Née à Varese (Lombardie), le 17 avril 1773, Giuseppina, très tôt remarquée pour sa voix splendide et sa radieuse beauté, bénéficie de la formation des meilleurs professeurs du bel canto, qui l’initient au grand style de l’ancienne école italienne.
Notamment, elle a la chance de travailler avec Marchesi et Crescentini, qui perfectionnent sa technique vocale.
Sa voix grave de contralto, vigoureuse et accentuée, abordait facilement les notes aiguës des soprani et joignait à une pénétrante sonorité une fluidité de vocalisation bien rare dans les voix robustement timbrées.
Elle fait ses débuts à Parme en 1789, puis à Milan, à La Scala en 1791. Dès son apparition, toutes les autres divas italiennes s'effacent et les directeurs artistiques des grandes villes se disputent, à prix d'or, sa participation.
Lorsque les Français, après Lodi, entrent triomphalement à Milan, le 15 mai 1796, la Grassini est à l'apogée de son art. À La Scala, elle chante, avec Crescentini, Romeo e Giuletta, de Zingarelli. Au talent, elle alliait une remarquable beauté :
« Éclatante de fraîcheur et de santé, portant sur un cou souple et élancé un visage expressif, à la chair lisse, au teint mat mis en valeur par une opulente chevelure d'ébène ; ses larges iris bruns, assez écartés pour qu'aucune expression du regard n'échappât au spectateur, jouaient sous l'arc impérieux de ses sourcils… ».
Telle apparaissait la prima donna assoluta, dans l'éclat de ses vingt-trois ans.
Le général Bonaparte entend cette admirable voix, elle l'enchante car il aime le bel canto italien. De son côté, la cantatrice essaie de le séduire, vainement. Encore très épris de Joséphine, il a l'image de « sa petite femme gravée dans son coeur » et il dédaigne les avances des jeunes femmes italiennes.
En 1797, la Grassini est engagée à Venise, ensuite à Naples, où elle obtient de grands succès et, en 1800, elle revient à Milan.
C'est alors la seconde campagne d'Italie et le Premier Consul entre à Milan, le 2 juin 1800. Le 4 au soir, il se rend à La Scala, où il est reçu triomphalement et où il entend chanter la Grassini. Et, cette fois-ci, Napoléon Bonaparte se laisse séduire par la belle et brûlante cantatrice. Elle demeure avec lui au Palazzo Reale, mais le général, qui entend rétablir les moeurs, lui recommande la discrétion. Elle charme ses moments de liberté, avant et après Marengo, en lui chantant son répertoire et en l'amusant par ses propos enjoués.
À la fin juin, le Premier Consul rentre en France. Avec son accord, la prima donna fait le voyage, dans la voiture de Berthier. Arrivée à Paris, elle participe à toutes les fêtes en l'honneur du Premier Consul et de la Victoire. Elle chante aux Tuileries, à Malmaison (1).
Bonaparte l'a installée dans une petite maison de la rue Caumartin où il vient, quelquefois, la retrouver (à Sainte-Hélène, Napoléon dira qu'il préférait les blondes aux brunes et que Mme Grassini ne lui plaisait pas tellement à cause de cela). Ainsi, malgré ses succès de diva, Giuseppina s'ennuie (elle aurait voulu être la favorite en titre !). Dans ces conditions, elle quitte Paris en novembre 1801, en compagnie du violoniste-virtuose Pierre Rode. Elle effectue alors une tournée en Angleterre (Londres), en Hollande et en Italie.
En octobre 1807, elle quitte Milan, avec son frère et un domestique, pour Paris. Après avoir franchi les Alpes au Mont-Cenis, elle traverse Lyon et atteint la Bourgogne. Or, le 19 octobre, à onze heures du soir, sa berline est attaquée peu après Rouvray (Côte d'Or), par des brigands armés qui se font remettre l'argent et les vêtements des voyageurs et disparaissent. La Grassini et ses compagnons donnent l'alerte à Avallon et, le lendemain, les bandits sont arrêtés dans une auberge par la gendarmerie. Au cours de l'opération, deux bandits et un gendarme sont tués (2).
Plus tard, la cantatrice racontera qu'elle avait tenté de sauver une miniature que lui avait offerte Napoléon. Elle avait dit aux brigands : « Prenez tout ce que je poussède, mais laissez-moi, je vous en prie, oune chose que j'aime le plus : c'est le pourtrait de noutre cher gouvernement. Je ne veux pas les diamants, mais laissez-moi le pourtrait… ». Cette prière ne fut pas exaucée.
Après Avallon, la Grassini s'arrête à Fontainebleau, où séjournent la Cour et l'Empereur. Celui-ci retient la prima donna, elle chante avec Crescentini et Brizzi ; et, avant de repartir en Italie (à la mi-novembre 1807), Napoléon lui accorde le titre prestigieux de Première cantatrice de la Musique particulière de S.M. l'Empereur et Roi. En 1808, s'y ajoutera le titre de Première chanteuse du Théâtre de l'Impératrice.
Entre 1807 et 1814, elle est fréquemment invitée à se produire aux séances musicales de la Cour impériale et profite des largesses financières de Napoléon (traitement de 36 000 francs par an + 15 000 de gratifications ; selon Frédéric Masson, un traitement de 70 000 francs par an + le bénéfice de ses concerts).
Outre Mme Grassini, Napoléon admirait beaucoup l'illustre Crescentini (1766-1846). Il était sensible au charme de sa prodigieuse et puissante voix de castrat, remarquablement expressive. Mlle Avrillon (Mémoires, t. 2, p.85) raconte qu'aux Tuileries, le 9 mars 1809 : « De la loge où j'étais, je voyais parfaitement avec ma lorgnette la figure de Sa Majesté ; pendant que Crescentini chantait, elle était, sans exagération, rayonnante de plaisir. L'Empereur s'agitait sur son fauteuil, parlait fréquemment aux Grands officiers de l'Empire qui l'entouraient et semblait vouloir leur faire partager l'admiration qu'il éprouvait ». C'est ce jour-là que Napoléon fit donner à Crescentini l'Ordre de la Couronne de fer.
À cette occasion, Mme Grassini eut une répartie piquante. Comme on critiquait devant elle l'attribution de cette décoration martiale à un artiste lyrique castrat, elle s'écria : « Mais vous oubliez sa blessoure ! » (Charles-Otto Zieseniss, Napoléon et la Cour impériale, Tallandier, 1980, p. 259). À Sainte-Hélène, l'Empereur a rappelé cette répartie (O'Meara, Napoléon dans l'exil, Fondation Napoléon, 1993, t. 2, p.10 et 380) (3).
À l’Ile d’Elbe, on annonçait la venue de la Grassini et de Crescentini au petit théâtre des Mulini, mais ils ne vinrent pas.
En effet, en 1814-1815, l'ingrate Grassini chante à Londres lors des fêtes célébrant la défaite de Napoléon. Elle fera tout pour séduire Wellington, elle y réussira et pourra se montrer publiquement à l'Opéra, en grande loge, avec lui. Suprême consécration !
En 1817, elle revient en Italie, se fixe à Milan, chante à Venise, Brescia, Padoue, Trieste, Bologne, Florence, à Paris, jusqu'en 1823.
Pendant sa retraite, elle conseille ses nièces, qui chantent, elles aussi, et favorise leur carrière. Elle est à Paris, le 15 décembre 1840, lors du retour des cendres de Napoléon Ier.
Enfin, celle dont Stendhal disait qu'elle fut « l'actrice la plus séduisante et la plus célèbre de l'époque », celle qui fut surnommée la Dixième Muse, meurt à Milan, le 3 janvier 1850, à soixante-seize ans. Elle est inhumée à Milan, au cimetière Saint-Grégoire, proche de la porte orientale de la ville.
Cinquante ans avant, par la porte opposée, le général Bonaparte était entré dans la ville, à la veille de Marengo et de ses amours avec la prima donna assoluta (4).
Auteur : Marc Allégret
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 414
Mois : août-sept.
Année : 1997
Pages : 39-40
Notes
(1) Au Musée Grévin, 10, boulevard Montmartre, à Paris (9e), fondé en 1882 par Alfred Grévin (1827-1892), on a reconstitué, en 1900, une Soirée à Malmaison au temps du Consulat (juillet 1800), sous la direction éclairée de Frédéric Masson. On peut voir le Premier Consul debout, près de Joséphine assise sur une athénienne. Ils écoutent la Grassini chanter. Méhul est au piano ; autour de lui, Wanderlich, le flûtiste, Kreutzer et Rode, les deux violons, Janson, le violoncelliste et Hortense de Beauharnais, harpiste (cf. F.Masson, rev. Le Théâtre, juin 1900).
(2) Sur le rapport du maréchal Moncey, qui commandait en chef la gendarmerie, l'Empereur accorda la Légion d'honneur à Jacques Durandeau, commandant la garde nationale de Vitteaux (Côte d'Or), pour sa conduite courageuse. Cette distinction est annoncée à l'intéressé par lettre du 4 novembre 1807, de Lacépède, Grand chancelier de la Légion d'honneur (Moniteur du 5 novembre 1807, sous la rubrique Intérieur).
(3) Selon O'Meara (t. 2, p.10) : « L'Empereur dans le cours de la conversation a parlé des eunuques dont il a réprouvé la mutilation comme la chose la plus honteuse et la plus horrible. « Je l'ai abolie, a-t-il dit, dans tous les pays soumis à mon empire ; à Rome même je l'ai défendue sous peine de mort. Elle avait tout à fait cessé, et je ne crois pas qu'elle renaisse, quoique le Pape et les cardinaux soient maintenant au pouvoir ».
(4) Autres sources : André Gavoty, La Grassini, Grasset, 1947 ; Une histoire de brigands : Historia, n° 94, sept. 1954, p. 309 ; Denise Leprou, Napoléon et la Musique, RSN n° 342, août 1985.