Camillo Borghèse était âgé de vingt-huit ans lorsqu’il vint à Paris en avril 1803, pour voyager comme il venait de le faire à travers l’Italie.
Aucune arrière-pensée matrimoniale ne hantait ce jeune homme insouciant, joli garçon, un peu petit, fort élégant, sans instruction, écrivant mal sa langue natale et bredouillant à peine quelques mots de français, mais précédé de la flatteuse réputation de posséder la plus grande fortune de Rome sinon d’Italie.
La noblesse des Borghèse remontait à la fin du XVIe siècle et leur puissance à l’élection de l’un des leurs, Paul V, pape de 1605 à 1621. De génération en génération, ils avaient contracté de riches alliances, avec les Aldobrandini, les Colonna, les Salviati. Depuis la mort de leur père, le prince Marc Antoine, en 1800, Camillo et son frère cadet Francesco se partageaient un patrimoine, de plus de cinquante palais, villas, domaines, essaimés de la Toscane à Naples, sans compter leur Palais romain, grand comme une petite ville, et d’un revenu annuel de deux millions, environ un milliard d’anciens francs.
Camillo avait embrassé les idées révolutionnaires des troupes d’occupation françaises à Rome: il brûla publiquement l’antique blason de sa famille et s’engagea, sous Championnet, pour combattre l’armée du Pape. Pie VI ne lui avait pas tenu rigueur de ces frasques de jeunesse et c’est avec la considération due à un haut aristocrate romain qu’il fut présenté au Premier Consul par le cardinal légat Caprara.
De son côté, Pauline Bonaparte était depuis six mois veuve à vingt-deux ans du général Leclerc, mort des fièvres à Saint-Domingue, qu’elle avait sincèrement pleuré pendant quelques semaines. Redoutant pour elle le scandale de nouvelles liaisons, Napoléon et Joseph avaient décidé de la remarier au plus tôt. Melzi, vice-président de la République italienne s’étant récusé, Joseph pressentit Camillo par l’intermédiaire de leur ami commun, le diplomate toscan Angiolini. Paulette, qui trouvait le prince séduisant et plus encore un titre princier assurant sa préséance sur ses soeurs encore rôturières, donna son accord. Le prétendant demanda à réfléchir et le cardinal légat sut lui forcer la main.
Selon la coutume française le mariage n’aurait dû être célébré qu’un an et dix jours après la mort de Leclerc, soit dans les premiers jours de novembre, mais Pauline exigea d’être secrètement unie à Borghèse par un prêtre dès la fin d’août, et à l’insu de Napoléon. Quand celui-ci l’apprit tardivement, il refusa d’assister à la cérémonie civile qui eut lieu dans les délais légaux.
Le ménage part aussitôt pour Rome où il est accueilli avec les plus grands égards par le Pape et par la princesse douairière. Mais Paulette ne tarde pas à s’ennuyer, à exaspérer son mari, par sa légèreté et ses maladies imaginaires. Elle voudrait rentrer à Paris, Napoléon s’y oppose si Camillo ne l’accompagne pas. Alors elle l’entraîne de ville d’eau en ville d’eau jusqu’à ce que la mort de son fils, le petit Dermid Leclerc lui offre la possibilité de venir l’inhumer en France.
Borghèse de plus en plus déçu, amer, jaloux, désoeuvré, la suit comme son ombre, aux Tuileries, à Saint-Cloud, au Petit Trianon. Napoléon le comble de bienfaits: Grand Aigle de la Légion d’Honneur, Altesse Impériale, et surtout du titre de chef d’escadron d’un régiment qui lui fournit le prétexte tant espéré de s’éloigner de sa femme, à leur commune satisfaction.
De 1805 à 1808 ils ne se revoient guère : lui, suivant de loin les Campagnes de son illustre beau-frère, gravit régulièrement les échelons: colonel, général de brigade, général de division. Elle, pendant ce temps, dosant savamment ses soins et ses plaisirs.
Cependant Napoléon se décide à confier à Borghèse une responsabilité théoriquement militaire en le nommant gouverneur général des départements au-delà des Alpes, avec résidence à Turin dans l’ancien palais des rois de Sardaigne.
Dans l’esprit de l’Empereur, cette sinécure _ car elle ne comporte en fait que la tenue d’une Cour et des représentations innombrables _ obligera le ménage désuni à reprendre la vie commune et redonnera un certain lustre à Turin, qui se meurt de n’être plus capitale.
En fait, Pauline n’est pas installée depuis un mois qu’elle se sauve dans une ville d’eau piémontaise, et bientôt à Aix et à Paris qu’elle ne quittera plus, malgré les abjurations de son frère. Camillo viendra la retrouver pour la naissance du Roi de Rome, deux ans plus tard: elle s’empresse de s’installer à Neuilly tant qu’il demeure en leur hôtel du faubourg Saint-Honoré. L’année suivante elle lui signifie son congé définitif.
Sans honte ni remords il remettra les places du Piémont à l’Autriche, le 27 avril 1814, aux termes d’une capitulation sans combat et s’en ira vivre avec une ravissante duchesse dans un de ses palais florentins. Pauline, aux prises avec de grands embarras financiers, fait appel aux termes de leur contrat de mariage pour lui soutirer une pension et le droit de vivre au Palais Borghèse. Elle lui propose même hâtivement de reprendre la vie commune. Il fait la sourde oreille. Elle en appelle à la justice papale qui rend en 1816 une sentence condamnant Borghèse à lui accorder tout ce qu’elle demandait: son palais, une pension, et même la ravissante villa Borghèse.
Sept ans se passent ainsi: mais après la mort du Pape Pie VII, elle lui intente un nouveau procès devant le Tribunal de la Rote pour obtenir davantage et elle le perd. Alors, sentant la mort approcher, elle vint, presque de force, s’installer chez lui à Florence et il supporta stoïquement ses derniers caprices, une année durant. Ils étaient ainsi pleinement réconciliés lorsqu’elle mourut en 1825. Il survivra jusqu’en 1832.
Camillo Borghèse n’était pas le simple d’esprit que Napoléon se plaisait à fustiger au cours de ses colères contre sa soeur. Il ne manquait pas de sens artistique ni de goût pour l’administration. Il aimait par dessus tout sa tranquillité, et il faut bien reconnaître qu’entrant dans une famille aussi tumultueuse que celle des Bonaparte, sans cesse tiraillé entre une femme dévorante et un beau-frère génial, tous deux aussi difficiles à vivre, le malheureux fit bonne contenance, se montra généreux et patient, et endossa mieux que d’autres ne l’eussent fait à sa place, le rôle ingrat de mari indésirable condamné à se taire.
Auteur : Guy Godlewski
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 266
Mois : oct.
Année : 1972
Pages : 23-24