Antoine-Louis-Claude Destutt, comte de Tracy, célèbre philosophe sensualiste, membre de l’Académie française, est né à Paris, le 20 juillet 1754.
Il était issu d'une famille d'ancienne noblesse, d'origine écossaise, venue en France en 1420, pour aider le Roi dans sa lutte contre les Anglais et qui s'était établie dans le Bourbonnais; en 1639 sur la terre de Paray-le-Fraizil (aujourd'hui Paray-le-Frésil), près de Moulins. Son père, chevalier de Malte, puis marquis de Tracy, était mort des blessures qu'il avait reçues pendant la guerre de Sept ans, à la bataille de Minden, alors qu'il commandait la gendarmerie royale (1). En 1766, avant de mourir, il avait fait promettre à son fils de suivre, lui aussi, la carrière des armes.
Le jeune Antoine fait de solides études, littéraires et scientifiques. Lecteur passionné des oeuvres de Voltaire, il le rencontre à 16 ans, à Ferney. Plus tard, il racontera avec émotion sa réception et la manière dont Voltaire lui avait mis la main sur la tête. Il se figurait la sentir encore…
Par fidélité à la tradition familiale et à sa promesse, il entre dans les Mousquetaires du Roi, à la 2e compagnie (les << Mousquetaires noirs>>, en raison de la couleur de la robe de leurs chevaux), le 12 janvier 1769 (2); à 22 ans, il est colonel en second du régiment Royal-Cavalerie. A la suite de son mariage, le 6 avril 1779, avec Émilie-Pérette-Antonie de Durfort de Civrac, il reçoit le commandement du régiment de Penthièvre, qui appartenait au duc de Penthièvre, grand-oncle de sa femme. C'était un officier studieux, adroit dans les exercices et enjoué.
Mais, d'ores et déjà, l'officier est passionné par les idées et la philosophie et il fréquente, dans les salons de la célèbre Mme Helvétius, à Auteuil, les hommes qu'on appellera, plus tard, les Idéologues: Condorcet, Garat, Ginguené, Cabanis, Daunou, Gerando, Laromiguière et Volney (3).
La Révolution arrive. Destutt de Tracy, élu député de la noblesse du Bourbonnais (Sénéchaussée de Moulins) aux États-généraux, est favorable aux idées nouvelles: il est l'un des premiers nobles à se réunir au Tiers-état et il vote le 4 août 1789, avec enthousiasme, la suppression des titres et privilèges (il abandonne son titre de comte). Lors de la fuite du Roi, il condamne les sympathies de son régiment pour le marquis de Bouillé. Après la dissolution de l'Assemblée constituante (30 septembre 1791), il se retire dans sa maison, à Auteuil, où habite également, dans la résidence de Mme Helvétius, son ami, le médecin philosophe Cabanis.
Cependant, la guerre éclate en 1792 et Destutt est nommé par le ministre de la Guerre, Louis de Narbonne-Lara, maréchal de camp (général de brigade) à l'armée du centre commandée par Lafayette. Il est à Maubeuge en juin 1792, mais il démissionne de l'armée en juillet. Le 18 août, Lafayette et son état-major partent pour l'émigration; Destutt, lui, revient à Auteuil. Il est arrêté le 2 novembre 1793 et emprisonné à l'Abbaye, puis aux Carmes ; il joue aux échecs, s'initie à la philosophie de Condillac et de Locke et met au point sa propre doctrine philosophique. Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), la chute de Robespierre le sauve de l'échafaud. Comme son ami Daunou (emprisonné à la Force), il retrouve la liberté en octobre 1794 et, désormais, il se consacre à la littérature et à la philosophie.
Sous le Directoire, Destutt de Tracy est nommé membre de la section des Sciences morales et politiques de l’Institut de France créé à l’initiative de Daunou.
En 1799, après avoir décliné un commandement dans l'armée du général Bonaparte, lors du départ pour l'Égypte, il fait partie du Comité d'instruction publique, avec ses amis Guiguené, Garat et Cabanis.
D'une manière générale, les Idéologues (notamment Cabanis, Roederer, Marie-Joseph Chénier et Volney), sont favorables au coup d'État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). En effet, la république qu'ils souhaitent est nettement << aristocratique>> et, comme ils écrivaient dans leur organe, << La Décade philosophique>>: << Lorsque le calme n'est pas encore rétabli dans un État longtemps agité, il faut laisser au pouvoir exécutif une grande force pour qu'il puisse comprimer toutes les factions>>.
De son côté, le général Bonaparte recherchait l'appui des Idéologues dont l'influence après thermidor était indéniable, dans la mesure où ils représentaient << la conscience>> de la Révolution finissante.
Sous le Consulat, Destutt de Tracy est nommé membre du Sénat, comme Cabanis, Garat et Volney.
Par la suite, les Idéologues sont déçus par l'évolution de la politique napoléonienne et ils constituent, au sein du Sénat conservateur, une opposition intellectuelle et feutrée (4).
Nonobstant cette tendance, Destutt de Tracy, que Napoléon considérait comme le chef des Idéologues, reçoit le titre de comte de l'Empire, par lettres patentes du 26 avril 1808, avec dotation et il est admis dans l'ordre de la Légion d'honneur avec le grade de commandant (aujourd'hui commandeur). A la mort de son ami Cabanis, il est élu à l'Académie française, le 21 décembre 1808 et lui succède au fauteuil XL (où Guizot le remplacera en 1836).
En réalité, Napoléon était irrité par les Idéologues (les raisonneurs) mais également fasciné par eux (avec le secret espoir que leurs idées pourraient conforter son régime) et, comme le fait remarquer Georges Gusdorf, ce n'est pas forcément << L'Empereur qui a le mauvais rôle, lui qui a accepté les rebuffades sans pour autant retirer sa faveur>>.
A la fin du règne, en 1814, Destutt de Tracy, est l’un des premiers à voter la déchéance de Napoléon.
Louis XVIII lui rend le titre de comte, auquel il avait renoncé le 4 août 1789 ; en même temps, il reçoit une rente équivalente à sa dotation et le titre de pair de France, qu'il conserve en 1815, après les Cent-Jours, n'ayant rempli aucune fonction, ni prêté aucun serment à Napoléon lors du retour de l'île d'Elbe.
Désormais, Destutt de Tracy se consacre uniquement à sa tâche d'académicien et à la science idéologique (étude des idées). Il revoit l'ensemble de ses écrits, à savoir: << Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple>> (1798), << Observations sur le système d'instruction publique>> (1801); Éléments d'idéologie: l'Idéologie (1801), la Grammaire (1803), la Logique (1805) et un ouvrage d'économie politique: Traité de la volonté et de ses effets (1815); enfin un essai sur le génie et les ouvrages de Montesquieu (1828). Son commentaire sur l'Esprit des lois avait tout d'abord paru aux États-Unis, en 1811, traduit par Jefferson.
Du point de vue philosophique, la filiation de Destutt de Tracy est à la fois claire et illustre : il appartient au sensualisme de Condillac,
dont il a perfectionné la doctrine (5). Mais comme a pu l'écrire sa belle-fille (Sarah Newton, comtesse Victor de Tracy): << M. de Tracy ne voulait pas, comme on l'a prétendu, le culte de la matière: il voulait celui de la morale, qu'il regardait comme la première des sciences, s'affligeant de la voir négligée par tous, par les hommes d'État, disait-il, qui n'y pensent que peu, par le clergé, qui ne s'en occupe pas assez et par les gens du monde, qui n'y songent pas du tout>>.
En revanche, il était privé du sentiment de la foi, ce que ne comprenait pas Mme de Staël qui, elle, restait fidèle aux << lumières>> et à la religion. En réponse à une lettre qu'il lui avait adressée à propos de son roman, Corinne (1807), elle lui écrivit: << Vous me dites que vous ne me suivez pas dans le ciel ni dans les tombeaux. Il me semble qu'un esprit aussi supérieur que le vôtre et qui est déjà détaché de tout ce qui est matériel, par la nature même de ses recherches, doit un jour se plaire dans les idées religieuses: elles complètent tout ce qui est grand; elles apaisent tout ce qui est sensible et, sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie, comme de la mort, qui bouleverserait mon imagination>>.
Il faut cependant signaler que le philosophe avait fait bâtir une église avec les pierres d'une grosse tour qu'il avait fait abattre, lui qui fréquentait si peu les églises et qui tenait tant aux vieux murs de son manoir de Paray-le-Fraizil.
Esprit fin et pénétrant, il était d'une extrême politesse, mais particulièrement entêté.
On l'avait surnommé << Têtu de Tracy>> et il goûtait beaucoup cette plaisanterie, disant que l'entêtement était un bon défaut et que les hommes étaient souvent méprisés parce qu'ils ne savaient pas dire non. Il se promenait toujours en bas de soie, sans avoir voulu connaître l'usage du parapluie. Ses amis les plus intimes étaient: Louis de Narbonne-Lara, avec lequel il avait été élevé, le général Lafayette, le docteur Cabanis et Daunou. Il s'était brouillé avec Stendhal à propos de son essai sur l'amour (1822): M. de Tracy essaya de lire l'ouvrage, n'y comprit rien et déclara à l'auteur que c'était << absurde>> (il employait souvent ce mot, sans se douter de l'effet violent qu'il produirait).
Le 1er décembre 1824, il perd sa femme, qui avait toujours été une compagne gaie et dévouée. En vieillissant, il s'isole et s'attriste. Longtemps malade, presque aveugle, il est frappé de paralysie et meurt, quelques jours après, le 9 mars 1836 à Paris (8e), 35, rue d'Anjou (hôtel de Créqui, aujourd'hui démoli), à l'âge de 83 ans. Le 12, il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise (10e division), dans un profond recueillement et deux discours sont prononcés, l'un par son ami Daunou, l'autre par Flourens, membre de l'Académie des Sciences (Cf. Le Moniteur Universel, 25 et 28 mars 1836).
Sur le plan des idées, Destutt de Tracy a eu une influence incontestable sur les hommes de son temps, notamment sur les philosophes. Jean Mistler estime qu'il était << sur le chemin de la grande idée de Maine de Biran qui, avec Laromiguière et sous l'influence de la psychologie écossaise, fera ressortir le rôle de la volonté et préparera la réaction spiritualiste du XIXe siècle>> (Cf. Napoléon, Ed. Rencontre, 1969, vol. 5, p. 40).
En ce qui concerne la descendance, il est à retenir qu’Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy et son épouse Émilie ont eu quatre enfants :
1) Françoise-Émilie (1780-1860, mariée en 1802 au fils aîné de Lafayette, à l'église Notre-Dame d'Auteuil, où leurs deux filles ont été baptisées);
2) Antoine-César-Victor (1781-1864, dont nous reparlerons ci-dessous);
3) Ange-Marie (né en 1784 et mort en bas-âge);
4) Augustine-Émilie-Victorinne (1788-1850, mariée au comte de Laubespin).
Antoine-César-Victor Destutt de Tracy est né à Paray-le-Fraizil le 9 septembre 1781. Il est admis en 1797, avec distinction, à l'École polytechnique, puis à l'École d'application de Metz (artillerie); il fait une brillante carrière militaire: il est au camp de Boulogne (1803), à Austerlitz (1805); aide de camp du général Sébastiani, il l'accompagne à Constantinople (1807), puis en Espagne (1808), où il est nommé chef de bataillon, décoré (1810), grièvement blessé en Andalousie, le 16 mai 1811, avec le 58e d'infanterie de ligne; en 1812, en Allemagne, où il commande une demi-brigade (régiment) de recrues, dans le 11e corps (réserve de l'armée de Russie, sous les ordres d'Augereau); lors de la campagne de 1813, il est fait prisonnier et ne revient en France qu'après la chute de l'Empire. Nommé colonel, il obtient son congé en 1818. En 1822, il commence une carrière politique: élu député de l'Allier, puis de l'Orne (1848), il défend des idées libérales (il est lié avec Manuel, Laffitte et le général Foy). Sous la IIe République, lorsque le prince Louis-Napoléon est président, il est ministre de la Marine et des Colonies dans le cabinet Odilon Barrot (20 décembre 1848-31 octobre 1849). Mais après le coup d'État du 2 décembre 1851, il se retire de la vie politique et se consacre exclusivement à l'agriculture (il préconise des améliorations dans ses lettres sur l'agriculture, réunies en 1857) et à son domaine de Paray-le-Frésil, où il meurt le 13 mars 1864.
En 1816, Victor Destutt de Tracy avait épousé à Paray, Marie-Sarah Newton, veuve du général Letort (comte de l'Empire, nommé aide de camp de Napoléon le 21 avril 1815, tué à Charleroi le 15 juin 1815). Née en 1789 en Angleterre, Sarah Newton était l'arrière petite-nièce du célèbre mathématicien et astronome anglais (6); venue très jeune en France, avec sa mère, elle avait été admise dans le salon de la marquise de Coigny. Belle et intelligente, musicienne, peintre, écrivain, elle réussissait dans tous les arts. Pendant trente ans, son salon fut l'un des plus recherchés de la capitale, (hôtel de Bouville, 52, rue d'Anjou, Paris 8e). Elle avait entrepris d'écrire un ouvrage sur les pères de l'église lorsqu'elle mourut subitement à Paray, le 27 octobre 1850. Après sa mort, son mari publia les << Essais divers, lettres et pensées de Madame de Tracy>> (3 vol. 1852-1855). M. de Lamartine, lui-même, écrivit que ces lettres avaient << souvent la grâce de Mme de Sévigné mais surtout l'âme de Fénelon>>.
De leur union était née une fille, Marie de Tracy, mariée en 1835 à Césaire-Flavien-Emmanuel-Henrion de Staal de Magnoncour, maire de Besançon, pair de France, dont l'un des fils, Jacques-Victor-Flavien, fut autorisé à relever le nom et les armes de Tracy (décret impérial du 14 juin 1861) ainsi que le titre de marquis (décision de Thiers, président de la République, du 25 février 1872). Aujourd'hui, il existe encore des descendants.
Auteur : Marc Allégret
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 359
Mois : 06
Année : 1988
Pages : 29-30
Notes
(1) Son grand-père maternel, le marquis de Druy, avait eu le même destin: il avait été tué en Italie, en 1693, à la bataille de La Marsaille (victoire de Catinat sur le duc Victor-Amédée de Savoie), alors qu'il commandait la gendarmerie royale.
(2) Les Mousquetaires de la Maison du Roi étaient logés à Paris (la 2e Cie rue de Charenton). Ils portaient l'habit écarlate, la soubreveste bleue et galonnée, avec deux croix de velours blanc, l'une devant, l'autre derrière. Composée uniquement de gentilshommes, cette troupe d'élite avait la préséance sur les autres cavaliers de l'armée.
(3) L'hôtel de Mme Helvétius était situé à l'emplacement actuel du no 59 de la rue d'Auteuil (Paris, 16e). Elle l'avait acheté en 1772, au peintre pastelliste Quentin La Tour. On dit que le général Bonaparte y fut introduit par Volney. Ses frères, Lucien et Joseph, l'avaient précédé. Après la mort de Mme Helvétius, en août 1800, l'hôtel devint la résidence de Cabanis (jusqu'à sa mort en 1808), du chancelier Pasquier, de Guizot, enfin du prince Pierre Bonaparte. C'est dans son salon que fut tué le journaliste Victor Noir, motif pour lequel l'immeuble fut incendié en 1871 par les Fédérés.
(4) Sur les Idéologues, voir Louis Bergeron: L'Épisode napoléonien, Aspects intérieurs 1799-1815. Seuil 1972, p. 95 à 106. – J. Tulard, Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1987, p. 902. « Les idéologues », par André Cabanis.
(5) Les philosophes de l'école sensualiste étudiaient les idées à partir des sensations, en dehors de toute métaphysique.
(6) Les théories de Newton sur la gravitation universelle (soutenues par les Anglais) ne concordaient pas avec les théories cosmogoniques de Descartes (soutenues par les Français). Depuis Einstein, on considère que les deux savants << ont apporté des contributions extraordinaires autant que différentes>> qui, l'une et l'autre, ont leur part de vérité (Cf. Albert Ducrocq, l'héritage de Newton, Le Figaro, 7 juillet 1987, p. 12).