GRIMOD de LA REYNIERE, Alexandre, (1758-1837), gastronome

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Cet étonnant personnage, qui sera le père fondateur de la gastronomie, est né à Paris, le 20 novembre 1758.

Il était le fils de Laurent Grimod de La Reynière (1734-1793), un riche fermier général, membre de la loge La Société Olympique de la Parfaite Estime, dont la famille était d'origine lyonnaise, et de Françoise de Jarente (1735-1815), fille du marquis d'Orgeval, son épouse.
Il naît avec une malformation des mains et, pour pallier à cette infirmité, son père lui fait confectionner, par un mécanicien suisse, des mains artificielles métalliques recouvertes de peau blanche. Le jeune Alexandre s'en sert habilement pour se nourrir, peindre et écrire. Il fait ses études aux collèges parisiens du Plessis (1769), de Reims (1773) et Louis-le-Grand (1775). Sa mère, qui n'avait pas accepté son infirmité, l'écarte de son entourage et de ses réceptions et l'encourage à voyager avec son précepteur. C'est ainsi qu'il visite le Bourbonnais, le Lyonnais, le Dauphiné, la Savoie et Genève. Il revient à Paris en octobre 1776.

Il fréquente alors le théâtre et devient critique au Journal des théâtres (1777-78), puis au Journal helvétique de Neuchâtel (1780-82). Parallèlement, il entreprend des études de droit et est admis comme avocat stagiaire au Châtelet, puis avocat au Parlement de Paris (1780). Et, comme sa mère lui demandait pourquoi il n'avait pas choisi la magistrature, il répondit : « Étant juge, je pourrais être dans le cas de faire pendre mon père. Avocat, je serai toujours en mesure de le défendre ».
Il entretient des rapports assez névrotiques avec ses parents ; privé de l'affection de sa mère, il était indigné par son inconduite (elle s'affichait avec de brillants amants) et par la complaisance de son père, qui tolérait cette situation et, par réaction, il critiquait leurs idoles : la grandeur, la naissance et la fortune. D'où un sentiment de révolte et des attitudes extravagantes souvent provocatrices.
Son père, Laurent Grimod, abandonne sa charge de fermier général en 1778. D'autre part, sur le terrain qu'il avait acheté à l'un des angles de la place Louis XV (aujourd'hui, place de la Concorde), à côté de l'hôtel Crillon, il fait construire, par l'architecte Nicolas Barré, un magnifique hôtel, somptueusement décoré par Charles-Louis Clérisseau, où il s'installe en 1780. Alexandre y dispose d'un appartement au premier étage (1).

En 1782, la carrière d'amphitryon d'Alexandre commence avec le premier des dîners philosophiques du mercredi qu'il offrira d'abord en l'hôtel paternel puis, après la Terreur, au Rocher de Cancale jusqu'en 1810 (2). À la même époque, il se brouille avec sa mère parce que son amant, le bailli de Breteuil, l'avait bastonné, il le provoque en duel. En revanche, il se lie d'amitié avec l'écrivain Restif de La Bretonne (3).

Le 1er février 1783, il accède à la célébrité par un souper de 17 couverts comprenant 20 services donné en l’hôtel de son père, place Louis XV, qui fait aussitôt scandale.

La mise en scène est totalement surréaliste. Les invités se voient servir un somptueux repas ordonné selon un rite funèbre. Ils avaient reçu une invitation rédigée comme un faire-part de deuil. Dans la salle à manger, trônait un catafalque encensé par des enfants de choeur… (Jean-Robert Pitte).
Cependant, à la suite de la publication par Alexandre d'un « Mémoire à consulter » (1786), une satire des gens de justice qui « faisait rire tous ceux qu'elle n'égratignait pas », Louis XVI, à la demande de la famille Grimod, délivre contre lui une lettre de cachet. En conséquence, le 10 avril, Alexandre est arrêté au petit matin et mis dans une berline qui s'ébranle en direction de Nancy et de l'abbaye des chanoines réguliers de Domèvre-sur-Vezouse, en Lorraine, où il sera enfermé. Mais son séjour forcé avec les moines n'a rien de carcéral. Pour ne pas perdre la main, il envoie des articles aux « Affiches de Metz« . L'année suivante (1787), il est rayé de la liste des avocats de Paris et, en mai 1788, libéré.

Il séjourne alors quelque temps en Alsace, en Suisse, à Lyon, où il crée 17, rue Mercière, un magasin de charcuterie et d'étoffes (il aurait été mis en faillite sans l'aide de son père, qui règle ses dettes). En 1790, toujours à Lyon, il fait la connaissance d'une gentille comédienne, qui avait joué de petits rôles au Théâtre Français, Adélaïde-Thérèse Feuchère (1764-1845). Elle devient sa maîtresse et partagera désormais sa vie (une fille, Adélaïde-Jeanne-Justine-Laure, née en 1790, meurt en 1793) ; il l'épousera en 1812.
Alexandre est rarement chez lui, il voyage continuellement, fait du commerce, des conquêtes féminines et d'excellents repas qui justifient sa réputation de gastronome. Sur le plan politique, après avoir approuvé la Révolution à son début, il en condamne les excès, souhaite le retour de l'ordre et, pour cette raison, rompt avec son ami Restif de La Bretonne (1792).
À Paris, le père d'Alexandre reste cloîtré dans son hôtel de la place de la Révolution. Un créancier ayant fait mettre les scellés sur l'hôtel, celui-ci échappera, grâce à cette mesure, au pillage et à la réquisition. Mais la guillotine, dressée sur la place, fonctionne tous les jours. Le roi et la reine sont exécutés. Et le ci-devant Laurent Grimod de La Reynière, devenu cardiaque, meurt le 6 nivôse an II (27 décembre 1793) (4).

Après la fin de la Terreur, Alexandre revient à Paris. Fréquentant à nouveau les théâtres, il publie une feuille périodique (toutes les décades), Le Censeur dramatique, journal des principaux théâtres de Paris et des départements. Mais, il va plus loin : il dévoile au grand jour les intrigues et les bassesses du petit monde des comédiens, y compris pendant la Terreur. D'où l'intervention du Directoire : en juillet 1798, après la parution de 31 numéros, Le Censeur dramatique est supprimé. Grimod n'a plus pour vivre que la rente de 400 francs allouée par sa mère. Il publie encore en 1803 L'Alambic littéraire (chronique des livres) et, anonymement, Visions d'un bonhomme (petite revue satirique des acteurs et actrices de l'époque).

Mais surtout, il publie en 1803 son célèbre "Almanach des gourmands ou calendrier nutritif servant de guide dans les moyens de faire excellente chère" (1 reédition, 280 pages),

avec une préface et une épître dédicatoire à « M. d'Aigrefeuille, roi des gourmands, officier de bouche du second consul Cambacérès, deuxième personnage de la République » .
La première partie est consacrée à un « calendrier nutritif » indiquant les productions correspondant à chaque mois de l'année : en janvier, c'est la bonne viande ; en février, la volaille ; en mars, « la marée est dans toute sa gloire » ; en avril, c'est la fête des agneaux et du jambon ; en mai, les maquereaux ; en juin, juillet et août, « les jouissances végétales ; en septembre, la grive et les artichauts ; en octobre, les crèmes et pâtisseries ; en novembre, les dindes et dindons et les harengs ; en décembre, c'est le mois du réveillon, pour lequel Grimod recommande les poulardes au riz.
La seconde partie, intitulée « itinéraire nutritif ou promenade d'un gourmand dans divers quartiers de Paris », signale, avec des commentaires, les cafés (Tortoni, Procope, Zoppi, Corazza…), restaurants (Véry, Méot, Le Gacque, Rozé, Rocher de Cancale, Parc d'Etretat, au Veau-qui-Tète…) et boutiques de comestibles (La Halle, Corcellet, Chevet, Corazza…).
L'Almanach des gourmands eut un immense succès, comparable à celui du Génie du Christianisme. Il y eut de nombreuses éditions entre 1803 et 1811-12, soit environ 20 000 exemplaires écoulés, un chiffre considérable pour l'époque.
Ce prodigieux succès s'explique : l'époque a la fringale, ce qui fait la fortune des restaurants (près de 500 à Paris), cafetiers, glaciers et pâtissiers, charcutiers, marchands de gibiers et d'huîtres (voir les articles de Robert J.Courtine : Revue du Souvenir Napoléonien, n°393, p.31 ; n°402, p.45). Les meilleures tables sont celles de Cambacérès et Talleyrand. Le cardinal-archevêque de Paris, Mgr. de Belloy, invente la cafetière-filtre ; en 1810, Nicolas Appert (1749-1841) découvre le procédé de conservation des aliments par la chaleur (appertisation).
Quelques appréciations de Grimod : on connaît en France 543 manières différentes d'accommoder les oeufs ; pour les huîtres, il faut se limiter à 5 ou 6 douzaines par personne ; certains redoutent à table une salière renversée et le nombre treize : ce nombre n'est à craindre qu'autant qu'il n'y aurait à manger que pour douze ; quant à la salière, l'essentiel est qu'elle ne se renverse pas dans un bon plat ; il n'est plus permis de se bouder lorsqu'on a dîné ensemble.

En 1808, Grimod publie aussi le Manuel des Amphitryons, un manuel du savoir-vivre à table, comprenant un traité de la dissection des viandes à table, la nomenclature des menus les plus nouveaux pour chaque saison et des éléments de politesse gourmande.
D'autre part, entre 1803 et 1813, Grimod anime le « Jury dégustateur », créé par lui et installé dans son hôtel de la place de la Concorde. Il y eut 465 séances, toujours le mardi. Les membres étaient choisis par Grimod (« secrétaire perpétuel-fondateur ») parmi une centaine de « mâchoires respectables blanchis sous le harnois de la bonne chère ». La liste comportait quelques jeunes femmes, comédiennes de préférence (les « soeurs gourmandinettes ») mais elles n'avaient pas voix délibérative. Pour chaque séance, le jury groupait au moins 5 membres, parfois 12, jamais plus de 18. La séance débutait à sept heures du soir et on devait impérativement rester cinq heures à table.
Quelques noms sont parvenus jusqu'à nous (le docteur J.B. Gastaldy, président jusqu'en 1805, le marquis d'Aigrefeuille (5), quelques fois Cambacérès lui-même, Alexis Baleine propriétaire du Rocher de Cancale, Talma, Mlle Mars, le banquier Haller ; en 1810, Louis de Cussy, baron de l'Empire…) (6). Le jury testait les réalisations et les innovations apportées gratuitement par les traiteurs parisiens ou les produits soumis par les fournisseurs. Le postulent qui avait bénéficié d'une sentence louangeuse pouvait obtenir une expédition de l'extrait du procès-verbal le concernant, c'était un joli diplôme à accrocher dans son restaurant ou sa boutique. La dernière séance du Jury, la 465ème, eut lieu le 26 mai 1812.

Peu après, le 6 juin 1812, Alexandre Grimod régularise sa situation en épousant Adélaïde-Thérèse Feuchère à la mairie du 1er arrondissement de Paris. La semaine suivante, ils achètent La Seigneurie, petit château à Villiers-sur-Orge (aujourd'hui dans l'Essonne) avec une ferme. Ils y vivront habituellement (7). Victorine, fille de Charlemagne Ducray et de Marie Hervey, « fille adoptive » d'Alexandre, y est accueillie et dotée lors de son mariage. Grimod sera aussi conseiller municipal de Villiers-sur-Orge.
En 1825, Brillat-Savarin (1755-1826), conseiller à la Cour de cassation, fait paraître anonymement, La Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante par un professeur. Grimod écrit au marquis de Cussy qu'il s'agit « d'un livre de haute gastronomie » supérieur à son Almanach des gourmands. Toutefois, il reproche à l'auteur de n'avoir pas cité son nom…
Honoré de Balzac, lors de son expérience désastreuse d'imprimeur (1828), avait tiré sur ses presses Le gastronome français, recueil des meilleures pages de l'Almanach des gourmands, avec une introduction qui plut à Grimod.

Les années passent. À Villiers-sur-Orge, Grimod de La Reynière vieilli, n'est plus ce qu'il était sous l'Empire.
Le 25 décembre 1837, jour de Noël, à onze heures, il demande un verre d'eau. Ses domestiques, interloqués, le lui apportent et entendent leur maître murmurer : « Avant de paraître devant Dieu, je veux me réconcilier avec mon plus mortel ennemi ! ». Il but, soupira et s'éteignit. Il avait 79 ans. Il a été inhumé au cimetière de Longpont, tout près de Villiers-sur-Orge.
Son épouse vendit la Seigneurie et s'installa dans trois pièces du quartier neuf de la Madeleine, rue Godot-de-Mauroy, où elle mourut le 10 novembre 1845.
Napoléon avait doté la France d'un Code civil, Grimod de La Reynière lui a proposé un Code gourmand, ouvrant la voie à Brillat-Savarin et à la gastronomie moderne (8).

Auteur : Marc Allégret
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 418
Mois : mai-juin
Année : 1998
Pages : 65-66

Notes

(1) En 1819, après la mort de ses parents, Alexandre Grimod de La Reynière vendit son hôtel à M. de Labouchère qui, quatre ans plus tard, le revendit à l'État français (deux fois le prix d'achat). En 1931, les États-Unis, acquéreurs de l'immeuble, font démolir l'hôtel La Reynière et construire, au même emplacement, leur ambassade, dans le même style que l'hôtel Saint-Florentin, comme cela avait été prévu à l'origine.
(2) Le restaurant Au Rocher de Cancale se trouvait alors 59, rue Montorgueil (Paris, 2e) ; spécialisé dans les poissons et les huîtres. C'est là que fut créé, par le chef Langlois, la sole normande.
(3) Sur Nicolas-Anne-Edmé Rétif, dit Restif de La Bretonne (1734-1806), voir Histoire et dictionnaire de la Révolution française, par J.Tulard, J.F. Fayard, A. Fierro, p.1065 ; Dictionnaire Napoléon, p.1454, notice Georges Poisson.
(4) Ainsi, Laurent Grimod de La Reynière ne verra pas, de son vivant, l'exécution de son beau-frère, Malesherbes, défenseur de Louis XVI, le 22 avril 1794, ni celles des 27 fermiers généraux, dont Lavoisier, le 8 mai 1794.
(5) On disait que d'Aigrefeuille pleurait d'attendrissement quand on parlait devant lui des champignons recueillis sur les garrigues de Montpellier.
(6) Louis de Cussy (1767-1841), préfet du Palais impérial (1810) avait recueilli 366 façons d'accommoder le poulet, une pour chaque jour de l'année, y compris les années bissextiles.
Il estimait particulièrement Antonin Carême (1783-1833), cuisinier de Talleyrand et de Napoléon, pour les grands extra de l'Empire (mariages, visites d'hôtes étrangers, etc.). Carême, selon Cussy, était « un grand classique au fourneau et un romantique la plume à la main ». En 1812, Laguipière, officier de bouche de Murat, avant de mourir de froid en Russie, lui avait décerné « la couronne de plus grand cuisinier du siècle ».
(7) Aujourd'hui, le petit château de Villiers-sur-Orge existe toujours.
(8) Sources : Michaud, Biographie universelle, tome 17 (1857), p.559 ; Roman d'Amat, Dictionnaire de biographie française, tome 16, p.1256 ; Ned Rival, Grimod de La Reynière, Le gourmand gentilhomme, Pré aux Clercs, 1983 ; Grimod de La Reynière, Écrits gastronomiques, présentation J.Cl. Bonnet, Union générale d'Éditions, 1978, 1997 ; J.Tulard, La vie quotidienne des Français sous Napoléon, Hachette, 1978, p.208 ; Dictionnaire Napoléon : notice « Grimod de La Reynière », p.843 ; rubrique « restaurant », p.1452 ; rubrique « gastronomie », p.781, par Jean-Robert Pitte ; « Jury dégustateur, » par J.F.Lemaire, p.992 ; notice « Brillat-Savarin », par L. Frenard, p.303.
=> Enfin, nous signalons un ouvrage intéressant : Balzac à table, par Courtine, Ed. R. Laffont, 1976. L'auteur commente les nombreuses citations tirées des romans de Balzac concernant les restaurants parisiens et la gastronomie.

 

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