Fils d'un papetier de Clisson, Ouvrard « se sentit très vite de très bonne heure un penchant pour les spéculations ». A dix-neuf ans, il imagina d'acheter à l'avance, pour deux années, la production de papier de toutes les manufactures de la région, qu'il revendit avec un bénéfice de 300 000 livres : il avait en effet su prévoir que l'agitation politique de l'année 1789 permettrait aux « livres et écrits de toute espèce de se multiplier avec profusion ». Dans le même temps, devenu associé d'une maison nantaise spécialisée dans le négoe des denrées coloniales, il se lia avec les Bordelais Baour et Balguerie : entre 1790 et 1793, le commerce du sucre, du coton, du café et de l'indigo le rendit millionnaire et donc susceptible d'être dénoncé comme accapareur. Il n'hésita pas alors à s'engager dans l'armée républicaine et en porta l'uniforme jusqu'au 9 Thermidor, comme un certificat de civisme. La Terreur terminée, Ouvrard s'installa à Paris comme négociant et y épousa Elisabeth Tebaud, fille d'un gros négociant nantais. Il eut, en outre, de 1798 à 1804, pour maîtresse Theresia Cabarus, « Madame Tallien », qui lui donna plusieurs enfants.
Le retour à la liberté du commerce avait permis dès 1795 à Ouvrard de développer considérablement ses affaires : achat de biens nationaux, poursuite des spéculations sur les denrées coloniales, obtention d'indemnités pour les papeteries détruites au cours de la guerre deVendée, tout lui fut bon. Il figurera parmi les hommes les plus en vue de la société du Directoire, se liant avec les frères Michel, Vanlerberghe, Roy, Caroillon des Tillières et commanditant de nombreuses entreprises, pour la plupart liées aux besoins de l'armée ; ses frères, à leur tour, entrèrent dans les affaires et voyageaient pour lui d'un port à l'autre et jusqu'en Amérique. Par Roy et Caroillon, il tenait le secteur des bois et des forges ; par Vanlerberghe celui du blé ; par les frères Michel les fournitures militaires. Il put ainsi soumissionner en juin 1798 pour l'ensemble des fournitures maritimes jusqu'en 1804, à quoi il joignit bientôt l'approvisionnement de la flotte espagnole puis (août 1799) celui de l'armée d'Italie. Pour gérer le « petit ministère » que représentaient ces diverses sociétés, Ouvrard put s'assurer quelque temps la collaboration de Cambacérès (1798) et celle de Turpin, l'ex-agent du Trésor public.
Quand Bonaparte prit le pouvoir, Ouvrard était en situation de jouer le rôle que Crozat et Bernard avaient tenu auprès de Louis XV : de toute évidence, son ambition était d'exploiter à fond l'alliance franco-espagnole, d'irriguer le commece français par les piastres d'Amérique et de fonder un nouveau crédit public sur l'emprunt massif aux capitalistes. Le succès d'un tel plan eût barré à l'Angleterre la route du XIXe siècle, mais Bonaparte n'était pas Louis XIV, c'est-à-dire le possesseur légitime de son trône : il ne se croyait pas en mesure de contrôler la grande finance et craignait plutôt de devenir son exécutant. Ouvrard était le plus riche et le plus en vue des traitants du Directoire ; il fut donc arrêté en janvier 1800, tandis que la plupart de ses anciens associés entraient à la régence de la nouvelle Banque de France. Une vérification de ses comptes n'ayant apparemment rien révélé de répréhensible, il fut libéré. Mais la règle du jeu était désormais posée : ses services ne seraient utilisés qu'en cas de nécessité absolue. Cette nécessité se présenta bien vite : approcisionnement de l'armée de Marengo, puis fournitures exceptionnelles de blé, conjointement avec Vanlerberghe (1802), enfin approvisionnement du camp de Boulogne (1803). En juin 1804, la Compagnie des Négociants Réunis (Ouvrard, Vanlerberghe) fut même chargée du service du Trésor public, se substituant à l'Agence des receveurs généraux, insuffisante pour le temps de guerre : véritable résurrection du système financier de l'ancienne monarchie…
C'est alors qu'Ouvrard, au cours d'un voyage en Espagne (automne 1804) conçut un vaste plan qui allait avoir pour lui et pour le Trésor des conséquences considérables. Il s'agissait d'obtenir le monopole du transfert en Europe des piastres accumulés au Mexique et celui du commerce avec l'Empire espagnol d'Amérique. Par là, il comptait se rembourser largement des dettes de Madrid envers les fournisseurs de la flotte espagnole, acquitter les subsides dûs par l'Espagne à la France, et faciliter les opérations du Trésor français, tant dans son service ordinaire qu'à l'égard de ses fournisseurs (au premier rang desquels, bien entendu, figuraient Ouvrard et ses associés).
C'était sans compter l'Angleterre, qui comprit parfaitement l'ampleur de la menace et déclara la guerre à l'Espagne dès que Charles IV eut traité avec Ouvrard. Quels que fussent les palliatifs imaginés par le financier – notamment l'importation de piastres sur les navires hollandais « neutres », par l'entremise de Hope et Labouchère -, l'issue de l'affaire lui échappait désormais : la défaite de Trafalgar, confirmant la suprématie maritime anglaise, fit écrouler le château de cartes. Face à l'Empereur vainqueur de ses coalisés continentaux se retrouvaient, en janvier 1806, des fournisseurs privés de leur gage espagnol, un commerce parisien ruiné par l'abus de l'escompte, une Banque de France compromise par son régent Desprez, et un Trésor aux abois, n'eût été la contribution à percevoir sur les vaincus germaniques.
Napoléon renvoya donc Barbé-Marbois et prescrivit de récupérer sur Ouvrard et ses associés le « debet des négociants réunis », bientôt évalué par Defermon et Bricogne à 87 millions, puis porté à 141 millions. Ouvrard en remboursa 37 en piastres mais ayant vu saisir ses magasins, suspendit ses paiements en décembre 1807. Ses créanciers privés l'autorisèrent à poursuivre ses affaires (janvier 1809), mais il était encore débiteur du Trésor : comme tel, on l'incarcéra en juin 1809 à Sainte-Pélagie.
Libéré à l'automne, Ouvrard avait bien compris que rien ne pourrait se faire sans un retour à la paix maritime : il reprit donc ses conversations avec Hope et Labouchère et, à l'insu de Napoléon, compromit Louis, roi de Hollande, et Fouché dans un projet secret de paix avec l'Angleterre. Découvert, à nouveau arrêté en juin 1810, il fut cette fois écroué à l'Abbaye, puis à Vincennes, et à nouveau à Sainte-Pélagie ; il ne devait être libéré sous caution qu'en septembre 1813.
La Restauration rendit à Ouvrard, avec la disposition des biens qu'il avait préservés grâce à sa famille et à de nombreux prête-noms, avec aussi l'annulation de sa dette envers le Trésor, un rôle dans l'approvisionnement en blé de la capitale et du pays. Son influence ne souffrit même pas, après 1815, du fait que l'Empereur, de retour de l'île d'Elbe, lui avait paradoxalement confié l'approvisionnement de l'armée qui fut vaincue à Waterloo. Il connaissait déjà bien Hope et Baring ; il logea Wellington comme il avait logé sous l'Empire une partie de la famille impériale ou le roi d'Espagne ; il devint familier du duc de Richelieu et reprit auprès de lui le projet qu'il avait inlassablement exposé depuis quinze ans : fonder le crédit public sur un grand emprunt accompagné d'un système d'amortissement à l'anglaise. Ainsi fut créée la Caisse d'amortissement en 1816, en même temps qu'il négociait l'emprunt de libération du territoire (1816-1817), toujours avec le concours de Baring et Labouchère.
A partir de 1822, Ouvrard fut à nouveau repris par ses démons espagnols, lors de la préparation à Vérone de l'intervention française : il négligeait le fait que l'Angleterre veillerait de près à n'admettre en Espagne que des financements absolument sûrs pour elle, à savoir ceux des Rothschild. En 1823, il participa comme munitionnaire général à l'expédition du duc d'Angoulême, l'impéritie de l'administration de la guerre ayant rendu nécessaire, dès le passage de la frontière, le recours à ses services. Humiliés, les milieux militaires encouragèrent Seguin, l'ancien partenaire d'Ouvrard en 1805, à réclamer le paiement d'une vieille créance douteuse, ce qui permit de faire retrouver à Ouvrard, en 1824, le chemin de Sainte-Pélagie, puis de la Conciergerie où il resta jusqu'en 1829. Il y vécut somptueusement, en continuant de gérer ses affaires, mais il ne put recouvrer les 22 millions qu'il avait engagés en Espagne sur la parole du duc d'Angoulême.
On est mal renseigné sur les opérations d'Ouvrard après 1830, pourtant fort nombreuses en France et dans toute l'Europe : il a notamment conseillé Talleyrand, ambassadeur à Londres, dans la difficile mise au point du partage de la dette des Pays-Bas entre La Haye et le nouveau royaume de Belgique. En janvier 1846, il se fixa à Londres, reconnaissant en quelque sorte le triomphe financier de l'Angleterre et de sa capitale ; il y mourut dix mois plus tard.
La plupart des contemporains d'Ouvrard ont prétendu se méfier de lui ; presque tous ont cependant subi son charme, l'ascendant de son intelligence et son talent à faire surgir des millions dans la pénurie. Toute la famille royale a signé au contrat de mariage de sa fille Elisabeth avec le comte de Rochechouart, neveu du duc de Richelieu (1821).
Avec l'aimable autorisation des Editions Fayard, éditrice du Dictionnaire Napoléon (1999) dont est tirée cette notice biographique par Michel Bruguière (tome 2, p.443-444)