-à-vis des agissements de Napoléon. À Paris, Mme Baciocchi habita d’abord rue Saint-Dominique, puis acquit en 1803, rue de la Chaise, le magnifique hôtel Maurepas qu’elle fit agrandir en achetant l’hôtel voisin.
Pierre-Louis Roederer fréquenta Élisa dans ces années-là et fit d’elle le portrait suivant dans ses mémoires (1856) :
« Voici la personne de la famille que j’aime le plus. Elle est d’une taille ordinaire ; mince, maigre, point de gorge, les bras menus, la jambe et le pied jolis ; une figure bien faite, profil antique, des cheveux noirs, des yeux noirs, la peau assez blanche, la bouche assez grande, de belles dents, une extrême mobilité dans la physionomie ; son étal le plus habituel est un air vif et un peu dur. La décence, la bonté, quelque fois l’air de l’ennui et de la contrainte, quand elle est avec des personnes qu’elle connaît peu. L’air gai, ouvert, spirituel avec des amis, quand elle s’amuse. Elle passe brusquement d’une physionomie à une autre, comme une idée, d’une affection, à l’idée à l’affection contraire. La mobilité de sa figure n’est pas son seul charme, c’est aussi la force de son expression ; c’est le mélange de diverses expressions. Souvent les rires et les larmes se mélangent. Elle aime passionnément la tragédie, elle sait par cœur des fragments des plus beaux rôles de Racine et Voltaire, elle affectionne les rôles des situations héroïques, elle les débite assez bien, quoiqu’avec un peu d’accent méridional. Elle a ce goût de commun avec le Premier Consul et Lucien qu’elle aime beaucoup. Cela pourrait faire douter s’il est naturel et caractéristique ou communiqué. Dans la même seconde, elle souffre, elle crie, elle pleure, elle rit et console ceux qui l’entourent. Je n’ai vu personne qui se livrât plus franchement à ses premiers mouvements et qui gagnât moins à les réprimer. Je n’ai vu personne qui réunît tant de mouvement, de prudence et à tant d’abandon, tant de réserve ; c’est qu’elle a réfléchi, c’est qu’elle a des principes ; les principes dispensent des petits calculs qu’exigerait chaque circonstance. Les principes sont pour la vie morale ce que les comptes faits sont pour le ménage. »
Une princesse puis une grande-duchesse appliquée
L’Empire, proclamé le 18 mai 1804, allait apporter un nouveau lustre à son existence : devenue altesse impériale, elle fut nommée princesse héréditaire de Piombino par le décret du 28 mars 1805. L’année suivante, les Baciocchi recevaient la principauté de Lucques : Élisa y fit, le 14 juillet, une entrée solennelle, ponctuée de salves d’artillerie et suivie d’un service religieux à la cathédrale. Ces honneurs lui parurent pourtant insuffisants : Élisa était ambitieuse et aspirait plus ou moins ouvertement à un rôle plus politique. Napoléon céda à ses vœux : en 1808, la Toscane, enlevée à la reine d’Étrurie, avait été rattachée à l’Empire et divisée en quatre départements. Le sénatus-consulte du 2 mars 1809 attribua le grand-duché de Toscane à Élisa. Baciocchi ne participait pas au pouvoir, mais fut nommé prince et général de division. La nouvelle grande-duchesse eut la satisfaction de résider au palais Pitti, à Florence. Elle y tint une maison importante et imposa une étiquette stricte.
Elle se fit, comme à son accoutumée, protectrice des arts et lettres, transforma une ancienne académie en Académie Napoléon, mais créa également des écoles et des hôpitaux. Sa conduite des affaires était appréciée de ses sujets. « Le souvenir qu’on garde d’elle [en Toscane] est bon, malgré les désordres d’une vie privée où les apparences n’étaient pas assez sauvegardées », nota l’ancien président de la chambre des députés puis des pairs Pasquier dans ses mémoires. Le collectionneur d’exception Paul Marmottan s’attacha en 1901 dans Les Arts en Toscane sous Napoléon. La princesse Élisa à montrer l’importance du mécénat de la sœur de Napoléon dans son grand-duché.
Fine politique par ailleurs, la grande-duchesse récompensait largement ses meilleurs serviteurs. Elle ménageait l’amour-propre des Toscans : ainsi faisait-elle imprimer ses ordonnances en deux langues, le français et l’italien. Prenant au sérieux son métier de souveraine, elle s’entoura de gens compétents, éplucha les comptes, fit entreprendre de grands travaux, mit en valeur les mines, les salines, les forêts, les carrières, encouragea les manufactures de soierie et de velours. S’intéressant à sa petite armée, elle passait ses régiments en revue.
Cependant, dans tous les domaines, elle entrait dans les vues de l’Empereur, suivant de son mieux les directives qu’elle recevait de lui. L’enlèvement du Pape fut un épisode emblématique de cette soumission mal aisée : lorsque Pie VII refusa de soumettre à Napoléon son pouvoir temporel sur les États pontificaux, l’empereur des Français le fit enlever, ce qui impliquait que le Pape passa par le territoire du grand-duché de Toscane. Tiraillée entre l’embarras d’un acte aussi violent, politiquement, et la crainte de déplaire à son frère, si elle recevait le Pape avec trop de faste, elle fit en sorte que Pie VII restât le moins de temps possible en Toscane et ne vint pas même l’accueillir. Après cet enlèvement, elle s’efforça de mater l’opposition des membres du clergé toscan trop favorables à la cause du Pape.
À Sainte-Hélène, l’exilé devait louer la façon dont Élisa avait gouverné sa principauté : « C’était une maîtresse-femme. Elle avait de l’esprit, une activité prodigieuse et connaissait les affaires de son cabinet aussi bien qu’eût pu le faire le plus habile diplomate. Elle correspondait directement avec ses ministres, leur résistait souvent et parfois me forçait à me mêler aux discussions. » En réalité, l’Empereur rabrouait souvent sa sœur et ne lui laissait aucune liberté d’action. Il exigeait d’elle qu’elle exerce de plus en plus de conscriptions (notamment à Lucques en 1811) et d’impôts sur une population a priori hostile ou indifférente au mieux mais dont elle avait depuis si peu de temps la souveraineté. En 1809, il lui écrivit : « Vous êtes sujette, et comme tous les Français, vous êtes obligée d’obéir aux ordres des ministres. » Il était évidemment impossible de se rebeller et Élisa trouvait la tutelle fraternelle de plus en plus étouffante : en 1811, il envoya même un nouveau directeur de la police en Toscane afin d’épier les gestes d’une sœur qu’il soupçonnait de vouloir usurper ses prérogatives. À partir de ces années-là, il réprimenda sa soeur ouvertement, comme après l’exemple de ce 29 novembre 1811 où la presse italienne rapporta qu’on avait crié « Vive Élisa ! Vive l’Empereur ! » lors du lancement du brick L’Inconstant, ce qui avait rendu Napoléon furieux. Cet épisode, rapporté par Pauline Bonaparte, entérina la suppression de subsides pour Élisa ; Napoléon entendait se faire obéir strictement…
La chute de la grande-duchesse Élisa
Vinrent les campagnes de Russie et d’Allemagne. Bien que mal renseignée sur les événements, la grande-duchesse se tourmenta vite pour sa propre situation. En mai 1813, elle fit encore chanter un Te Deum pour la bataille de Lützen, puis alla prendre des bains de mer à Livourne. À son retour à Florence, son inquiétude s’accrut. Napoléon lui fit dire de ne pas quitter la ville : « La grande-duchesse doit rester à Florence, l’ennemi ne peut y envoyer qu’un détachement de son armée ». Elle fit mettre à l’écart les personnages qui lui semblaient le plus hostiles à l’Empereur. Elle correspondait avec Fouché, ami de longue date, revenu des Provinces illyriennes, et Murat, dont la fidélité à Napoléon était chancelante. Le roi de Naples désirait non seulement conserver son trône mais aussi unifier l’Italie sous son autorité. Élisa imaginait qu’il la soutiendrait contre les coalisés ; il était pourtant sur le point de tracter avec eux.
En novembre 1813, elle apprit que Lord Bentinck avait débarqué dans la péninsule avec quelques troupes ; elle envoya le général Pouchin les repousser, en vain, à Viareggio. Fouché intervint auprès de Murat : « N’oubliez pas la situation délicate où se trouve la grande-duchesse : si elle doit quitter Florence, elle doit l’abandonner avec dignité et pouvoir se retirer tranquillement dans sa principauté de Lucques. » Prévenu de la trahison de Murat, Napoléon conjura Élisa de tenir bon : « Je compte dans cette circonstance sur votre caractère. » Mais aucune résistance n’était possible. Le 31 janvier 1814, les Napolitains entrèrent à Florence. La grande-duchesse se retira sous les quolibets le lendemain à Lucques, croyant pouvoir y vivre en paix. Espoir déçu : quinze jours plus tard, elle dut de nouveau plier bagage.
Bien qu’enceinte de trois mois, elle erra de ville en ville. Ayant retrouvé son mari à Gênes, elle partit avec lui pour la France, pensant se rendre à paris. Mais elle comprit que l’avance des Alliés rendait se projet irréalisable et gagna les environs de Montpellier. Ce fut là qu’elle apprit la chute de Paris et le traité de Fontainebleau. « Tout est perdu, je me décide à partir pour Naples, écrivit-elle à Fouché. Je ne résiderai jamais à l’île d’Elbe. Je veux me fixer à Rome, si le gouvernement français n’y voit pas d’obstacle et si le Pape le veut. »
Elle n’alla pas à Rome mais s’installa à Bologne. Apprenant que l’Autriche avait mis sous séquestre ses propriétés de Lucques et de Piombino, elle voulut se rendre à Vienne pour plaider sa cause devant l’empereur François. Mais le souverain ne tenait pas à la voir dans sa capitale et l’envoya à Graz. Là, elle retrouva son frère Jérôme. Enfin, elle fut autorisée à regagner Bologne et partit, escortée par Jérôme. Au cours du voyage, prise des douleurs de l’enfantement, elle dut s’arrêter dans un château qui se trouvait sur la route, à Paseriano. Elle mit au monde un fils « au moment où elle cessait d’avoir besoin d’un héritier à son pouvoir », constate Mlle Avrillon. Peu après, elle se réinstalla à Bologne. Enteè-temps, elle avait effectué de vaines démarches auprès du congrès de Vienne pour que Baciocchi pût retrouver sa principauté de Lucques. L’empereur d’Autriche borna sa générosité à lui faire restituer une partie de ses biens séquestrés.
L’exil à Trieste
En mars 1815, après l’évasion de Napoléon d’Elbe, Élisa fut soupçonnée, probablement à tort, d’avoir été mise au courant du projet. Elle fut considérée comme prisonnière et exilée à Brünn où la suivit le dévoué Baciocchi. Elle se plaignait de l’ostracisme dont elle faisait l’objet : « Qu’ai-je donc fait pour être traitée en criminelle d’État ? ». Après Waterloo, elle demeura étroitement surveillée. Enfin, en mars 1816, Metternich lui permit de s’installer à Trieste, à condition de renoncer à ses titres : elle se fit alors appeler comtesse de Compignano (du nom d’un de ses châteaux italiens).
À Trieste, elle retrouva une partie de sa famille, en particulier les ex-souverains de Westphalie, Jérôme et son épouse, ainsi que quelques anciens amis, comme le duc d’Otrante (Fouché), exilé par Louis XVIII. Elle avait acquis dans la ville un splendide palais de style italien et possédait également, à quelques lieues de là, une élégante maison de campagne, la villa Vicentina. Mais Élisa avait toujours été d’une santé fragile, en attestaient les nombreux bains qu’elle prenait pour soulager ses maux. Ses grossesses avaient également fatigué cette fragile constitution. Fragilité qu’elle avait transmise à ses nourrissons : des cinq enfants qu’elle avait mis au monde, trois étaient morts en bas âge ; seuls survivaient Napoléone (1806-1869), future comtesse Camerata, et Frédéric-Napoléon (1814-1833), qui mourut à Rome d’une chute de cheval. Felix Baciocchi vécut jusqu’en 1841. Jérôme, alerté par Fouché, revint début août 1820 auprès de sa sœur dont la fin approchait après avoir contracté une fièvre pernicieuse en visitant les chantiers de fouilles archéologiques d’Aquileia, proches de marais insalubres. Elle s’éteignit le 7 août 1820. Dans son ouvrage sur la sœur de Napoléon, Florence Vidal rapporte les propos qu’aurait tenus Élisa à son frère – rapportés par Jérôme à sa propre épouse : « Toutes mes affaires sont en ordre, mais le pauvre prince [Baciocchi] perdra la tête. Aie bien soin de lui ; il est bon, mais il perdra la tête »
Bernardine Melchior-Bonnet, Dictionnaire Napoléon, sous la direction de Jean Tulard, 1999, pp. 656-658 ; texte mis à jour par M. de Bruchard en août 2016 à l’aide des ouvrages Élisa Bonaparte. Sœur de Napoléon et princesse des arts de Paul Marmottan, préface de Bruno Foucart (Soteca, 2012) et Élisa Bonaparte. Sœur de Napoléon Ier de Florence Vidal (Pygmalyon, 2005)