Celle, qui est essentiellement connue pour avoir donné à Napoléon un fils naturel, appelé le comte Léon,
naquit à Paris, rue Poissonnière, le 13 septembre 1787 et fut baptisée le lendemain en l'église Saint-Eustache, avec pour parrain et marraine Louis-François Mahé de la Bourdonnais, lieutenant des chasses du Roi, et Catherine-Philippe Brunet de Mont-Louis, fille du directeur de la salle des ventes du Palais-Royal.
Sa mère, qui aurait été passablement galante, s'appelait Françoise-Charlotte-Eléonore Couprie ; fille d'un maître d'hôtel de l'ambassadeur du roi de Naples, elle vécut de 1767 à 1850. Son père, prénommé Dominique, né en 1743 et devant décédé en 1821, se disant bourgeois de Paris, fut maître-particulier des Eaux et forêts, mais aussi un des douze fournisseurs de vins de S.M., bénéficiant d'un privilège royal. Il perdit évidemment ces charges avec la Révolution, vécut alors d'expédients, fut emprisonné mais libéré, ainsi que sa femme, le 24 août 1794, après quoi on ne sait guère grâce à quelles ressources put subsister un ménage ayant six enfants.
Par contre, il est certain qu'Eléonore fut mise en pension à Saint-Germain-en-Laye, chez Madame Campan, où elle fut la compagne de maintes jeunes filles devant bientôt faire les plus brillants mariages, notamment les soeurs et nièces du général Bonaparte. Mais la mère, fort intrigante, était pressée de caser sa très jolie fille et, à cet effet, la conduisit dans les théâtres. Ce fut à celui de la Gaité que celle-ci fut remarquée par un certain Jean-Honoré-François Revel, né à Mougins le 11 septembre 1773, veuf de Jeanne-Charlotte Ruzot, qui lui avait donné deux enfants. Ce n'était hélas! là qu'un bel aventurier, se faisant passer pour capitaine de Dragons, alors qu'il n'était qu'un employé aux écritures dans les services d'un inspecteur général aux Revues. Avec la bénédiction de Madame Campan, il n'en épousa pas moins Eléonore à Saint-Germain-en-Laye, le 15 janvier 1805 ; mais, deux mois de lune de miel, financés on ne sait comment, ne s'étaient pas écoulés que le sieur Revel était arrêté pour présentations de fausses traites, incarcéré et condamné à deux ans de prison pour faux en écritures privées.
Ce fut alors que sa fort jolie femme, sur le commerce des charmes sur qui le fripon d'époux avait sans doute compté pour vivre et prospérer, alla solliciter, sur le conseil de leur ancienne éducatrice, l'aide de sa camarade de classe, devenue S.A.I. la princesse Caroline Murat, qui la plaça d'abord à Chantilly dans une pension de famille accueillant les jeunes femmes en semblable disgrâce, puis la fit venir auprès d'elle, d'abord en qualité de dame d'annonce, ensuite comme lectrice.
Son divorce ne fut prononcé que le 29 avril 1806, de telle façon que, le délai de viduité n'ayant pas été respecté, l'enfant qu'elle mit au monde, au 29 de la rue de la Victoire à Paris, le 19 décembre suivant – c'est-à-dire sept mois et demi plus tard – aurait dû être déclaré comme le fils légitime de Revel. Or, il n'en fut rien : il fut officiellement inscrit comme le fils d'Eléonore Denuel (sic) et de père absent.
Que s'était-il donc passé ? Tout simplement ceci : Caroline Murat, en en usant comme plus tard sa soeur Pauline avec la piémontaise Christine de Mathis, avait présenté sa toute jeune et fraîche lectrice à son frère Napoléon, qui, la trouvant fort à son goût la rencontra régulièrement soit aux Tuileries, soit dans le petit pavillon, dont elle avait la jouissance dans le parc du château de Neuilly, habité par les Murat. Cette liaison amoureuse aurait débuté en février 1806 et il semble que l'enfant fut conçu à la mi-mars, c'est-à-dire un bon mois, avant le prononcé du divorce des époux Revel.
On a dit et répété que ce fut l'annonce de la grossesse d'Eléonore qui délivra l'Empereur de son complexe d'impuissance et le décida à envisager le divorce. C'est là faire bon marché des autres enfants, dont Napoléon était vraisemblablement le père, qu'il s'agisse de la petite Joséphine, fille de l'épouse du général Souham, née en décembre 1801 ou de Napoléon-Joseph, mis au monde en août 1804 par Madame Duchâtel.
Le fait est que les amours de l'Empereur et d'Eléonore, si elles furent fructueuses, n'apportèrent pas à la dame toutes les satisfactions espérées, puisqu'on raconte qu'elle faisait discrètement avancer, avec son pied, la grande aiguille de la pendule de l'alcôve, théâtre de piètres ébats, pour être plus vite débarrassée de ce qui était devenu pour elle une corvée. Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'elle ait été l'héroïne de cette historiette, prétée généreusement à d'autres !
La future mère n'en fut pas moins comblée, puisqu'elle fut installée dans un charmant hôtel particulier, sis au 29 de la rue de la Victoire – ex Chantereine – où elle accoucha, et nantie, pour elle et son rejeton, de confortables revenus. Ce fut à Pultusk que, le 30 décembre 1806, Napoléon apprit, par les soins des Murat, la délivrance d'Eléonore, dument protégée par Méneval. Mais il est de fait que la mère ne revit plus le père et qu'elle fut même éconduite, quand elle tenta de se présenter à Fontainebleau. Le dévoué secrétaire de l'Empereur lui amena par la suite le garçonnet, qui ressemblait indiscutablement à son père.
Madame Denuelle de la Plaigne ne fut pas délaissée pour autant, puisqu'en janvier 1808 Napoléon décida de remarier son éphémère maîtresse. Regnaud de Saint-Jean d'Angély fut chargé de trouver un époux convenable parmi sa clientèle politique charentaise ; son choix se porta sur Pierre-Philippe Augier de la Sauzaye, alors jeune lieutenant au 15e régiment d'Infanterie de ligne. L'affaire fut conclue à l'insu de la future, qui se maria le 4 février 1808 à la mairie du 10e arrondissement et partit avec son époux pour l'Espagne, où elle atteignit enfin sa majorité. A l'occasion de ses noces, Eléonore fut richement dotée et, du fait de la situation militaire, elle dut assez vite regagner la France, où sa mère lui causa moult difficultés et tracas.
Augier, qui avait été aide de camp du maréchal Soult, fut alors affecté comme capitaine au 7e régiment de Cuirassiers, avec lequel, il participa à la campagne de Russie. Blessé au passage de la Bérézina, il fut porté disparu le 28 novembre 1812.
Les aventures matrimoniales de la jeune veuve ne s'arrêtèrent pas là, car elle se rappela au bon souvenir d'une autre compagne du pensionnat de Madame Campan: Stéphanie de Beauharnais qui avait épousé le grand-duc de Bade et qui la fit venir aussitôt à Mannheim. Le résultat de ce voyage fut le troisième mariage de la belle, qui, le 23 mai 1814, convola en justes noces avec le comte Charles-Auguste-Emile-Louis de Luxbourg qui, de major au service du roi de Bavière, devint alors intendant grand-ducal du théâtre de la cour badoise. Ce brave homme ne devant décéder que le 1er septembre 1849. Pendant trente-cinq ans de vie conjugale, Eléonore partagea sa vie entre Paris et Mannheim.
Mais, à la fin de 1814, elle eut la mauvaise surprise de voir réapparaître le sieur Revel, qui venait de se rallier bruyamment aux Bourbons restaurés et d'écrire un libelle vengeur dans lequel il accusait Napoléon et Murat d'avoir été les ravisseurs de son épouse. Pendant les Cent-Jours, il retourna sa veste, sollicita un emploi, en rappelant de mirifiques états de service purement imaginaires. Il obtint enfin de la Seconde Restauration un poste de sous-préfet en Eure-et-Loir, où il aurait eu des contacts avec les pires ultras. La trâce paraît alors perdue mais il semble bien qu'il avait tenté de faire casser son divorce, dans l'espoir de récupérer une partie de la fortune non négligeable de son ex-épouse.
Celle-ci perdit ses parents, son père en 1821, sa nièce en 1850 ; elle adopta une petite fille aveugle abandonnée qu'elle soigna jusqu'à sa mort survenue en 1848. Mais ce fut avec son fils qu'elle connut les pires déboires.
L’enfant sans nom, qu’elle aurait voulu appeler Napoléon – mais l’Empereur estima que Léon était bien suffisant –
fut en effet un personnage extravagant. Surnommé Charles Macon, avant de devenir, proprio motu, le comte Charles-Léon, il fut le plus souvent désigné, dans les rapports officiels comme étant le fils de la comtesse de Luxbourg.
Le beau-père de Méneval, le baron Mathieu de Mauvières, en assura la tutelle jusqu'au 25 octobre 1821 et fut remplacé par Méneval lui-même, qui rendit ses comptes le 26 janvier 1826. A vrai dire, le jeune galopin avait déjà fait une fugue, à l'âge de dix-sept ans et dès qu'il fut en possession de sa fortune, il la dilapida allègrement, surtout au jeu. Il eut quelques velléités de servir dans l'armée badoise et, de fait, commanda le bataillon, de la Garde Nationale de Saint-Denis de 1830 à 1832. Il fit de la prison pour dettes en 1838, se battit maintes fois en duel et se montra avec sa bonne mère d'une rare insolence, allant jusqu'à l'assigner en justice, pour lui extorquer de l'argent. Il se rendit même à Londres pour y provoquer son « cousin » Louis-Napoléon.
Devenu Empereur, celui-ci, peu rancunier en l'occurence, lui fit verser une pension annuelle des plus confortables et paya toutes ses dettes, mais refusa de le recevoir et d'entériner son faux-titre de comte, cependant toléré par courtoisie. Il se maria avec une couturière, dont il eut quatre enfants qui eurent une postérité encore représentée mais en voie d'extinction. Il décéda dans la gêne à Pontoise, le 14 avril 1881.
Quant à Eléonore, à qui il faut revenir pour terminer, elle survécut près de vingt ans à son troisième mari, jouissant jusqu'à sa mort d'une fortune considérable, malgré les nombreuses ponctions effectuées par son fils. Elle demanda, avant de rendre le dernier soupir qu'on lui laisse au cou dans son cercueil la chaîne et la petite médaille pieuse que lui avait données Napoléon et elle s'éteignit dans son bel appartement du boulevard Malesherbes le 30 janvier 1868, à l'âge de quatre-vingt-un ans et cinq mois, sans avoir été reçue à la cour impériale. Elle repose à la 41e division du cimetière du Père-Lachaise.
D'aucuns ont voulu ne voir dans Eléonore Denuelle de la Plaigne qu'une femme insignifiante, futile et sans esprit. En réalité, elle était douée pour la peinture et le piano et avait un style excellent, toutes choses qui font honneur à l'éducation dispensée par Madame Campan. Ce fut une victime qui, malgré tout conserva jusqu'à sa mort un fidèle attachement à Napoléon, de qui elle disait qu'il était « le premier homme du monde ».
Auteur : Colonel Henri RAMÉ
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 357
Mois : 02
Année : 1988
Pages : 28-29