Introduction
Fils de reine, demi-frère d’empereur et petit-fils de Talleyrand, le comte puis duc de Morny, eut un destin exceptionnel, marqué par les grands événements politiques comme économiques de la France du XIXe siècle…
Ci-contre : Duc de Morny, président du Corps législatif sous l’Empire, tirage de 1900, Atelier Nadar © BNF
La jeunesse protégée
Une naissance secrète
Charles Auguste Louis Joseph de Morny est né le 17 septembre 1811 à Saint-Maurice, en Suisse, sous le nom de Charles Auguste Demorny, fils d’Auguste Demorny, planteur à Saint-Domingue. Il est en fait le fils naturel d’Hortense Bonaparte, fille de Joséphine de Beauharnais et épouse de Louis Bonaparte, frère de Napoléon Ier et ancien roi de Hollande. Son vrai père Charles, comte de Flahaut, général et aide de camp de Napoléon Ier, est lui-même le fils naturel de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord et d’Adélaïde de Flahaut. Cette dernière élèvera son petit-fils naturel tandis qu’Hortense Bonaparte veillera au financement de son éducation par l’intermédiaire de Gabriel Delessert. Le banquier sera le tuteur du jeune homme.
Des débuts militaires et mondains
Dans les années 1830, il apprend la réelle identité de sa mère. Tandis qu’il s’engage dans une carrière militaire en devenant sous-lieutenant en 1830, son père, le comte de Flahaut, pair de France la même année, l’introduira dans les salons orléanistes à Paris, puis dans ceux de la haute société à Vienne où Flahaut est ambassadeur de 1842 à 1848. Dès 1833, le jeune homme change son nom en « comte de Morny ». Il s’illustre par ailleurs en 1835 en Algérie : la Légion d’honneur qui lui est attribuée en 1837 en témoigne. Ce n’est cependant pas vers cette carrière que se tourne réellement le comte de Morny : il démissionne de l’armée dès l’année suivante. Devenu membre du cercle de l’Union et du Jockey-Club, sa réputation est désormais assise dans le tout-Paris. Ses intérêts sont pourtant en partie ailleurs…
L’homme d’affaires
De l’investissement industriel, soutenu par la banque de Mosselmann… (1838)
En avril 1837, Morny achète la sucrerie Bourdon, près de Clermont-Ferrand. Cet achat est en fait financé par Fanny le Hon, fille du très prospère banquier Alfred Mosselmann, avec qui il entretient une relation depuis cinq ans et qui sera une source d’approvisionnement en capitaux pendant plus d’une dizaine d’années, jusqu’à leur rupture définitive en 1857. Morny fait fructifier la sucrerie à laquelle il adjoint une usine de colorant moderne. Il transformera au fil des ans ce premier investissement en société à commandite au capital de 5 millions. Cette réussite lui permet d’asseoir sa réputation : grâce à Fanny Le Hon, il devient administrateur de la Société des Mines et Fonderies de zinc de la Vieille Montagne (dont Mosselmann est propriétaire), et président de l’association des betteraviers en 1839. Morny poursuit ses acquisitions et ses développements financiers durant les années 1840 et 1850, en parallèle à sa carrière politique, n’hésitant pas à mêler ces deux activités étroitement (cf. plus bas). Il prend ainsi une participation secrète au journal d’opposition de Véron, Le Constitutionnel, dans ces années-là ; il s’en séparera après l’avènement du Second Empire en revendant ses parts à Mirès (spéculateur dont les douteuses affaires l’éclabousseront en 1860), détournant à l’occasion un demi-million de ses actionnaires officiels.
… à la spéculation sur les chemins de fer (1852-53)
Morny milite par ailleurs pour le développement d’une vie économique dynamique, notamment en favorisant la construction de lignes télégraphiques ouvertes y compris aux correspondances privées, à l’occasion d’un programme de construction au crédit de 5 millions. Il fait en février 1852 l’acquisition du domaine de Nades, dans l’Allier, s’ancrant toujours plus dans les terres auvergnates. Sa volonté de désenclaver la région le pousse à s’intéresser aux chemins de fer. Il s’implique ainsi dans le financement de la ligne Lyon-Avignon. Il est d’abord favorable au projet concurrent de celui des frères Pereire et prône une compagnie unique de la Méditerranée (qui relierait Lyon-Avignon, Avignon-Marseille et les chemins de fer du Gard et de l’Hérault), puis comprend que la création d’une ligne Paris-Marseille ne sert pas son but. En 1853, les Pereire et lui constituent alors le groupe Morny-Flahaut-Pereire et s’associent à des banquiers britanniques du Grand Central, pour recevoir la concession de 915 km de lignes qui courraient entre Lyon et Bordeaux en passant par le Centre et qui se prolongeraient vers l’Espagne.
L’affaire du Grand Central et la rupture avec Fanny Le Hon (1853-1857)
Les coûts d’une telle construction sont cependant mal évalués et provoquent une scission avec les frères Pereire en 1855. Morny se rapproche alors d’autres banquiers traditionnels, notamment Rothschild, pour fonder le syndicat du Bourbonnais. Cette association doit voir naître une banque d’escompte moderne, favorisant l’utilisation des chèques. Pourtant, la situation du Grand Central rattrape ces projets : la compagnie ne peut exploiter que 60 km de lignes et a multiplié les acquisitions jusqu’à devoir se saborder en 1857, malgré sa fusion l’année précédente avec la ligne Paris-Orléans. Cette même année, sa relation avec Fanny Le Hon, déjà mise à mal en 1852 par la liaison qu’il entretient avec Annie Hutton, s’est rompue définitivement lorsqu’il s’est marié avec la jeune Sophie Troubetskoï. La rupture a des implications autres que sentimentales : Fanny Le Hon réclame à Morny les trois millions et demi qu’il a empruntés à Mosselmann en 1849, dans la période creuse de sa fortune, après les événements de 1848. Sa fortune connaît déboires et réussites (pertes boursières liées aux Pereire, mais fondation de l’hippodrome de Longchamp en 1857, de la station balnéaire de Deauville en 1859). C’est bien sa position familiale et politique qui lui permet de se tirer de ce mauvais pas, tant bien que mal.
La carrière politique
Un député ancré dans ses terres (1842-1848)
Morny a en effet démarré une carrière politique au même moment qu’il a lancé (et réussit) ses affaires. Conseiller général dès 1839, il est élu le 9 septembre 1842 député du Puy-de-Dôme face au candidat conservateur. Son programme s’appuie sur ses convictions pragmatiques et favorables à l’essor d’une industrie nouvelle. Proche des milieux orléanistes depuis l’enfance, il est soutenu dans sa réélection en 1846 par le gouvernement. Partisan de l’ordre, nécessaire à la fructification des affaires, il appuie en retour Guizot tout en regrettant le manque de dynamisme du gouvernement. Il pressent les dangers d’une révolution et prône la conciliation entre employeurs et ouvriers. Ses tentatives d’approche des milieux des banquets républicains sont un échec. La Révolution de 1848 le prive de sa députation et menace sa position. Il lui faut chercher de nouveaux alliés : l’arrivée sur la scène politique de Louis-Napoléon Bonaparte au plus haut poste de la Deuxième République est une chance qu’il saisit.
Le rôle dans le coup d’État du 2 décembre (1851-1852)
Morny rencontre son demi-frère dès le début 1849 et envisage le coup d’État comme une stabilisation de sa propre situation après l’échec de la révision de la Constitution en 1851. Il va oeuvrer dès août de la même année, toujours avec le soutien financier de Fanny Le Hon, dans ce sens : il fait placer son ancien camarade d’Algérie Saint-Amand à la tête du ministère de la Guerre et le matin du 2 décembre prend lui-même possession du ministère de l’Intérieur lors de l’« opération Rubicond ». Son esprit pratique l’aide à éradiquer méthodiquement l’insurrection parisienne comme provinciale. Les structures de l’Empire autoritaire sont mises en place dans la foulée : contrôle de la presse et des débits de boisson, expulsion des députés hostiles, déportation sur suspicion d’association secrète, et dissolution de la Garde nationale à la fidélité équivoque. Morny assure ainsi un succès logique au plébiscite du 20 décembre et aide substantiellement la création du Second Empire. Il quitte cependant le gouvernement lors de la confiscation des biens des Orléans, dont il est proche, et retrouve son siège de député du Puy-de-Dôme en février 1852.
Un diplomate russophile (1856-1857)
Son action prend une tournure internationale dans les mois suivants comme il parvient à obtenir de la Grande-Bretagne, de la Russie et de la Prusse, dont il se méfie pourtant, la reconnaissance de l’Empire. Il ne pourra cependant empêcher en 1853 la guerre de Crimée. Favorable au tsar, il ne revient sur le devant de la scène internationale après l’aventure désastreuse du Grand Central, qu’à la fin du conflit avec la Russie, en 1856. Napoléon III le sauve alors du scandale financier en l’envoyant comme ambassadeur extraordinaire pour le sacre d’Alexandre II. Il présente le 17 août 1856 ses lettres de créance au tsar. Son action en Russie est limitée : un traité de commerce sera le seul effet concret de son séjour hors de France. Mais Morny n’est pas en reste : il s’intéresse à titre personnel, en collaboration avec les frères Péreire, à un projet de chemin de fer russe. C’est au cours de cette ambassade qu’il rencontre sa jeune femme, Sophie, qu’il épouse le 19 janvier 1857. Sa russophilie sera pourtant mise à mal avec la répression polonaise débutée en 1863, et le rapprochement de la Russie et de la Prusse à cette occasion.
Le président du Corps législatif face au conservateur Rouher (1854-1865)
À son retour en France, Morny est donc toujours fragilisé, malgré ses fonctions de président du Corps législatifqu’il a conservées durant son voyage en Russie. En 1859, il fait toujours l’objet de lourdes attaques liées à la banqueroute du Grand Central. Son ennemi Rouher, qui a favorisé la cause de Fanny Le Hon, poursuit son travail de sape sur la réputation du demi-frère de Napoléon III. Rouher bloque un temps le projet de banque Morny-Flahaut-darar amorcé en 1857, même si le projet du Crédit commercial et industriel voit finaleDent le jour en 1859. De fait, l’influence de Morny se fait grandissante à partir des années 1860, en opposition aux positions d’Eugénie et de Rouher, qui ont favorisé l’intervention malheureuse en Italie. Morny prône la libéralisation du régime et le dialogue avec la Chambre : ses vues sont concrétisées par la réforme de 1862 permettant l’interpellation du gouvernement par les députés et l’ouverture d’élections plus larges. En juin 1863, il fait quitter leurs fonctions à Walewski et Persigny et y faire entrer le réformateur Duruy. Il a entamé par ailleurs le dialogue avec Ollivier. L’apogée de son pouvoir se ressent lorsqu’est adoptée la loi sur les coalitions instaurant un droit de grève. Morny, devenu duc en 1862, reste impliqué dans nombres d’affaires, parfois scandaleuses, mais son dynamisme ne sera arrêter que par la maladie, le 10 mars 1865, lorsqu’il est emporté par une pneumonie mal soignée. Après ce décès, Rouher et l’Impératrice retrouvent leur influence sur l’Empereur, l’Empire libéral ne progressera plus aussi vite…
M. de Bruchard, d’après la notice de Pierre Miquel dans le Dictionnaire du Second Empire, dir. Jean Tulard, Fayard, 1995