Issu d’une famille d’ancienne noblesse originaire du Nivernais, Alexandre-Louis de Langeron, né à Paris le 13 janvier 1763, appartient à ce petit groupe d’officiers, brillants transfuges français, qui, au service de la Russie, se battirent contre les armées de Napoléon. Dans un sens, sa carrière ne peut s’expliquer qu’en fonction des échecs et des revers de la France.
Lorsqu’en mai 1790, il décide de se rendre à Saint-Pétersbourg afin de proposer ses services à Catherine II, c’est déjà un officier expérimenté. En 1783, il servit sous les ordres de Viosménil à Caracas et à Saint-Domingue. Nommé capitaine au régiment du Condé-dragons peu après la paix, il passa comme colonel en second au régiment de Médoc (1786), puis comme colonel surnuméraire au régiment d’Armagnac (1788).
C’est surtout en Russie, où il se rend en compagnie du prince de Nassau en 1789, qu’il obtient une sorte de notoriété en se battant autant contre les Suédois et les Turcs que contre les Français. Sous son uniforme de mercenaire, il garde la tournure et l’esprit de l’ancienne cour de Ver sailles, sa seule véritable patrie. Ce « muscadin du Bois de Boulogne », comme il se nomme lui-même, déploiera à la guerre autant de bonne humeur que de témérité. Un jour, mécontent des dispositions de l’un de ses subordonnés, il aura ce mot : « Ma foi, vous n’avez pas peur de la poudre, mais vous ne l’avez pas inventée non plus. » Rentré chez lui, il redevenait bel esprit, à la façon surannée du XVIIIe siècle, griffonnait des chansons pour L’Ambigu de Londres, journal de l’émigré Peltier, collaborait aux Actes des Apôtres avec Champrenetz, ou rimait des tragédies à l’ancienne mode. On a connu de lui un Masaniello, une Rosamonde, et une Marie Stuart. Ces pièces ont toutes été imprimées à un petit nombre d’exemplaires. Brifaut, qui avait connu l’auteur en France avant son départ pour la Russie, resta jusqu’à sa mort en correspondance avec lui.
Lors de sa première campagne au service de la Russie, il se bat contre les Suédois sous le prince de Nassau qui commande une flottille de dix chaloupes-canonnières, et participe à la victoire de Viborg. Malgré la défaite russe à Fredericksam, il reçoit des mains de Catherine la croix de Saint-Georges. Dans une lettre du 13 juillet 1790, Genet, qui a remplacé le comte de Ségur à Saint-Pétersbourg, se montre flatteur à son égard : « Il a fait des prodiges de valeur […]. Il a décidé en partie du sort de la première affaire, et si tout le monde avait suivi son exemple, la seconde aurait eu une issue bien différente. »
De la Baltique, et après un court séjour en France, il se rend par Vienne sur le Danube, se présente à Potemkine et sert sous ses ordres au siège d’Ismaïl contre les Turcs. Blessé à la jambe lors de l’assaut de la forteresse (21 décembre 1790), il passe en mai 1791, en qualité de colonel, sous les ordres du prince Repnin, commandant des troupes de Moldavie, et participe à la bataille de Matschin. L’année suivante, il entre comme volontaire à l’armée du prince de Saxe-Teschen dans les Pays-Bas, puis à l’armée des princes en Champagne. De retour à Saint-Pétersbourg, Catherine l’envoie avec le duc de Richelieu comme observateur, pour le compte de la Russie, près du prince de Saxe-Cobourg qui commande l’armée autrichienne dans le Nord et dans les Flandres (campagnes de 1793 et 1794). Il prend alors le commandement d’un régiment de grenadiers petits-russiens. Sous Paul Ier, il va connaître une ascension sans précédent : général-major en 1797, lieutenant-général en 1799, quartier-maître général en Courlande, inspecteur d’infanterie, chevalier de l’ordre de Sainte-Anne et enfin comte de l’Empire par oukase du 29 mai 1799. À la mort de Paul, il restera en faveur sous Alexandre Ier jusqu’en 1806.
En 1805, il participe, contre les Français, à la campagne de Moravie, à la tête d’une division, sous les ordres de Koutouzov. À Olmütz, fin novembre, il est de ceux qui, parmi les officiers généraux de l’armée russe, sont hostiles à l’offensive immédiate, dans le but de couper l’armée de Napoléon de ses arrières entre Vienne et Olmütz. Il conseille au contraire de marcher vers la Bohême et de rejoindre les troupes de Bennigsen, ainsi que les troupes autrichiennes de l’archiduc Ferdinand : « Nous ferons alors une masse de 120 000 hommes, capable de se porter sur le flanc gauche et même sur les derrières de la ligne de communication des Français. » Koutouzov est du même avis, mais Cobenzl et surtout Dolgorouki, très écouté d’Alexandre, préconisent l’attaque immédiate et la concentration des troupes à Austerlitz. Le 1er décembre, veille de la bataille, lors du conseil de guerre où l’on arrête le plan de bataille du général Weirother, chef d’état-major de l’empereur d’Autriche, Langeron est l’un des rares, parmi les officiers généraux, à émettre quelques objections sur le débordement de la droite des lignes françaises. Le lendemain, 2 décembre, il commande l’une des trois colonnes (11 700 hommes) de l’aile gauche de l’armée, sous les ordres du générai russe Buxhöwden, chargées de déborder l’aile droite de Davout. Entre 9 et 10 heures du matin, il parvient à franchir le ruisseau du Goldbach, au pied du plateau de Pratzen, et jette toutes ses forces sur le village de Sokolnitz qu’il ne parviendra jamais à investir totalement. C’est alors qu’il réalise le danger que comporte pour l’aile gauche l’attaque frontale française sur le plateau de Pratzen. Il tente de faire remonter sur le plateau deux régiments de Koursk, afin de desserrer un peu l’étau français ; peine perdue. Le général Buxhöwden, de son côté, fait comme si de rien n’était et se maintient au pied du plateau. À Langeron qui, furieux, vient le prévenir du danger d’une telle situation : « Mon cher ami, vous voyez des ennemis partout ! — Vous, Monsieur le comte, vous n’êtes plus en état d’en voir nulle part ! »
Lorsque la retraite est enfin ordonnée, il est trop tard. Le reste de la colonne Langeron (ainsi que celle de Doctorov) se retrouve acculé aux étangs de Satschan et de Moenitz. Langeron, qui n’avait pas approuvé le plan de bataille et avait été l’un des premiers à réaliser le danger que représentait pour les armées russes et autrichiennes le plan de Napoléon, subira pourtant la disgrâce d’Alexandre.
Après avoir offert sa démission, qui ne sera pas acceptée, il se réfugie à Odessa chez son ami le duc de Richelieu, afin d’attendre des jours meilleurs. De 1807 à 1811, il sert à nouveau, le long de la ligne du Danube, contre l’armée turque. Entre deux courses au-delà du Danube, il pouvait, à son quartier général de Jassy, jouer les Potemkine : « Je suis ici une espèce de vice-roi logé dans un palais avec gardes… » En 1811, il exerce même pendant quelques mois le commandement suprême de l’armée de Moldavie, sans pourtant en avoir le titre. Après la paix de mai 1812, il commande contre la Grande Armée une colonne sous les ordres de l’amiral Tchitchakov, et marche de la Valachie vers la Lithuanie, assiste au désastre de ses anciens compatriotes à la Bérézina, et poursuit les restes de l’armée française par Vilna jusqu’à la Vistule. En mars 1813, il est chargé du siège de Thorn, qu’il parvient à investir, et participe à la bataille de Bautzen. A la suite de la rupture de l’armistice, il est chargé du commandement d’une colonne forte de 50 000 hommes, sous les ordres de Blücher, en Lusace, combat sur la Bober, à Loevenberg (contre Napoléon), à Goldberg (contre Macdonald) et à la bataille décisive de la Katzbach. En septembre, son corps d’armée franchit l’Elbe et marche sur la Saale, avec ceux de Yorck et de Sacken, également sous les ordres de Blücher. À Leipzig, il sert sous les ordres de Bernadotte et prend le 19 octobre, avec Sacken, une partie de l’artillerie française entreposée dans la ville même de Leipzig. Le 1er janvier 1814, il passe le Rhin à Kaul, bloque Mayence pendant deux mois (janvier et février 1814), puis se rend en France à la demande de Blücher. Sous ses ordres, il défend Soissons, combat à Reims, Châlons et Laon… Son avant-garde force le passage de la Marne à Trilport et s’approche de Paris. Le 29 mars, il occupe Le Bourget et repousse les avant-postes français à La Villette. Le lendemain, il emporte d’assaut, avec le général Rondzewitch, la position retranchée de Montmartre.
De retour en Russie après la paix, il commande un corps de troupes de 70 000 hommes en Volhynie. Entre-temps, le tsar l’a couvert d’honneurs et l’a décoré de l’ordre de Saint-André. Lors de la campagne de Belgique, en 1815, il marche à nouveau sur le Rhin et prend position en Alsace et en Lorraine dont il bloque les forteresses jusqu’à la paix. Peu après, Langeron, sur les traces du duc de Richelieu, est nommé gouverneur général de la Nouvelle Russie. Après une courte disgrâce qui ne se terminera qu’à l’avènement de Nicolas Ier, il sert une dernière fois, comme commandant des troupes russes dans les deux Valachies, contre l’armée turque (1828), et meurt à Odessa du choléra le 4 juillet 1831.
Courageux, lucide et bon tacticien, cet officier général, l’un des plus brillants parmi les Français au service du tsar à combattre contre les armées révolutionnaires, puis contre celles de Napoléon, n’était pas sans morgue ni sans ambition. Il ne saura jamais s’intégrer complètement en Russie — comme le fera un duc de Richelieu, par exemple —, ne suscitera que méfiance et jalousie et n’aura pas plus été capable d’obtenir de Louis XVIII et de Charles X les honneurs qu’il croyait dignes de lui : en 1827, avec l’appui de son cousin Maxence de Damas, alors ministre de Charles X, il sollicite sa nomination à la pairie, qu’il n’obtiendra finalement jamais.
Le comte de Puymaigre, qui a eu l’occasion de rencontrer Langeron en 1815, en Lorraine, à son quartier général de Pont-à-Mousson, nous a laissé dans ses Mémoires l’un de ses meilleurs portraits : « Ce général, par ses formes, sa distinction, rappelait parfaitement un grand seigneur français, et son long séjour en Russie ne lui avait pas fait perdre l’air d’un courtisan de Versailles. » S’adressant à Puymaigre devant quelques officiers français qu’il avait invités à dîner, il eut ce mot qu’on pourrait fort bien lui appliquer, parce qu’il semble parfaitement définir son caractère : « Ces gens-là, parce qu’ils sont sans peur, se croient sans reproche. » Commentaire de Puymaigre sur celui qui fut l’un des plus brillants transfuges français au service des tsars : « II y avait du caractère français jusque dans (ses) épigrammes. » Pour avoir servi sur presque tous les champs de bataille en Amérique et en Europe, de 1783 à 1829, sans avoir jamais été grièvement blessé, on a pu le croire, au même titre que Murât, « invulnérable ». En 1809, dans plus de 60 affaires où il s’exposa, il n’eut, selon sa propre expression, qu’« un cheval et deux redingotes de blessés… ». Marié à trois reprises, en 1784 avec Thérèse-Diane Maignard de La Vaupalière, en 1804 avec Anastasie Hatchinzov, en 1819 avec Louise Brummer, il ne laissa qu’un fils naturel, Théodore Andrault (1804-1889), anobli par lettres patentes du 2 avril 1822, conseiller privé de l’empereur de Russie et sénateur.
Source
Dictionnaire Napoléon, éditions Fayard, 1999, notice : Emmanuel de Waresquiel
Avec l’aimable autorisation des éditions Fayard
Mise à jour : décembre 2024