Appartenant à une vieille famille d’authentique mais petite noblesse normande, attestée à Vire, dès 1450, Charles-Jacques-Nicolas Duchâtel, qui, jusqu’à la Révolution, se fit appeler du Chatel de Saint-Pierre, naquit à Tinchebray (Orne) le 29 mai 1751 et était le fils de Pierre-Nicolas-Charles propriétaire terrien, qui mourut le 28 décembre 1794, et de Marie-Jeanne-Antoinette de Sainte-Marie, qu’il avait épousée en 1744 et qui décéda le 31 août 1799, à l’âge de soixante-treize ans.
Ses ascendants, maintenus nobles en 1667 étaient notamment seigneurs de la Molière, des Chapelles et de Saint-Pierre de Tinchebray; ils avaient contracté moult unions dans la noblesse du cru, avec les filles des Saint-Bosmey, des la Proque, des Fréval, etc… Leurs armoiries étaient: « coupé, au I, d'azur au château donjonne de trois tours d'or girouettées d'argent, au II fascé d'or et de gueules à six pièces. »
Charles-Jacques-Nicolas fit ses études au collège de Vire et entra, en 1711, en tant que surnuméraire, dans l'administration des Domaines du Roi ; il fut envoyé en poste à Bordeaux, où, pendant vingt-deux ans, il gravit tous les échelons de la hiérarchie jusqu'à devenir, dès 1786, directeur de l'Enregistrement, tout en restant célibataire. Il ne fut révoqué qu'en 1793 et, comme ancien noble incarcéré au fort du Hâ d'où il fut vite délivré grâce à l'astuce de quelques amis. Il réussit à se cacher dans la campagne environnante jusqu'au 9 thermidor. Les représentants en mission en Gironde le récupérèrent alors et l'affectèrent à la nouvelle administration départementale, où il dirigea le service du contentieux domanial qu'il connaissait mieux que personne.
Le 18 octobre 1795, il fut élu au conseil des Cinq-Cents, où il siégea durant trois ans, y faisant partie de la commission des Finances. Il y rapporta la loi sur l'Enregistrement et le Timbre du 21 janvier 1797, s'occupa du rétablissement de la Loterie nationale, s'intéressa au régime des hypothèques et des ventes aux enchères, ainsi qu'au paiement des intérêts de la dette publique. Il se lia d'amitié avec Jean-Baptiste Paulée, richissime spéculateur douaisien et fournisseur aux armées, dont la fille épousera plus tard son fils aîné.
Il ne se représenta pas aux élections de 1798, réintégra les Services de l'enregistrement, d'où, le 21 décembre 1799, il fut appelé au conseil d'État par la commission consulaire exécutive provisoire, établie au soir du 19 brumaire, sans doute sur la recommandation du landais Roger Ducos. Il fut d'abord envoyé en mission dans le Midi et les Alpes, d'où il rapporta un remarquable rapport concluant à l'achèvement rapide de la route du Simplon.
Réinstallé ensuite à Paris, il fut nomme en 1801 le premier directeur général de l’administration de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre, qu’il réorganisa en profondeur dans les locaux de la rue de Choiseul où il vint lui-même habiter
Le 13 avril 1802, Charles-Jacques-Nicolas épousa une très jolie jeune fille de plus de trente ans sa cadette, qui s'appelait Marie-Antoinette-Adèle Papin et était née à Aire-sur-l'Adour le 4 juillet 1782. Elle était la fille de Jean-Baptiste Papin, avocat et receveur des Finances, membre du Corps législatif en tant que député des Landes – lui-même cadet de son gendre, puisqu'il était né à Aire le 10 décembre 1756 – et de Marie-Baptiste Francine de Saint-Christau, née en Espagne, à Saint-Sébastien le 16 février 1762, qu'il avait épousée à Latrille (Landes) le 12 septembre 1780.
Que dire de la famille Papin, si ce n'est qu'il est avéré que des Papin angevins de Thévignières et des Papin bretons de l'Epine venus au début du XVIIe siècle – fort précisément, pour certains en 1635 – s'installer à la Martinique y nouèrent de multiples alliances matrimoniales avec des Boureau de la Chevalerie, des Tascher de la Pagerie, des Vergers de Sannois et bien, d'autres.
Mais jusqu'ici il n'a pas été possible de découvrir les liens unissant les Papin devenus martiniquais aux Papin restés en France, notamment ceux de la région de Marmande, dont sont incontestablement issus ceux des Landes et plus particulièrement ce Jean-Baptiste, beau-père de Duchâtel. Il est par contre indéniable que la future impératrice Joséphine doutait si peu de son cousinage, si lointain fut-il, avec ces Papin qu'elle attira à Malmaison, à Saint-Cloud et aux Tuileries la jeune Madame Duchâtel, dont elle fit une de ses toutes premières dames du palais.
Quoiqu'il put en être de cette consulaire puis impériale parenté, Marie-Antoinette-Adèle avait déjà mis au monde à Paris rue de Choiseul, le 19 février 1803, un garçon. En apprenant cette naissance, le Premier Consul conseilla à l'heureux père de donner à son premier rejeton, en sus de Charles et de Marie, le prénom usuel de Tanneguy, pour laisser croire que la famille Duchâtel descendait du célèbre compagnon de Charles VII, bien que celui-ci fut breton et non point normand. Ainsi fut fait !
Or, il advint que la jeune mère fut rapidement à nouveau enceinte. Les bruits les plus insistants coururent alors les couloirs des résidences du ménage Bonaparte. Il a été rapporté par tous les mémorialistes de l'époque – Madame de Rémusat comme la duchesse d'Abrantès, la reine Hortense comme le valet de chambre Constant – que Madame Duchâtel sut effectivement inspirer au futur Empereur une véritable – bien qu'éphémère – passion, assortie de maintes galanteries, dont Joséphine, connue pour sa jalousie effrénée, prit non seulement ombrage mais peur et alla jusqu'à se permettre, à l'égard de sa petite cousine, des réflexions, qui, rapportées à Napoléon, ne firent qu'exacerber ses tendres sentiments.
Certes, mais sans entrer ici dans des détails hors du sujet, les deux amants – car ils le furent certainement – surent être aussi discrets et prudents que possible, laissant même complaisamment mettre en avant l'amour que la dame inspirait tant à Murat qu'à Eugène de Beauharnais. Le fait est que le 5 août 1804 vit le jour, rue de Choiseul, un petit garçon, prénommé Napoléon-Joseph, dont le tout nouveau couple impérial accepta d'être parrain et marraine. L'Empereur aurait alors envoyé à la parturiente son portrait entoure de diamants que, dans un geste de pudeur bien compréhensible, celle-ci refusa, bien que ce cadeau vint de celui qui était très probablement le père du nouveau-né.
Les honneurs continuèrent alors à se déverser sur le vieux mari, qui semble n'avoir eu aucun soupçon, d'autant plus que sa charmante épouse lui donna un peu plus tard une fille prénommée Amélie-Jeanne-Caroline-Adèle. En 1807, le père avait reçu la sénatorerie d'Alençon et, par lettres patentes du 8 mai 1808, il fut crée comte de l'Empire, se contentant d'adjoindre à ses armes ancestrales le franc-quartier, échiqueté d'azur et d'argent des comtes conseillers d'État. Il fut enfin élevé le 30 juin 1811 à la dignité de Grand-Officier de la Légion d'honneur, non sans avoir reçu préalablement d'importantes dotations: le 15 août 1809 sur le Hanovre, et le 16 janvier 1810 sur le canal du Midi, que furent complétées grassement le 1er janvier 1812 par d'autres sur l'Illyrie et le département du Nord.
Le beau-père Papin ne fut pas oublié dans cette distribution. Dès le 5 février 1805, il était passé du Corps législatif au Sénat conservateur et, par lettres patentes datées du même jour que celles de son gendre, il fut créé comte de l'Empire, au titre de Saint-Christau – du nom de sa femme – avec de belles armoiries de gueules à douze losanges appointés et posés en croix, complétées à dextre par le franc-quartier des comtes sénateurs : d'azur au miroir d'or posé en pal, dans lequel se mire un serpent d'argent.
Peu avant, cet homme effacé, qui ne s'était fait remarquer dans les assemblées où il avait siégé que par son intérêt pour les affaires de sa petite patrie landaise, avait eu l'insigne honneur d'héberger, dans son hôtel particulier de Mont-de-Marsan, sis l'actuel numéro 22 de la rue Armand-Dulamon, le 13 avril 1808 son auguste souverain se rendant à Bayonne, puis le 28, sa cousine Joséphine. Il mourut peu après à Paris, le 3 février 1809, à l'âge de cinquante-trois ans; sa veuve lui survécut jusqu'au 24 mai 1827, date à laquelle elle décéda en son château de Benquet, dans le département des Landes.
Vint la débâcle. Le parfait haut fonctionnaire qu’avait toujours été Duchâtel n’hésita pas à faire allégeance aux Bourbons restaurés, qui le maintinrent dans son poste lucratif de directeur général de l’Enregistrement et des Domaines, tandis que son épouse se faisait présenter au comte d’Artois.
Au retour de Napoléon de l'île d'Elbe et toujours dans le but de conserver son poste, il apporta son adhésion au régime des Cent-Jours, bien que l'Empereur, choqué par ses retournements successifs, l'ait reçu assez froidement. Mais, fort heureusement pour sa mémoire, la comtesse Duchâtel fut, au lendemain de Waterloo, une des rares anciennes amies de Napoléon à savoir trouver le chemin de Malmaison, où elle apporta à l'Empereur déchu les consolations que lui dictait le souvenir du temps où, lors de la proclamation triomphale de l'Empire, elle avait été la maîtresse très affectionnée du grand homme.
Dès le 30 juillet 1813, le très enrichi et non moins prévoyant Duchâtel avait acheté en Saintonge le très beau château de Mirambeau, qu'il avait aussitôt entrepris de restaurer et où, n'étant plus employé par la Seconde Restauration, lassée de ses volte-face précédents, il alla se faire oublier. Cependant, il sollicita de Charles X la signature d'une ordonnance royale, datée du 10 juillet 1825, aux termes de laquelle il était reconnu et maintenu dans la noblesse avec le titre de comte.
Il ne fit réellement surface dans les affaires publiques que le 17 novembre 1827, en se faisant élire député de la Charente-Inférieure. Il siégea dans l'opposition, au Centre Gauche, vota le 6 mars 1830 la célèbre adresse au Roi, dite « des deux-cent-vingt-et-un » et fut réélu le 30 juin. Député sous la monarchie de Juillet, il céda son siège à son fils aîné en 1832 et, le 25 juillet 1833, Louis-Philippe le fit pair de France et lui octroya la dignité de Grand-croix de la Légion d'honneur.
Il ne mourut à Mirambeau que le 21 septembre 1844, à l'âge de quatre-vingt treize ans, tandis que son épouse ne décéda à Paris, que sous le Second Empire, le 20 juin 1860, dans sa soixante-dix huitième année. Ils reposent, l'un et l'autre, avec sept de leurs descendants dans la chapelle funéraire familiale du cimetière de Mirambeau.
Il faut maintenant dire quelques mots de la descendance Duchâtel.
Si la fille passe d'autant plus inaperçue qu'elle ne donna point de postérité à Jules Narjot (1808-1881) fils d'un notaire parisien et futur préfet, qu'elle épousa le 24 avril 1838, alors qu'il était sous-préfet de l'arrondissement de Jonzac, sur le territoire duquel se trouve Mirambeau, il n'en est pas de même de ses deux frères, surtout de l'aîné.
Charles-Marie-Tanneguy (1803-1867) fut un des hommes politiques marquants de la monarchie de Juillet, dont il fut successivement ministre du Commerce, des Finances et, sept ans durant, de l'Intérieur. Ce fut lui qui fit voter les crédits nécessaires pour le retour des Cendres de Napoléon. Cet ancien avocat, qui fut élevé en 1846 à la dignité de Grand-croix de la Légion d'honneur, accompagna Louis-Philippe au début de son exil en Angleterre. Dès 1842, il avait été élu membre de l'Académie des Sciences Morales et Politiques; en 1846, il était entré à celle des Beaux-Arts. Il légua une grande partie de sa magnifique galerie de tableaux au musée du Louvre.
Il avait épousé en 1836 Eglée-Rosalie Paulée (1817-1878), qui lui donna deux enfants :
– un fils, Charles-Jacques-Marie Tanneguy (1838-1905), qui sous la Troisième République, fut député et diplomate. Il légua à la ville de Jonzac le château de Mirambeau, pour en faire un asile de vieillards, d'autant plus libéralement que, de ses deux mariages successifs avec Gabrielle d'Harcourt et l'Anglaise Ada Bellairs, il n'avait aucune descendance;
– une fille, Marguerite-Caroline-Jeanne-Rosalie, qui épousa en 1862 Charles-Louis duc de la Trémoille et de Thouars, prince de Tarente et de Talmont. Leur petit-fils, le prince Jean-Charles de Ligne-la-Trémoille, ayant postérité, possède en son château de Serrant, à Saint-Georges-sur-Loire, en Maine-et-Loire, l'unique portait connu de la comtesse Duchâtel, née Papin de Saint-Christau, représentée en joueuse de harpe, par le peintre Lethière.
Reste à parler de Napoléon-Joseph-Léon (1804-1884) qui fut plus effacé que son frère aîné.
Ayant d'abord choisi la carrière des armes – sans doute par atavisme… paternel – il sortit de Saint-Cyr dans l'Infanterie en 1823, passa dans le service d'état-major et se distingua à la prise d'Alger, étant capitaine. Il quitta ensuite l'uniforme pour des raisons personnelles mal élucidées et épousa en 1836, Clotilde-Zoé-Jenny de Chambert-Servoles (1814-1871). Intégré dans l'administration préfectorale, il fut successivement préfet des Basses-Pyrénées puis de la Haute-Garonne. Député de la Charente-Inférieure à la place de son frère, puis pair de France peu après le décès du vieux mari de sa mère, il rentra totalement dans la vie privée, dès février 1848, si bien qu'aucun des deux frères ne servit le Second Empire. Il décéda à Paris, à l'âge de quatre-vingts ans après une vie marquée par des déboires conjugaux dus à l'extrême légèreté d'une épouse, qui lui donna deux filles: Claire-Marie-Valentine, née en 1837 et mariée en 1857 au comte René-Gaston Vallet de Villeneuve Guibert et Charlotte-Marie-Madeleine, venue au monde en 1846 et mariée en 1866 au comte Emmanuel-Albert de Goltstein. Il résulta de ces deux unions d'abondances descendances, toujours très représentées.
Auteur : Colonel Henri Ramé
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 364
Mois : avril
Année : 1989
Pages : 31-32