Les premières années et la Révolution
Celui qui devait devenir le musicien officiel de l'Empire est né le 15 février 1760, au village de Drucat-Plessiel, près d'Abbeville (Somme) dans une famille de pauvres paysans.
Exceptionnellement doué pour la musique, le jeune Jean-François bénéficie de l'enseignement gratuit assumé par l'Église, dans les maîtrises de ses cathédrales : celle d'Abbeville (1767-1770), puis d'Amiens (1770-1776). Après une année d'étude (classe de rhétorique) au collège des Jésuites d'Amiens, il débute une carrière de maître de chapelle successivement à Sées (1778), Dijon (1779), au Mans (1782) et à Tours (1783). Il envoie à Grétry l'un de ses oratorios et celui-ci lui répond : » Venez à Paris, votre place est parmi les grands compositeurs « .
Il commence par se faire connaître du public parisien en faisant exécuter, en 1782-1783, quelques-unes de ses oeuvres au Concert spirituel (1).
En 1784, il est appelé à Paris où, sur la recommandation de Grétry, Gossec et François Philidor, il est nommé à la tête de la maîtrise des Saints-Innocents. En 1786, il remporte le concours de maître de chapelle de Notre-Dame de Paris, la maîtrise la plus prestigieuse après celle de Versailles.
Pour remplir ses fonctions de maître de chapelle, il doit accepter de recevoir les ordres mineurs de l'Église (2), alors que ses goûts le portaient plus vers l'opéra que la musique sacrée.
Ses messes et oratorios attirent l'attention mais suscitent des controverses. Il défend ses idées sur la musique d'église dans deux ouvrages publiés en 1787 : Essai de musique sacrée et Exposés d'une Musique une, imitative et particulière à chaque Solennité. Cependant, en raison des critiques formulées par le chapitre de Notre-Dame, il renonce à sa fonction de maître de chapelle de la cathédrale de Paris et revient à la vie laïque (automne 1787).
Lesueur reparaît sous la Révolution, il compose plusieurs hymnes joués lors des grandes fêtes publiques et, grâce à la protection de son ami Bochard de Champigny, s'oriente vers le théâtre. Ses trois premiers opéras, La Caverne (1792), Paul et Virginie (1794) et Télémaque (1796) eurent beaucoup de succès, notamment sa première oeuvre, inspirée par un épisode de Gil Blas de Santillane de Lesage.
En 1795, il est nommé inspecteur et membre du comité d'enseignement du Conservatoire de musique et, en 1801, il publie le Projet d'un plan de l'Instruction musicale en France.
La musique du Sacre
L'année précédente (1800), il avait attiré l'attention du Premier consul en faisant exécuter aux Invalides son Chant du premier vendémiaire, une oeuvre aux effectifs gigantesques (quatre orchestres et quatre choeurs répartis dans l'église), ce qui préfigurait étrangement la disposition qui sera adoptée, plus tard, par Berlioz, dans cette même nef, pour l'exécution de son Requiem, le 5 décembre 1837, lors des funérailles du général Damrémont (J. Mongrédien). Nous verrons, en effet, qu'il existe une certaine filiation entre Lesueur et Berlioz.
Ensuite, il connaît des difficultés : en 1802, pour une rivalité de personnes, il perd son poste d'inspecteur de l'enseignement au Conservatoire de musique et ses ennemis essaient de lui fermer l'accès du Grand Opéra de Paris, pour ses deux nouvelles oeuvres : Ossian et La mort d'Adam.
C'est alors que le salut lui vient de Napoléon. Après la signature du Concordat, le Premier Consul avait décidé l'ouverture d'une chapelle au palais des Tuileries et appelé, pour diriger la maîtrise, un compositeur italien qu'il appréciait beaucoup, Giovanni Païsiello (1741-1816).
Celui-ci vient donc à Paris et prend ses fonctions le 20 juillet 1802 (3), mais devant l'hostilité de certains compositeurs français et l'intrigue montée par Méhul (1763-1817), il décide en 1804 de retourner à Naples, laissant toutefois à Paris deux de ses oeuvres : la Messe solennelle et un Te Deum composés pour le sacre de l'Empereur, qui devait être célébré à Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804. Et, pour lui succéder à la chapelle des Tuileries, il suggère de choisir Lesueur, ce que fait Napoléon (4) (5).
Il y avait de très nombreux interprètes : deux orchestres, deux grands chours, une fanfare et neuf solistes, dont la célèbre cantatrice Mme Branchu et le violoniste Kreutzer.
En prévision du couronnement, Lesueur compose une Marche du sacre. La cérémonie a lieu avec les oeuvres de trois compositeurs : Païsiello (sa Messe solennelle et son Te Deum) ; Le Sueur (avec sa Marche du sacre, à l'entrée de la cathédrale et différents morceaux : l'Unxerunt Salomonen, lors des onctions, l'Accingere Gladio, lors de la remise du glaive, le Judicabit, le Veni Sancte Spiritus) ; enfin, l'abbé Roze (avec son fameux Vivat, vivat in aeternum) (6)
L'effet en était saisissant par le souffle hallucinant des cuivres, l'imposant dialogue des solistes, la somptueuse envolée des choeurs et l'élégance concertante du double orchestre dirigé par Lesueur (Guy Ramona) (7).
Des années de triomphe
Dès juillet 804, la protection de l'Empereur avait permis à Lesueur de faire représenter à l'Opéra de Paris (devenu l'Académie impériale de musique) son opéra Ossian ou Les Bardes. Ce fut un véritable triomphe (plus de cent représentations jusqu'à la Restauration).
Dès la fin du XVIIIe siècle, dans l'Europe préromantique, la légende d'Ossian, héros et barde écossais, chants de guerre et d'amour d'un pays de brumes et de rochers, eut un immense succès. Notamment, elle enthousiasma Goethe, Chateaubriand, Mme de Staël, et Napoléon lui-même.
Ainsi, grâce à Lesueur, l'épopée ossianique, dont la vague déferlait sur l'Europe, était désormais célébrée à Paris.
Le 13 juillet 1804, le nouvel Empereur honore de sa présence la deuxième représentation de l'oeuvre de Lesueur.
Laure Junot (la future duchesse d'Abrantès), férue de musique, assistait à cette représentation dont elle nous décrit le décor féerique. » Je n'ai jamais rien vu qui m'ait fait tant d'impression que la magnifique décoration des Bardes « , dit-elle. Il est vrai que le sujet de cette oeuvre, d'un romantisme éthéré et nébuleux, se prêtait à de spectaculaires effets scéniques. » On se trouvait au milieu d'un monde nuageux, entouré de vapeurs qui entouraient elles-mêmes des palais d'or suspendus dans les airs. Ces colonnes servant d'appui à des groupes de jeunes filles dont les voiles blancs, les blondes chevelures, se mariaient aux vaporeux nuages « . L'admirable musique de Lesueur et la voix de Mme Branchu s'adaptaient parfaitement au sujet (D. Leprou). À l'entracte, Napoléon fait appeler Lesueur dans sa loge, il le complimente et le retient en lui disant : restez-là, jouissez de votre triomphe jusqu'à la fin.
À la suite de cette soirée triomphale, l'Empereur lui décerne la Légion d'honneur, lui octroie une gratification de 18 000 francs et, délicate attention, lui offre une tabatière portant l'inscription : » L'Empereur des Français à l'auteur des Bardes « .
En 1807, Lesueur fait encore représenter à l'Opéra, l'Inauguration du temple de la Victoire, qui célébrait les victoires napoléoniennes ; puis le Triomphe de Trajan (en collaboration avec Persuis) : l'oeuvre comportait de pompeux défilés militaires, des chevaux (de Franconi) évoluaient sur la scène et les spectateurs étaient amenés à faire un rapprochement entre Trajan et l'Empereur des Français. En 1809, la Mort d'Adam, empruntée au poète allemand Klopstock : une peinture musicale grandiose, absolument sans égale dans l'opéra français de l'époque, une page exceptionnelle où passait déjà le souffle épique des futures grandes oeuvres romantiques (J. Mongrédien).
Un grand professeur qui découvre Berlioz
Lesueur a été le compositeur officiel de la plupart des cérémonies impériales (8) ; il entra à l'Institut en 1815.
Le changement de régime politique ne compromet pas sa carrière, il devient surintendant et compositeur de la musique du roi (1815-1830) et professeur de composition au Conservatoire (1817), où il remplace Méhul.
Lesueur eut dans sa classe certains des plus grands compositeurs français de la génération suivante : Ambroise Thomas (1811-1896), Charles Gounod (1818-1893) et surtout Hector Berlioz (1803-1869). Douze Grands Prix de Rome sont sortis de son école.
L'influence de Lesueur sur Berlioz est incontestable. En 1821, Hector vient à Paris, officiellement pour étudier la médecine ; en fait, c'est la musique qui l'absorbe tout entier. Lesueur l'admet dans sa classe de composition (1823). Le maître reconnaît d'emblée sa valeur, le fait travailler, lui prodigue ses conseils et le fait entrer au Conservatoire.
Le 10 juillet 1825, à la suite de la première de la Messe solennelle de Berlioz à Saint-Roch, le maître Lesueur s'enthousiasme : » Venez que je vous embrasse, morbleu, vous ne serez ni médecin, ni apothicaire mais un grand compositeur ; vous avez du génie, je vous le dis parce que c'est vrai « .
Et le 5 décembre 1830 (Berlioz a 27 ans), au Conservatoire, sous la direction de François Habeneck, sa Symphonie fantastique (épisode de la vie d'un artiste) en présence d'un Franz Liszt particulièrement chaleureux, est un coup de tonnerre dans l'univers musical. Élégante et désespérée, lyrique et sauvage, alternant la douceur mélancolique et les visions les plus sataniques, elle met en scène Berlioz lui-même, le rêve, les passions, l'amour, la nature, le monde et les enfers (Christian Wasselin).
Ensuite, en 1835, Berlioz compose une oeuvre napoléonienne, sa Cantate du cinq mai, pour voix de basse, choeurs et orchestre, sur un poème de Béranger, rejouée en 1840, pour le Retour des Cendres de Napoléon (9).
Les dernières années
Jean-François Lesueur meurt à Paris, le 6 octobre 1837, à 77 ans. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise, 11e division (Répertoire mondial des souvenirs napoléoniens, p. 296). À Abbeville, boulevard Vauban, une statue moderne du compositeur remplace celle en bronze fondue par l'occupant en 1942 (Répertoire mondial…, p. 377).
Il avait épousé, le 3 juin 1806, Mlle Jamart de Courchamps, fille d'un directeur de l'Enregistrement et des domaines. L'Empereur et l'Impératrice signèrent leur contrat de mariage, faveur qu'ils n'avaient accordée à aucun artiste. Ils eurent plusieurs filles, dont l'une, excellente musicienne, épousa Boisselot, l'un des élèves du maître.
On doit à Lesueur une trentaine de messes, oratorios et motets. Dans ses opéras, il annonce la musique romantique du XIXe siècle et son influence sur Berlioz est incontestable. » Il lui a inculqué le goût des figurations considérables et de l'instrumentation somptueuse » (Larousse, Dictionnaire de la musique, 2001, p. 486).
À la fin de sa vie, Lesueur avait composé son Oratorio de Noël, le plus romantique des oratorios connus et le chef-d'oeuvre du maître. On y admire l'idée originale d'avoir introduit, sous le contre-point de plusieurs morceaux, les mélodies populaires de quelques noëls, qui s'envolent au milieu des chants énergiques et majestueux. Cet oratorio a été interprété, pour la première fois, quatre ans après la mort du compositeur, à la cathédrale de Bordeaux, le 25 décembre 1841. C'était son dernier message à la postérité (10).
Auteur : Marc Allégret
Revue du Souvenir Napoléonien
N° 450, Mars 2004
Notes
(1) En 1725, Anne Philidor (1681-1728) fut autorisé à organiser pendant la fermeture des théâtres, à l'époque des grandes fêtes religieuses, un Concert spirituel, donné aux Tuileries et consacré à la musique religieuse et instrumentale. Cette création dura jusqu'à 1791.
(2) Dans l'Église catholique latine, il y avait, jusqu'au 1er janvier 1973, trois ordres majeurs (évêque, prêtre et diacre) et cinq ordres mineurs (sous-diacre, acolyte, exorciste, lecteur et portier). Vraisemblablement, Lesueur avait dû recevoir les ordres mineurs concernant le lectorat. On confiait aux lecteurs certains morceaux de chants que les règles liturgiques ou l'usage ne réservaient pas aux ministres sacrés et qui, d'autre part, ne pouvaient être chantés par l'assemblée toute entière.
(4) Déjà, sous le Consulat et l'Empire, le nom du compositeur s'écrivait en un seul mot : Lesueur (voir Almanach de l'Empire, an XIII – 1805, p. 55 ; 1810, p. 73). Michaud, Frédéric Masson et Jean Tulard ont adopté cette orthographe.
(3) Il existe un enregistrement (CD), de la Messe en Pastorale pour le Premier consul (Noël 1802) de Païsiello, par l'Orchestre symphonique de Prague et les choeurs de la Radiodiffusion tchèque, direction Edoardo Brizio (juin 1994, diffusion SM Paris n° 12 2899).
(5) La chapelle des Tuileries comprenait 27 musiciens en 1802, elle en comprendra 54 en 1805 et une centaine en 1814. En douze ans, la dépense annuelle avait triplé (D. Leprou, RSN n° 342, pp. 18-19).
(6) Voir F. Masson, Le Sacre et le Couronnement de Napoléon, éd. Tallandier, 1978, pp. 179 et 184 et préface J. Tulard, pp. 8-9.
(7) L'intégrale de la Musique du Sacre a été restituée au Festival de la Chaise-Dieu, coréalisée avec la Fondation Napoléon, les 22 et 23 août 1995 (voir l'analyse par Guy Ramona, Revue du Souvenir Napoléonien, n° 401, pp. 38-39).
(8) Lesueur compose : en 1810, un motet Coeli enarrant, Veni, sponsa mansueta, pour le mariage de Napoléon et de Marie-Louise (qui sera ensuite repris lors du mariage du duc de Berry, le 17 juin 1816) ; en 1811, un autre motet Joannes Baptista in deserto, pour le baptême du roi de Rome, suivi d'un Domine, salvum fac.
(9) À La Côte-Saint-André (Isère), la maison natale de Berlioz vient de faire l'objet d'une importante restauration. La demeure, qui a gardé son âme, possède des collections d'une grande richesse et un centre de documentation remarquable (Anne Muratori-Philip, Le Figaro, 21 août 2003, p. 17).
(10) Autres sources : Michaud, Biographie universelle, tome 24, p. 346 ; Dictionnaire Napoléon, p. 1070,
notice Le Sueur, par J. Mongrédien ; p. 1212, rubrique » Musique » par le même auteur ; Denise Leprou, » Napoléon et la musique « , Revue du Souvenir Napoléonien n° 342 ; Napoléon, éd. Rencontre, 1969, tome 5, p. 182 ; Christian Wasselin, Berlioz, les deux ailes de l'âme, éd. Gallimard/Découverte, réédition janvier 2003 ; Jacques Doucelin, » Berlioz, fils prodigue de la musique « , Le Figaro, 20 janvier 2003, p. 28.