PONIATOWSKI, Prince Joseph, (1763-1813), maréchal

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PONIATOWSKI, Prince Joseph, (1763-1813), maréchal
PONIATOWSKI, Prince Joseph, (1763-1813), maréchal

Le prince André Poniatowski, né en 1734, septième enfant de Stanislas Poniatowski, castellan de Cracovie, et frère cadet de Stanislas-Auguste, roi de Pologne en 1764, par la volonté de l’impératrice Catherine de Russie dont il avait été l’amant, entra, jeune encore dans l’armée autrichienne comme beaucoup de ses compatriotes. Il participa ainsi à la guerre de Sept-Ans, fut grièvement blessé en mai 1757 sous les murs de Prague, revint à Vienne avec le grade de lieutenant-général d’artillerie et décoré de l’Ordre de Marie-Thérèse. En 1761, il épousa Thérèse-Hérulie Kinsky, âgée de 21 ans, fille du comte Léopold Kinsky, gouverneur de Bohème, appartenant à la branche cadette d’une illustre famille aristocratique d’origine tchèque, peu fortunée mais fort en honneur à la Cour des Habsbourg.
Le couple s’installa dans une belle demeure de la Herren Gasse près de la Hofburg, au centre de la vieille ville de Vienne. C’est là que naquit l’année suivante une fille, Marie-Thérèse, future comtesse Tyszkiewicz et un an plus tard, le 7 mai 1763 un fils qui, baptisé le jour même dans l’église voisine, la Schottenkirche, reçut les prénoms de Joseph-Antoine. L’enfant était donc un vrai Viennois _ ein Wiener Kind _ et non un petit Varsovien contrairement à ce qu’assurèrent plus tard à tort certains de ses biographes.
S’il n’accéda jamais à la fortune, André Poniatowski, nommé ambassadeur de Pologne auprès du gouvernement autrichien, n’en fut pas moins comblé d’honneurs. Déjà prince polonais depuis l’accession de son frère à la dignité royale, il fut fait prince du Saint-Empire par l’empereur Joseph II. Il devait malheureusement succomber en 1773 à l’âge de 39 ans d’une fluxion de poitrine et fut inhumé à Vienne dans les caveaux de la cathédrale Saint-Étienne.

Son fils Joseph était alors âgé de 10 ans. C’était un enfant éveillé, intelligent, plein d’entrain, mais assez peu disposé pour les études. Sa mère, d’un caractère instable se débattait dans une situation financière précaire, son mari ne lui ayant laissé que des revenus modestes provenant de deux starosties héritées de son grand-père (fiefs concédés à des gentilhommes par les rois de Pologne en récompense de leurs services militaires). Fort heureusement pour le jeune Joseph, son oncle, le roi Stanislas-Auguste qui l’appelait << son cher Pepi>> ne cessa, dès qu’il apprit la disparition de son frère, de lui témoigner la plus vive sollicitude et de se comporter envers lui comme son véritable tuteur. Son premier soin, fut de lui faire attribuer de nouvelles starosties afin qu’il puisse être élevé dans la dignité convenant à sa position de prince du sang. Puis, il veilla à son éducation en le confiant à trois précepteurs qu’il avait lui-même choisis: le premier, un Anglais, Plunkett, chargé de procéder à son instruction militaire; le second, un Français, Hennequin, chargé de lui apprendre l’histoire et la littérature; le troisième, un Allemand, Koenigsfeld chargé de le diriger dans ses exercices physiques et l’équitation.
En même temps, il entretint avec lui une correspondance régulière et affectueuse, évoquant pour lui les grandes étapes de l’histoire de la Pologne et insistant pour qu’il apprît à parler couramment la langue de ses ancêtres. De plus, il l’invita à venir à Varsovie presque chaque année, le présenta à la Cour, lui fit connaître les membres de sa famille et assister aux fêtes données en son honneur par les représentants de la noblesse polonaise. Il le poussa également à visiter les terres qu’il lui avait concédées afin de lui permettre de prendre contact avec les gens du peuple et de s’initier aux affaires.

Au cours de toute cette période, la Pologne se débattait au milieu des pires difficultés engendrées par des institutions politiques particulièrement paralysantes. Officiellement, l’État était une République dans laquelle le pouvoir exécutif était confié à un souverain élu. Le pouvoir législatif, par contre, appartenait à une Diète formée de deux assemblées: le Sénat composé des principaux magnats, et la chambre des Nonces ou des députés de la noblesse. L’opposition d’une seule personne, en vertu d’une disposition absurde et stérilisante appelée le << liberum veto>> rendait impossible l’adoption d’une mesure votée par tous les autres membres de l’assemblée et entraînait automatiquement la dissolution. Lorsqu’une Diète se trouvait ainsi << déchirée>> les nobles pouvaient provoquer la constitution d’une << Diète conférée>>, plus couramment appelée une << confération>>, dispensée de l’application du << liberum veto>>. Mais si, par malheur, se constituait en même temps une seconde confédération destinée à combattre les dispositions prises par sa rivale, le pays devenait ingouvernable et sombrait dans l’anarchie, voire même la guerre civile.
Or, dès son accession au trône, le roi Stanislas-Auguste avait appuyé un plan de réformes tendant notamment à restreindre le << liberum veto>> afin de pouvoir gouverner selon les principes du despotisme éclairé, alors si à la mode en Europe. Les nobles conservateurs avaient répliqué par la formation de la Confédération de Radom tandis que les << réformateurs>> qualifiés également de << patriotes>>, répliquaient par la réunion de la Confédération de Bar. Prenant prétexte de l’agitation qui avait résulté de cet imbroglio politique et qui, selon eux, menaçaient leur propre sécurité, les souverains russe, prussien et autrichien les << Trois Diaboliques>> comme devait les appeler plus tard le grand poète Mickiewicz, avaient signé les 17 février et 5 août 1772, deux traités consacrant un premier partage de la Pologne afin, prétendaient-ils de << rétablir l’ordre dans l’intérieur du pays et lui donner une existence politique plus conforme aux intérêts de son voisinage>>. Aux termes de ces documents, la Russie s’emparait de la Russie Blanche, les Prussiens de la Prusse orientale à l’exception des villes de Dantzig et de Thorn, l’Autriche de la Galicie à l’exception des villes de Cracovie, Lwow et Tarnopol.

En avril 1775, une nouvelle Diète s’était réunie, à la demande des puissances co-partageantes, pour ratifier ces traités. Les députés, croyant sans doute, par leur docilité pouvoir sauver ce qui pouvait l’être encore, y consentirent. Plus encore, ils s’engagèrent à ne pas modifier les institutions polonaises, telles qu’elles existaient au moment de leur signature. Cet acte de brigandage qui consacrait le triomphe du droit des plus forts sur le droit des gens constituait un dangereux précédent. Il provoqua dans les chancelleries européennes, notamment en France et en Angleterre de violentes protestations d’indignation qui ne furent, malheureusement suivies d’aucune mesure de rétorsion.

En raison de son âge et de l’atmosphère favorable aux Habsbourg au sein de laquelle il était élevé, le jeune Joseph n’avait attaché qu’une attention lointaine à ces douloureux événements. Ne répétait-on pas autour de lui que le gouvernement autrichien << pour ne pas perdre l’honneur et le respect de l’Europe>> avait longuement hésité à prendre part au partage de la Pologne et que l’impératrice-mère, Marie-Thérèse, ne s’y était finalement résignée que sur les instances pressantes de son fils Joseph II qu’elle avait fait élire treize ans plus tôt empereur du Saint-Empire romain germanique au lendemain de la mort de son époux, François de Lorraine. De plus, lorsque le jeune homme se rendait en Pologne, il trouvait son oncle affectant une certaine sérénité en dépit de l’humiliation qui lui avait été infligée, confiant dans l’avenir et se disant convaincu que les épreuves que venait de subir son pays devaient renforcer le sentiment national et permettre l’instauration un jour prochain d’un régime mieux adapté aux circonstances. Enfin, à Varsovie, comme dans les autres villes du royaume, la vie mondaine continuait, toujours aussi brillante et apparemment insouciante.

En 1777, le prince Joseph est présenté à l’empereur Joseph II venu assister à Prague à des manoeuvres militaires. C’est alors un adolescent un peu frêle, mais d’allure distinguée et fière au visage mince, aux traits délicats, la lèvre supérieure prématurément ombragée d’un soupçon de moustache, au regard doux et franc, aux cheveux foncés et bouclés. Le souverain, soucieux, depuis le partage de la Pologne, de se concilier les bonnes grâces des jeunes aristocrates de ce pays en les attirant à servir sous ses drapeaux, l’engage à suivre l’exemple de son père et à prendre du service dans l’armée.
Bien que très attiré par l’uniforme et encouragé par les membres de sa famille maternelle, le prince hésite et décide de demander conseil à son oncle. Ce dernier, très embarrassé, devait faire attendre sa réponse pendant trois ans. Devant la détermination de son neveu, il finit par accepter en précisant qu’un tel engagement ne pouvait être que temporaire et n’avait d’autre but que de permettre au jeune prince de se perfectionner dans le métier des armes et de pouvoir, le cas échéant mettre ses talents militaires au service de sa patrie. De plus, il serait autorisé à se rendre plusieurs fois l’an en Pologne. Enfin, il ne pourrait être engagé dans le corps des Gardes-Nobles de Galicie, unité d’élite constituée pour imposer la tutelle autrichienne aux populations récemment annexées.
<< Par faveur de l’Empereur>>, ces conditions furent acceptées et, en février 1780, le jeune Joseph Poniatowski fut affecté avec le grade de sous-lieutenant au 2e régiment de cavalerie cantonné en Bohème, dont le commandant honoraire était l’archiduc François qui, deviendra, l’empereur François II d’Allemagne puis François Ier d’Autriche, et sera un jour le beau-père de Napoléon. Quelques mois plus tard, le 27 novembre, l’impératrice Marie-Thérèse décédait. Sa mort mettait fin à une situation paradoxale et laissait la plénitude du pouvoir à son fils Joseph II. Le roi Stanislas-Auguste désigna son neveu pour le représenter aux obsèques. Pour la première fois, le prince parut à la Cour de Vienne investi d’une mission officielle. Il la remplit à la satisfaction de tous et quelques semaines plus tard, revint prendre son service.
Grâce à son zèle, à son respect de la discipline, à son sens du commandement il allait connaître un avancement rapide. Dès le mois de septembre 1781, il était chef d’escadron en second, en janvier 1782 chef d’escadron, en septembre 1784 major. Une fracture de jambe, consécutive à une chute de cheval interrompit pendant quelque temps sa carrière: pas pour longtemps, car en janvier 1785, il était nommé lieutenant-colonel en second, puis quelques mois plus tard colonel du régiment de chevau-légers de l’empereur Joseph II. Il allait ainsi se trouver pendant quelque temps sous les ordres du général Mack, le futur adversaire malheureux de Napoléon devant Ulm en octobre 1805.
Le prince Joseph Poniatowski, surnommé <&ltle Bayard polonais>> (photo copyright Musée de l’Armée, Paris).

Le temps passant, le prince Joseph est devenu un fort bel homme, élégant, bien bâti, d’une gaieté exubérante, mais aussi d’une sensibilité maladive qui le plonge parfois dans des accès de mélancolie. Sa belle prestance lui vaut des succès féminins mais son tempérament excessif l’amène aussi à provoquer en duel un de ses camarades coupable à ses yeux d’avoir outragé la mémoire de son père.
En octobre 1786, il se rend à Berlin pour y saluer au nom de son oncle, le roi Frédéric-Guillaume II qui vient de monter sur le trône à la suite du décès du grand Frédéric survenu deux mois plus tôt. Après avoir assisté à plusieurs cérémonies au cours desquelles le nouveau souverain lui réserve un accueil aimable, il gagne Varsovie. Le Roi lui témoigne officiellement sa satisfaction en lui décernant les ordres de l’Aigle Blanc et de Saint-Stanislas, créés, le premier par Wladislas V au XIVe siècle pour récompenser la fidélité des défenseurs de la couronne, le second par lui-même peu après son avènement pour s’assurer la loyauté des seigneurs polonais. De retour à Vienne en janvier 1787, Joseph obtient de l’Empereur l’autorisation d’en arborer les insignes. Peu de temps après une lettre de son oncle lui demande de revenir à Varsovie.
Stanislas-Auguste vient d’apprendre que Catherine II entreprend un voyage en Crimée. Afin de tenter de l’amener à diminuer la pression que son représentant à Varsovie exerce sur le gouvernement polonais, il décide de la rencontrer à Kiev. Pour donner plus d’éclat à cette rencontre, il se fait accompagner de toute sa Cour et de ses deux neveux préférés, le prince Joseph, et son cousin germain le prince Stanislas, dont il voudrait faire son héritier.
La rencontre entre les deux anciens amants qui ne se sont pas revus depuis 25 ans, ne donne pas les résultats escomptés. << Le Roi, dira le prince de Ligne qui se trouvait alors à Kiev, avait dépensé trois mois et trois millions pour voir l’Impératrice trois heures>>. Celle-ci, par contre, avait réservé le meilleur accueil au prince Joseph qu’elle avait trouvé << charmant>> ajoutant qu’il lui rappelait son oncle mais << tel qu’elle l’avait connu autrefois>>.
Joseph ne s’attarde guère en Ukraine. En compagnie du jeune Charles de Ligne, dont il avait fait la connaissance au cours de ce voyage et avec lequel il se liera d’amitié, il s’empresse de rejoindre son régiment qui se trouvait alors en garnison à Moravie. Bientôt nommé aide de camp de l’empereur Joseph il revient à Vienne où pendant quelques mois, en compagnie de jeunes aristocrates de son âge. << les Indissolubles>> il mène joyeuse vie. Au cours d’une soirée mondaine, il fait la connaissance d’une ravissante jeune fille de 17 ans, Catherine de Thun, dont il tombe amoureux. Déjà, il envisage de l’épouser lorsque les événements le lui permettront.

Cette douce quiétude sera pourtant de courte durée. L’Autriche, alliée de la Russie, entre en guerre contre les Turcs et Joseph doit suivre le souverain aux armées. Mais ce dernier ne veut pas exposer aux boulets de l’ennemi les gentilhommes de son état-major, si bien qu’au lieu de participer aux combats comme il l’avait espéré, son aide de camp demeure attaché au quartier-général. Indigné d’être ainsi condamné à l’inaction, le prince s’offre de prendre la tête d’un corps franc composé de Galiciens qui ferait une guerre d’escarmouches aux Turcs. Cette idée n’est pas retenue, mais lorsque le 24 avril 1788 le commandement demande des volontaires pour se porter à l’assaut de la citadelle de Sabath tenue par une unité de Janissaires, il se présente et est aussitôt accepté. Pour la première fois de sa vie, il participe à une bataille, mais dans le feu de l’action, il est grièvement blessé à la cuisse et doit être évacué.
A peine guéri et alors qu’il se prépare à rejoindre son régiment, une lettre de son oncle lui ordonne de regagner au plus vite Varsovie pour servir dans les rangs de la nouvelle armée polonaise que le Roi se propose d’organiser. Sans plus attendre, le prince demande sa mise en congé et se met en route. Jamais plus, il ne revêtira l’uniforme autrichien.
Tandis que son neveu guerroyait contre les Turcs, Stanislas-Auguste n’avait pas perdu son temps. Devant l’indifférence persistante de l’Angleterre et la << sympathie platonique>> de la France au lendemain du premier partage de la Pologne, il avait acquis la conviction que le seul moyen de protéger son pays, fort encore de 8 millions d’habitants, de la convoitise de ses trois dangereux voisins, était de le doter d’institutions nouvelles. A cet effet, il avait convoqué à Varsovie au printemps 1788 une Diète pour lui soumettre son projet.

Cette assemblée devait siéger pendant trois ans. Non sans difficulté, mais grâce au soutien des nobles réformateurs, le Roi réussit à faire adopter une constitution qui instaurait notamment une monarchie héréditaire et non plus élective, abolissait le << liberum veto>> accordait l’autonomie aux villes, ouvrait aux bourgeois les mêmes privilèges qu’à la noblesse et plaçait la population paysanne sous la protection des pouvoirs publics. Le 3 mai 1791, le Roi publiait le texte de la nouvelle Constitution placée sous la devise << Liberté, sûreté, propriété>>, par laquelle il voulait << se rendre digne des voeux et de la reconnaissance de ses contemporains, ainsi que de la postérité>>. En même temps, il adressait un message aux membres de l’Assemblée Constituante française pour leur dire que la révolution qui s’accomplissait paisiblement en Pologne s’inspirait des principes qu’ils avaient toujours défendus.
Mais, redoutant que cette manifestation d’indépendance n’engendrât la colère des Russes, des Prussiens et des Autrichiens, Stanislas avait prévu la levée d’une armée nationale capable de défendre le pays en cas de nouvelle agression. Pour l’encadrer, il avait exigé le rappel de tous les officiers d’origine polonaise jusqu’alors au service de l’étranger. Au premier rang de ceux-ci, se trouvait le prince Joseph qui, en raison de sa parenté et des qualités militaires dont il avait fait preuve, semblait tout indiqué pour en assurer les fonctions de major-général.

Arrivé à Varsovie en août 1788 et aussitôt placé devant ses nouvelles responsabilités le prince avait fait étalage d’une certaine inquiétude et d’une curieuse modestie : << J’emploierai, écrivait-il à son oncle, toutes les ressources dont le ciel m’a doté pour que les choses aillent le moins mal possible; cependant, pour qu’elles marchassent bien, il faudrait un homme d’une autre trempe que la mienne>>. Il se trouvait d’autre part dans une situation délicate car, à la demande de libération qu’il avait adressé au gouvernement autrichien, au moment de regagner la Pologne, il s’était vu dans l’obligation de joindre une déclaration aux termes de laquelle il s’engageait à ne pas prendre les armes contre la Maison de Habsbourg. Prévoyant peut-être les inévitables retournements de la situation, il avait entrepris des démarches pour en obtenir l’annulation, mais l’empereur Joseph allait attendre plus d’un an avant de lui donner satisfaction.
Ainsi libéré, le prince se met aussitôt à l’ouvrage. Fort heureusement, il va trouver une assistance précieuse en la personne d’un homme dont le nom allait devenir un jour l’illustration de la résistance polonaise : Thadée Kosciusco. Né en 1746, donc l’aîné de Poniatowski de 17 ans, ce modeste fils de fermier avait fait de solides études militaires en France avant d’être obligé de quitter l’armée polonaise à la suite d’une intrigue amoureuse. Il s’était engagé par la suite dans la lutte pour l’Indépendance américaine, avait servi dans l’état-major de Washington et était revenu des États-Unis bien décidé à mettre son expérience et son ardeur patriotique au service de son pays. Sa collaboration avec le prince Joseph allait se révéler exemplaire et permettre aux deux hommes de faire face à de multiples difficultés.

Comme il était facile de le prévoir, la réaction de l’impératrice Catherine ne se fit guère attendre. Pour tenter de faire obstacle à la promulgation d’une constitution qui aurait pu assurer la stabilité de la Pologne et par conséquent la priver de tout prétexte d’intervention ultérieure dans ses affaires intérieures, la souveraine convoque une Confédération dite << de Targowitz>> composée de tous les nobles conservateurs et des représentants << du parti russe>>. D’emblée, les confédérés affichent leurs intentions: obliger le Roi à abandonner ses << rêveries>> et à revenir à l’état de choses ancien.
Forte de cet appui, la tsarine fait remettre le 9 novembre 1791 cette note au gouvernement polonais: << Sa Majesté l’Impératrice, en renonçant avec regret à l’amitié qu’elle avait vouée à Sa Majesté le Roi, ne peut regarder que comme une violation du traité le moindre changement fait à la Constitution de 1775>>. En conséquence, elle annonce peu après l’entrée << en amies>>, de ses troupes en territoire polonais. Le roi de Prusse, qui, dans un premier temps avait laissé croire qu’il apporterait son soutien au malheureux Stanislas-Auguste, lève le masque et, prétextant la menace que faisait peser sur ses États la montée du << démocratisme français>> en Pologne, ainsi que la présence à Varsovie << d’émissaires jacobins>>, passe du côté des Russes.

A la fin du mois de mai 1792, le prince Joseph, promu général de division, va tenter à la tête de 20 000 hommes mal équipés et dépourvus d’expérience de résister à 60 000 Russes aguerris et bien armés. S’il est décidé à faire front avec bravoure, il se fait guère d’illusions quant au résultat final de cette folle entreprise : << Nous pouvons nous battre, déclare-t-il à son oncle en quittant la capitale, mais nous ne pouvons faire la guerre>>.
Ses premiers contacts avec les troupes russes traduisent cette infériorité. Les Polonais, bousculés, découragés, reculent. Le Roi envoie chercher des armes à l’étranger, notamment en Angleterre, mais les Prussiens s’opposent à leur acheminement. En juin, les Confédérés de Targowitz adjurent Poniatowski d’abandonner la cause de son oncle et de se joindre à eux. Il refuse avec hauteur, << en soldat qui chérit l’honneur, en honnête homme incapable de cacher son mépris pour les infâmes et les traîtres>>. En même temps, Stanislas-Auguste, de plus en plus inquiet lui écrit pour lui ordonner de suspendre les hostilités mais, tandis qu’un courrier lui apportait ce message, le prince battait les Russes à Zielence, le 17 juin 1792.
Alors qu’il fête ce succès, lui parvient la lettre de son oncle. La mort dans l’âme, il doit solliciter un armistice que les Russes refusent en exigeant une capitulation pure et simple. Joseph harcelé de toutes parts, amorce un mouvement de retraite. Mais en même temps, il demande à son oncle de rallier à lui la noblesse et de venir se placer à la tête de ses troupes afin d’exalter leur esprit de résistance.
Ne songeant pas un instant à accéder à cette prière par crainte des représailles qu’elle pourrait attirer sur son peuple et ne sachant plus à quel saint se vouer, le Roi, évoquant << un bonheur passé qu’il mettait au-dessus d’une couronne>> s’adresse directement à la tsarine pour obtenir une trêve. Le 22 juillet, la réponse qui lui parvient ne laisse subsister aucun espoir: << Je me flatte, disait Catherine, que Votre Majesté ne voudra pas attendre la dernière extrémité pour se rendre à des voeux aussi prononcés et qu’en accédant promptement à la Confédération formée sous nos auspices, Elle me mettra à même de pouvoir se dire votre bonne soeur amie et voisine…>> !

Ainsi placé au pied du mur, le Roi se résigne enfin à adhérer à la Confédération de Targowitz, espérant préserver son pays, par ce geste désespéré d’un second partage auquel se préparent déjà Russes et Prussiens. Joseph, ignorant tout de ces événements, a ramené ses troupes en-deçà du Bug, dans l’espoir de reprendre un jour l’offensive. La décision de son oncle, le consterne: << Je m’attendais à tout, murmure-t-il, mais pas à une bassesse de ce genre>>. Puis il lui écrit: << Sire, je ne puis trouver de paroles assez fortes pour vous exprimer le désespoir qui emplit mon âme, lorsque j’eus appris par votre lettre que vous faites adhésion à la Confédération. O, mon Dieu, pourquoi ai-je survécu à ce jour néfaste? Et vous, Sire, n’auriez-vous pas dû hésiter? N’auriez-vous pas dû plutôt choisir une mort glorieuse?>>
Une pénible correspondance s’instaure entre l’oncle et le neveu, chacun demeurant sur ses positions. Pendant quelques jours, certains généraux de l’entourage du prince envisagent même d’enlever le Roi et de le garder à l’armée, afin de le mettre dans l’impossibilité de nuire davantage. Joseph s’oppose à ce geste qu’il juge indigne de soldats ayant juré fidélité à leur souverain, mais, devant l’obstination de son oncle à ne pas revenir sur sa décision ; il lui adresse sa démission de commandant suprême de l’armée avec ces nobles paroles: << Devoir, condition, serment, confiance publique, honneur militaire, tout me lie, tout m’oblige à rester inébranlable dans ma résolution>>. Kosciusco chargé de porter cette lettre à son destinataire, dira que ce dernier << l’avait reçue comme un coup de poignard>>.
A l’annonce de cette nouvelle, ses officiers veulent apporter au prince le témoignage de leur approbation. Dans une adresse qui lui est destinée, ils déclarent: << Tant que le nom de soldat n’aura pas péri, tant que la reconnaissance restera une vertu douce aux hommes, nous vous garantissons par écrit notre éternelle gratitude, notre profond respect et notre inaltérable dévouement. Et, pour que le monde entier connaisse cet hommage rendu par nous à votre vaillance, à votre vertu, à votre talent, à votre noblesse, nous faisons frapper une médaille sur laquelle sont gravés d’un côté votre buste et de l’autre l’inscription: Miles imperatori>>.

Rentré à Varsovie, occupé par les troupes russes, Joseph se rend auprès du Roi : l’entrevue est pathétique, les deux hommes se disant convaincus d’avoir fait leur devoir, chacun à sa manière. Pendant trois semaines, le prince s’emploie à liquider la situation de ses hommes. Le Roi, craignant que sa présence dans la capitale n’engendre des troubles, le presse de quitter la Pologne et, s’offre à payer sur sa cassette personnelle les dettes qu’il avait contractées pour entrer en campagne. Joseph est obligé de s’incliner. Après un bref séjour en Bohème pour y visiter sa mère, il arrive à Vienne en octobre 1792.
Pendant quelques mois, il va séjourner dans la capitale autrichienne, arborant fièrement la croix << Virtuti militari>> que lui avait décernée le Roi au lendemain de la victoire de Zielence et ne cessant de se livrer en paroles à des critiques acerbes contre ceux de ses compatriotes qu’il rendait responsables des malheurs de sa patrie. Les Russes, agacés par cette intransigeance, vont bientôt prononcer la mise sous séquestre des biens dont il disposait toujours en Pologne, le plaçant ainsi sous la dépendance financière de son oncle. C’est alors que les Autrichiens, désireux de ne pas indisposer les autorités russes, le poussent à s’éloigner momentanément.

Le prince va alors entreprendre à travers l’Europe une existence errante qui en juillet 1793 le mène notamment à Bruxelles où sa soeur la comtesse Tyszkiewicz possède une belle demeure. La ville, qui vient d’être, réoccupée par les troupes autrichiennes à la suite de la bataille de Neerwinden (24 juin) fourmille d’émigrés français. L’heure est à l’optimisme (on déchantera bientôt, car moins d’un an plus tard, le 24 juin, les Français prendront leur revanche à Fleurus) et les réceptions succèdent aux réceptions. Au cours de ce tourbillon de fêtes, Joseph fait la connaissance d’une française, Henriette de Puget-Barbentane, séparée de son mari, le comte de Vauban qui se faisait passer pour un ancien chambellan du duc d’Orléans. C’est une femme âgée d’une quarantaine d’années, grande, mince, élégante, au visage pâle et mince, au sourire moqueur. Intelligente, mais surtout calculatrice, elle sait retenir l’attention des hommes par son apparence fragile et l’évocation habile des difficultés de son existence. Bien qu’il soit de dix ans son cadet, le prince en tombe éperdument amoureux. Ainsi, naît une liaison qui se prolongera jusqu’à sa mort.
Tandis que se noue cette intrigue, la situation en Pologne ne cesse de se dégrader. Russes et Prussiens, maîtres de toute la Pologne, ne cachent plus leur intention, sous prétexte de prévenir << la contagion révolutionnaire>>, de démembrer une nouvelle fois le pays, les premiers en rappelant que depuis trente ans, leurs efforts pour y << maintenir la tranquillité>> s’étaient avérés sans effet, les seconds invoquant la nécessité de s’approprier des gages afin de pouvoir conserver avec leur voisin << des relations confiantes>>. Le 23 septembre 1794, ils décident donc d’imposer un traité consacrant le deuxième partage de la Pologne, en vue, ajoutent-ils hypocritement << de la resserrer dans des bornes plus analogues à la forme de son gouvernement>>. La Russie s’adjugeant ainsi le plus gros morceau, en s’emparant de toute la Lithuanie en-deçà de la Duna. La Prusse pour sa part, annexe la Grande Pologne avec les villes de Poznan, Thorn et Dantzig. L’Autriche, alors occupée dans sa guerre contre la République française, avait été exclue du traité.

Ce nouveau démantèlement de la Pologne va provoquer l’indignation de l’immense majorité de ses habitants, toutes classes sociales et toutes opinions politiques confondues. Comme par enchantement, les << modérés>>, partisans d’une monarchie constitutionnelle, et les << jacobins>>, partisans de l’instauration d’un régime républicain et démocratique, oublient leurs querelles et s’unissent pour lutter contre les oppresseurs de la patrie. Dans un élan d’unanimité, l’insurrection se donne pour chef Thadée Kosciusco. Celui-ci, au lendemain de la signature du traité avait réussi à s’échapper de Varsovie à la tête d’un millier de cavaliers. Il arrive le 24 septembre à Cracovie et lance à tous ses compatriotes un vibrant appel aux armes qui tient en ces quelques mots: << Citoyens d’une même patrie, nous n’avons qu’un but: délivrer la Pologne de la botte de l’envahisseur>>. Peu après, il publie un manifeste, dit << Manifeste de Polianec>> libérant du servage tous les paysans qui viendraient rejoindre les rangs de l’insurrection.
Immédiatement, une foule de Polonais, vient se ranger sous sa bannière, la plupart vêtus de la traditionnelle souquenille blanche des paysans et simplement armés de fourches, de faux ou de bâtons. Surpris les Russes se retirent et ne laissent dans Varsovie qu’une garnison solidement barricadée dans ses cantonnements.
Le prince Joseph apprend la nouvelle alors qu’il se trouvait toujours à Bruxelles, coulant des jours heureux auprès de Mme de Vauban. Il est à la fois heureux et peiné: heureux parce qu’il espère que ce sursaut de patriotisme polonais va enfin décider les puissances européennes à se porter au secours de son pays ; peiné parce que ses compatriotes, en raison sans doute de son éloignement et surtout de sa parenté avec le roi Stanislas-Auguste qui avait eu la faiblesse de signer le traité consacrant le second partage de la Pologne, n’avaient pas songé à faire appel à ses services.
Sa décision ne se fait pas attendre. Il se met aussitôt en route, arrive en avril à Cracovie et se présente devant Kosciusco :
_ << Que voulez-vous, prince>>, demande ce dernier?
_ << Servir comme simple soldat>>, répond-il simplement.
Kosciusco décide de l’envoyer à Varsovie afin d’instruire le Roi de la situation. Peu après son arrivée, dans la capitale, au cours de la nuit du 16 au 17 avril, il est réveillé par des cris:
_ << Vive la Liberté! Vive Kosciusco!>>
Toute la ville se soulève, prend les armes et pourchasse les derniers Russes demeurés sur place. Ceux-ci résistent âprement, mais, après avoir perdu près de 4 000 hommes, tués, blessés ou prisonniers, se retirent. Le 19 avril, Varsovie reste aux mains des insurgés. Le Roi, refusant de céder aux injonctions des Russes qui auraient voulu qu’il appelât ses sujets à déposer les armes, est demeuré au milieu de son peuple.
Les habitants de la capitale s’organisent et s’efforcent de transformer leur ville en camp retranché, mais, contrairement à leurs espoirs, l’Europe ne bouge pas. Pendant ce temps leurs adversaires préparent la riposte. La tsarine Catherine est particulièrement inquiète: << La semence jacobine, déclare-t-elle, a tellement germé dans les esprits des Polonais qu’il est impossible de les abandonner à eux-mêmes, sinon leurs idées subversives, l’égalité stupide et la fausse liberté, pénétreront chez nous par la force de la contagion>>. Les Prussiens et les Autrichiens, que les Russes ont réussi à amener dans leur camp, partagent cette opinion.

A la fin du mois d’août 1795, les Prussiens attaquent Varsovie que le prince Joseph a été chargé de défendre. Pendant quelques jours, les Polonais contiennent la poussée de l’ennemi, mais la bataille fait également rage au Sud du pays et le 10 octobre Kosciusco est écrasé au cours de la bataille de Maciejowice. Grièvement blessé, il est fait prisonnier par les Russes et demeurera deux ans enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg.
Les Russes, que commande le général Souvarov foncent en direction de la Vistule et, mettent à sac le faubourg de Praga sur la rive droite du fleuve. Devant tant d’horreur et dans l’impossibilité de poursuivre davantage la résistance, Varsovie capitule le 5 novembre.
Les vainqueurs n’ont plus dès lors qu’à procéder à un troisième et dernier partage de la Pologne. Par les traités du 3 janvier 1795 et du 24 octobre de la même année, ce sera chose faite. Les Russes s’emparent de toute la Lithuanie et de la Courlande, ainsi que toutes les provinces polonaises s’étendant au-delà du Niemen et du Bug. La Prusse annexe Varsovie et la partie occidentale du palatinat de Cracovie. L’Autriche obtient Cracovie, Sandomir, Lublin et une partie de la Mazovie.
Les paroles déchirantes prononcées par Kosciusco alors qu’il tombait sur le champ de bataille de Maciejowice prenaient ainsi tout leur sens : « Finis Poloniaie ».
Mais dans le même temps, un autre Polonais, Jan Dombrowski, lui aussi ancien compagnon d’armes du prince Joseph de 1791 à 1794, et réfugié en France au lendemain de la catastrophe qui avait rayé son pays de la carte du monde, proclamait: « La Pologne n’est pas morte puisque nous vivons ».

Stanislas-Auguste, dépossédé de sa couronne mais assuré d’une pension par les trois puissances co-partageantes, est envoyé à Grodno où il est placé en résidence surveillée. Le prince Joseph refuse de l’y suivre et demeure à Varsovie. Pendant quelques semaines, la ville connaît une pénible disette et est soumise par les occupants à une sévère épuration. Bien que par une sorte de défi, il soit toujours revêtu d’un << vieux manteau de révolutionnaire>> et porte les cheveux courts <<à la jacobine>> le prince n’est pas inquiété. Sa position est pourtant difficile: certains de ses compatriotes lui reprochent injustement de ne pas avoir su défendre la patrie, d’autres s’écartent de lui simplement parce qu’il est le neveu du << Roi des trois partages>>. Selon son habitude, il oppose à cette malveillance une résignation navrée mais inébranlable : << La vie me deviendrait un fardeau, répète-t-il volontiers si elle était privée de cette pensée intime que je n’ai à me reprocher aucune infamie>>.
Sa seule présence indispose pourtant les occupants, en particulier les Russes. Ceux-ci le font savoir à Stanislas-Auguste qui, malgré son éloignement, continue à lui prodiguer ses conseils. Sur ses instances, le prince Joseph se résigne à quitter la Pologne et va s’installer à Vienne, dans une maison du faubourg Josephstadt. C’est là que vont bientôt venir le rejoindre sa soeur, la comtesse Tyszkiewicsz et la comtesse de Vauban.

Sa situation financière est préoccupante. Certes, en décembre 1795, il est devenu propriétaire à Varsovie, grâce à la générosité du Roi, du palais de Pod Blacha attenant au palais royal et à la suite du décès d’un de ses oncles, le prince-archevêque Michel, Primat de Pologne, du magnifique château de Jablonna ainsi que de son domaine de Wieliswew, mais ses revenus demeurent incertains, le paiement de la pension que lui versait la couronne étant suspendu et ses starosties de Lithuanie étant placées sous séquestre par les autorités russes. Pour assurer son train de vie, il ne dispose guère que des 6 à 700 ducats que le Roi s’efforce de lui faire parvenir chaque mois et de quelques avantages que lui octroie sa mère. Comme les comtesses Tyszkiewicsz et de Vauban sont très dépensières, il contracte des dettes, ce qui lui vaut les reproches de son oncle.

Ce dernier est toujours à Grodno, se considérant lui-même << comme une espèce de défunt>>. Le 25 novembre 1795, sous la pression des Russes, il signe son acte d’abdication. Un an plus tard presque jour pour jour, la tsarine Catherine disparaît après un règne de 34 ans. Au mois de mars 1796, son fils, devenu Tsar sous le nom de Paul Ier, mieux disposé à son égard que ne l’était sa mère l’invite à assister à son couronnement à Moscou et en octobre suivant, à s’installer à Saint-Petersbourg. Quatorze mois plus tard, celui qui avait été le dernier roi de Pologne est terrassé par une attaque d’apoplexie et meurt le 12 février 1798.

Dès qu’il apprend la disparition de son oncle, le prince Joseph se met en route et parvient dans la capitale russe à temps pour assister à ses obsèques. Paul Ier va le combler d’honneurs et de distinctions, lui octroyer la dignité de prieur de l’Ordre de Malte dont il est lui-même le Grand-Maître, le nommer lieutenant-général de l’armée russe et chef du régiment de Kazan. Après quatre mois de séjour à Saint-Pétersbourg, il n’en décide pas moins de revenir à Varsovie où il arrive aux premiers jours de l’été. Il y retrouve Mme de Vauban venue directement de Vienne et tous deux s’installent à Pod Blacha.
Dès lors et pendant près de dix ans, le prince Joseph, entièrement dominé par Mme de Vauban, va mener une existence fastueuse entre ses deux résidences de Pod Blacha et de Jablonna. Sa maîtresse a fait venir auprès d’elle son mari, personnage assez douteux, tantôt agent provocateur pour le compte de la Russie, tantôt agent des Bourbons, puis du ministre français de la Police, Fouché, un homme qui, à en croire les mauvaises langues, ne craint pas à l’occasion de recevoir des subsides de l’amant de sa femme. Celle-ci approche maintenant de la cinquantaine: ses cheveux ont blanchi et sa maigreur s’est encore accentuée. A en croire certains témoignages, elle est devenue << une véritable poire séchée>>, laide et sans charmes. Consciente de ne plus pouvoir retenir son amant par ses attraits, elle n’hésite pas à s’entourer de jeunes et jolies femmes, et sait fermer les yeux lorsque le prince commet quelques infidélités. Celui-ci ne lui en est que plus attaché et pas un instant il ne songera à la quitter pour contracter mariage.

Bien qu’il ait pu récupérer une partie de ses biens, Joseph Poniatowski est toujours assailli par des soucis d’argent. Afin de sauver la mémoire de son oncle Stanislas-Auguste, de la honte et de la banqueroute>>, il s’est chargé, seul de tous ses héritiers, de régler sa succession. L’affaire est d’autant plus compliquée que l’ancien Roi était lui-même couvert de dettes, que ses avoirs étaient dispersés dans les trois zones annexées par la Russie, la Prusse et l’Autriche, et que la << Commission de liquidation>> instituée par les trois puissances co-partageantes s’efforce d’augmenter les difficultés. Au début de 1802, Joseph, malgré la rancune qu’il continue à nourrir envers la Prusse, se rend à Berlin afin de tenter d’obtenir l’aide personnelle du roi Frédéric-Guillaume. Le souverain désireux de le ramener à de meilleurs sentiments, le reçoit avec sympathie, l’appelle << mon cousin>>, lui décerne les Ordres de l’Aigle Noir et de l’Aigle Rouge en les accompagnant d’un rescrit particulièrement flatteur. Le prince n’est pas dupe et afin de ne pas se laisser prendre au charme de ses hôtes, s’empresse de regagner Varsovie dès qu’il a obtenu l’assurance que des mesures seraient prises pour faciliter le règlement de la succession de son oncle.
Il va y reprendre son existence brillante, bien au-dessus de ses moyens; sa porte et sa table sont constamment ouvertes, les fêtes qu’il organise sont recherchées par toute la haute société polonaise, malgré la réprobation secrète qu’inspire à certains milieux religieux sa liaison avec Mme de Vauban. Ses dépenses annuelles s’élèvent à la somme de 700 000 florins polonais, soit à peu près le double du montant de ses revenus. Aussi, est-il sans cesse obligé d’emprunter à des usuriers, à des amis, à des grands seigneurs qui, faisant table rase de leurs relations d’amitié, lui imposent des conditions abusives. Il lui arrive même de solliciter l’aide de Mme de Vauban, et celle-ci lui prête ainsi l’argent dont il lui a fait cadeau en prélevant au passage des intérêts exorbitants.

Malgré cette apparence d’insouciance et de légèreté, Poniatowski suit avec la plus vive attention le déroulement des prodigieux événements qui agitent l’Europe. A Saint-Pétersbourg, la disparition tragique du tsar Paul Ier a porté sur le trône son fils Alexandre qui, contrairement à son père, voudrait ramener la France à la raison et qui, pour y parvenir, va sceller << l’amitié éternelle entre la Russie et la Prusse>> sur la tombe du grand Frédéric à Postdam. En France, le général Bonaparte, devenu l’empereur Napoléon, vole de victoires en victoires et est en passe de dominer l’Europe. En 1805, s’est formé contre lui une coalition associant à l’Angleterre, l’Autriche et la Russie: peu après, les Français passaient à l’offensive, occupaient Vienne et battaient les Autrichiens et les Russes à Austerlitz: les premiers avaient demandé et obtenu la paix, les seconds s’étaient retirés, prêts à prendre leur revanche à la première occasion. Celle-ci va se présenter l’année suivante. La Prusse ayant maladroitement provoqué l’Empereur, la Russie se joint à elle: en moins d’un mois, l’armée prussienne est écrasée, Napoléon entre en vainqueur à Berlin et y décrète le Blocus Continental.
Peu après, il accorde une audience à une délégation polonaise à laquelle il réserve un accueil chaleureux:
_ << Jamais, lui déclare-t-il, la France n’a reconnu le partage de la Pologne. Jamais il n’a été de son intérêt que ce partage fût fait.>>
Quelques jours plus tard, à Posen, l’ancienne Poznan polonaise annexée par la Prusse en 1794, il répète:
_ << Le principe qui a porté la France à désavouer le partage de la Pologne lui faisant désirer son rétablissement, les Polonais peuvent toujours compter sur ma protection.>>
Rapportées à Varsovie, ces paroles y ont aussitôt un grand retentissement. Le raisonnement des Polonais est simple: Napoléon qui a déjà battu l’Autriche et la Prusse n’a plus qu’un seul adversaire sur le continent européen, la Russie; s’il en triomphe bientôt, comme tout le monde le pense, il aura vaincu les trois puissances co-partageantes et il ne dépendra dès lors que de lui de restaurer le pays dans son ancienne grandeur. Poniatowski, se sent soulevé par de grandes espérances. Il ignore, bien entendu, qu’à la même époque Kosciusco, réfugié à Paris, se dit convaincu que Napoléon n’a aucune intention de restaurer la Pologne, qu’il déteste toute grande nationalité et encore plus l’esprit d’indépendance et que son seul but est la satisfaction de sa propre ambition.

Tandis que les Polonais se bercent ainsi d’illusions, le roi de Prusse, qui s’est retiré à Koenigsberg nomme son cousin le prince Poniatowski dont il rappelle l’attachement à sa personne et à sa monarchie « gouverneur de Varsovie et commandant de la Garde Nationale ». En d’autres termes, il lui demande d’organiser la défense de la ville contre les Français. La garnison prussienne en se retirant ayant emporté toutes ses armes, Poniatowski en est réduit à organiser une milice d’une centaine d’hommes armés de piques et de bâtons ferrés et précise qu’il prend cette mesure « pour le salut de la ville et non pour celui de la monarchie prussienne ».

Les premières troupes françaises font leur entrée dans l’ancienne capitale de la Pologne le 27 novembre 1806, follement acclamées par la population.  << On dressa des tables jusque dans les rues et sur les places rapporte la comtesse Potoçka qui assistait à ce débordement d’enthousiasme, on porta plus d’un toast à la future indépendance, à la brave armée, du grand Napoléon. On s’embrassa, on fraternisa, on trinqua même un peu trop…>>.
Au lendemain, de son entrée dans Varsovie, Poniatowski a un long entretien avec le maréchal Murat, commandant les troupes françaises. Il lui parle d’une éventuelle restauration du royaume de Pologne et lui déclare que la couronne ne pourrait être mieux portée que par un prince français, mais il ajoute que la réalisation de ce beau rêve ne pourrait se concrétiser qu’à partir de garanties que l’Empereur devra évidemment donner quant à l’avenir de la Pologne>>. Murat est aux anges et, sans l’avouer, est convaincu que ce << prince français>> auquel a fait allusion son interlocuteur ne saurait être que lui-même. Aussi s’empresse-t-il de rendre compte de cette conversation à l’Empereur et termine en précisant que << le prince Poniatowski est un homme raisonnable, injustement soupçonné de favoriser la Prusse ou la Russie, un bon Polonais en un mot>>.
La réponse qu’il reçoit n’est pas tout à fait celle qu’il espérait. Napoléon a été choqué par le mot de << garanties>> utilisé par le maréchal. Il précise en outre: << Je connais Poniatowski mieux que vous parce que je suis depuis dix ans les affaires de Pologne. C’est un homme léger et inconséquent, plus que d’ordinaire ne le sont les Polonais, ce qui est beaucoup dire… Il faut mettre des patriotes en place, des hommes qui veuillent se mettre en avant et ne point calculer arithmétiquement le rétablissement de la Pologne. Faites bien sentir que je ne viens pas mendier un trône pour un des miens ; je ne manque pas de trônes à donner à ma famille.>>
Dans cette lettre, on discerne déjà ce que seront les grandes lignes de la politique que Napoléon compte suivre à l’égard de la Pologne : encourager les habitants à se révolter contre les puissances occupantes, mais ne pas s’engager à favoriser le rétablissement de l’ancien royaume tel qu’il existait avant les partages. Certes, la restauration du pays, qui avait été de tout temps l’allié de la France peut apparaître comme une opération généreuse et tentante. Mais l’Empereur n’est pas homme à obéir en politique à des considérations d’ordre sentimental. Tout en reconnaissant que les Polonais avaient été atrocement traités par leurs voisins et en rendant volontiers hommage à leur bravoure, leurs qualités de coeur et leur sens de l’honneur, il n’oublie pas leur esprit de division, l’antagonisme des partis et des classes, leur propension à se livrer à d’interminables et stériles luttes politiques. Enfin, il lui faut songer à l’attitude qu’il sera amené à adopter après le retour de la paix à l’égard des trois puissances co-partageantes. S’il est fermement décidé à se montrer intraitable envers la Prusse, il n’en est pas de même à l’égard de l’Autriche qu’il convient de ménager car il la sait prête à profiter du moindre prétexte pour tenter de prendre sa revanche d’Austerlitz, et encore moins à l’égard de la Russie avec laquelle il songe, après en avoir triomphé, à conclure une alliance jugée indispensable pour donner toute sa signification au Blocus Continental qu’il vient de décréter. Ainsi s’explique le comportement ambigu qui sera le sien au cours des semaines et des mois à venir.

L’Empereur arrive à Varsovie le 19 décembre à 4 heures du matin et s’installe au Palais Royal. Dès le lendemain, le prince Poniatowski entouré des principales personnalités de la ville se présente devant lui. Napoléon lui reproche tout d’abord d’avoir posé des conditions à Murat et s’emporte contre les Polonais qui ne lui semblent pas suffisamment animé de << zèle patriotique>>. << Il faut du dévouement, du sacrifice, du sang, s’exclame-t-il, sans quoi vous ne serez jamais rien.>>
Comme ses interlocuteurs demeurent silencieux, il ajoute d’un ton courroucé: << Oui, oui, c’est comme je vous le dis.>>
Quelques jours plus tard, Poniatowski lui adresse un long mémoire dans lequel il rappelle que ses pensées, son sang, sa vie appartiennent à la Pologne, qu’il ose dire à Sa Majesté Impériale que la résurrection de la Pologne << doit être considérée comme le point culminant des intérêts européens>>. Il souligne également, que l’application de la Constitution du 3 mai 1791 voulue par son oncle et par une majorité de Polonais donnerait au pays des structures solides et démocratiques et que Napoléon, en ceignant lui-même la couronne de Pologne comme celle de l’Italie ou en la concédant à un membre de sa famille, apporterait sa caution à cette oeuvre de rénovation et de justice.

L’Empereur revient de ses préventions à l’égard du prince. Au milieu du mois de janvier 1807, il crée une commission chargée du gouvernement provisoire des provinces polonaises conquises ou à conquérir sur la Prusse, composée de cinq directeurs de départements ministériels. La direction du département de la Guerre est confiée à << S.A.S le prince Joseph Poniatowski, ancien lieutenant-général, commandant en chef de l’ancienne armée polonaise>>.
On a beaucoup parlé du rôle tenu par Poniatowski à cette époque dans les amours de Napoléon et de la comtesse Walewska. Les faits sont simples. Dès que l’Empereur eut remarqué la belle Polonaise, tous les << patriotes>> ont voulu intervenir auprès d’elle afin de l’amener à accepter les avances du grand homme. Le prince Joseph chargé de lui transmettre une invitation à un bal où Napoléon désire la rencontrer ne mâche pas ses mots : << Qui sait, lui dit-il? Peut-être le Ciel se servira-t-il de vous pour rétablir la patrie ?>>
Marie consent à se rendre au bal, mais refuse de danser. Quelques jours plus tard, l’Empereur la fait prier d’assister à un dîner qu’il présidera. Elle se dit souffrante. Poniatowski, accompagné des membres de la Commission de gouvernement réapparaît et se fait particulièrement pressant : << Tout doit céder, Madame, en vue des circonstances si hautes, si majeures pour toute une nation. Nous espérons donc que votre mal passera d’ici au déjeuner projeté, dont vous ne pourrez vous dispenser sans paraître mauvaise Polonaise>>.
Chacun insiste, les ministres, les hauts dignitaires, mais aussi Mme de Vauban, la comtesse Tyszkiewicz et même le comte Walewski, son mari, très flatté d’avoir reçu une invitation pour lui et sa femme à la table de l’Empereur. Marie pleure, mais se résigne ; quelques jours plus tard, à bout de larmes et de résistance, elle finit par tomber dans les bras de Napoléon. Tous les Polonais qui, de près ou de loin, ont été mêlés à cette intrigue sont convaincus d’avoir agi au nom de la raison d’État et en faveur << d’une cause sacrée>>, Poniatowski comme les autres. Pas un seul ne croit avoir enfreint les règles de la morale.

Par ailleurs et en dépit de biens des difficultés et parfois même de l’hostilité de quelques-uns de ses compatriotes, le prince Joseph remplit avec le plus grand zèle ses fonctions de directeur du département de la Guerre.  Talleyrand, ministre des Relations extérieures de Napoléon, récemment arrivé à Varsovie, l’encourage et lui témoigne de l’amitié. En trois mois, il parvient ainsi à recruter et à entraîner trois légions polonaises et le 3 mai 1807, au cours d’une journée historique, il remet leurs étendards aux unités nouvellement constituées. Un autel avait été dressé au milieu de la place de Saxe, près du Palais Royal ; l’archevêque de Varsovie y célèbre la messe en présence d’une foule considérable. Le prince ne cache pas son émotion : il se souvient que onze ans plus tôt, il avait dû quitter son pays tombé aux mains des puissances étrangères qui rêvaient << d’abolir pour toujours tout ce qui pouvait rappeler le souvenir du royaume de Pologne>>. Poniatowski veut également s’associer à cette cérémonie hautement symbolique et, après que les grands dignitaires, selon une coutume ancestrale aient planté un clou dans la hampe des étendards, il invite les dames présentes à imiter leur geste.
Les Polonais avaient suivi avec la plus grande attention le déroulement des opérations militaires menées par les Françaises contre les armées russes. L’incertaine victoire d’Eylau les avait plongés dans une angoisse que le brillant succès remporté par Napoléon à Friedland quatre mois plus tard devait faire oublier. Par contre, la cordialité affectée par le souverain français envers son partenaire russe au cours des entrevues de Tilsitt leur semblait alarmante et beaucoup se demandaient si le projet d’alliance entre les deux ennemis de la veille n’allait pas se faire à leur détriment. Encore ignoraient-ils qu’au cours des premières discussions, Napoléon, avait poussé la générosité jusqu’à offrir au tsar Alexandre la possibilité d’annexer la Pologne prussienne et que ce dernier avait refusé << par égard, avait-il précisé, pour son ex-allié le roi Frédéric-Guillaume>>.

Lorsqu’on apprend le 10 juillet 1807 à Varsovie la signature du traité, on est à la fois soulagé et déçu. Au lieu du rétablissement d’une Pologne libre et indépendante, l’Empereur des Français s’est contenté d’ériger un duché de Varsovie, composé des provinces polonaises arrachées à la Prusse, divisé en dix départements et comptant près de cinq millions d’habitants. Son régime politique, inspiré de la législation française, comporte un Sénat, un Conseil des ministres et un Conseil d’État. Le souverain en sera le roi de Saxe, Frédéric-Auguste, qui, afin de pouvoir communiquer avec son nouvel État, devra emprunter une route traversant la Silésie, province demeurée prussienne. En cas de décès de Frédéric-Auguste, la couronne passera sur la tête de sa fille, la princesse Augusta. Ce que Napoléon ne pouvait prévoir c’est que la jeune femme tombera amoureuse du prince Poniatowski, ce qui, au cas où celui-ci aurait répondu à ses avances, lui aurait permis de devenir en quelque sorte le successeur de son oncle Stanislas-Auguste.

La création du duché de Varsovie fait du prince Joseph le ministre de la Guerre du nouvel État et le généralissime de l’armée nationale. Au cours des années à venir, il va mettre sur pied dix régiments d’infanterie et autant de cavalerie, soit environ 30 000 hommes. Malheureusement, il manque de moyens financiers pour subvenir à leur entretien et aux coûteux travaux de fortifications dans un pays jusqu’alors dépourvu de places fortes. Il lui faut donc recourir à l’aide financière de la France. Napoléon y pourvoit, mais en contre-partie, s’estime en droit d’exiger que quatre régiments soient affectés à la défense de Dantzig, de la Poméranie et de la Silésie, et que trois régiments de chevau-légers, élite de la nouvelle armée polonaise, soient acheminés vers l’Espagne où la guerre fait rage. En fin de compte, Poniatowski ne dispose plus que 17 000 hommes pour assurer la sécurité du pays, chiffre qui apparaît aux yeux de tous manifestement insuffisant.
Dès les premières semaines de l’année 1809, nul ne peut douter de l’imminence d’une nouvelle guerre entre la France et l’Autriche. Effectivement, le 6 avril, les troupes de l’archiduc Charles entrent en Bavière, et marchent en direction du Rhin, tandis que celles de l’archiduc Jean franchissent les Alpes pour gagner l’Italie et celles de l’archiduc Ferdinand, fortes de 30 000 hommes, pénètrent en Pologne. Cette dernière attaque surprend Poniatowski qui pensait un peu naïvement sans doute, que la présence des Russes, officiellement alliés des Français, aux abords du duché, détournerait les Autrichiens d’un tel projet et les inciterait à porter leur effort du côté de la Saxe. Il ignorait également qu’avant l’ouverture des hostilités, le tsar Alexandre avait fait secrètement savoir à l’empereur François qu’il éviterait de s’attaquer à ses troupes. Mettant ainsi à profit l’effet de surprise et l’inertie des Russes, les forces de l’archiduc Ferdinand vont occuper sans coup férir une grande partie du duché. Courageusement, le 19 avril, Poniatowski, à la tête de 14 000 hommes au nombre desquels se trouvent des contingents saxons, tente de s’opposer à cette avance. Le combat s’engage à Raszyn, au Sud-Est de la capitale. La lutte est acharnée mais inégale. A la fin de la journée, le prince comprend que toute résistance est devenue inutile, d’autant plus que les Saxons ont reçu l’ordre de leur commandement de se retirer du champ de bataille. Au milieu de la nuit, le prince arrive à Varsovie et annonce, les larmes dans la voix, l’entrée prochaine des Autrichiens dans la ville.
Tout le monde lui incrimine cet échec. On rappelle qu’il avait autrefois servi dans l’armée autrichienne, que sa mère était elle-même autrichienne et que son père avait été général autrichien. Dans les rues, on crie << A la potence! A mort les traîtres!>>. Une fois de plus _ et ce ne sera pas la dernière _ on le met en demeure d’abandonner la cause de Napoléon et une fois de plus il refuse avec énergie.

Le 21 avril, il a une entrevue avec l’archiduc Ferdinand à l’issue de laquelle l’évacuation de Varsovie par les troupes polonaises est décidée. Toutefois, dans la convention qu’il signe avec son adversaire, le mot de capitulation est soigneusement évité. De plus, il obtient pour ses troupes l’autorisation de sortir de la ville avec leurs armes, leurs munitions, leurs vivres et leurs bagages.
A la tête des unités qui lui restent, Poniatowski se dirige vers la Galicie. Le 15 mai, il fait son entrée dans Lublin, trois jours plus tard, il occupe Zamosc tandis que ses avant-gardes approchent des faubourgs de Lwow. A son appel, toute la Galicie se soulève. Les Autrichiens, surpris par la rapidité et l’ampleur des événements, furieux aussi de n’avoir pas envisagé le courage et la détermination de Poniatowski, s’empressent d’évacuer Varsovie après quelques semaines seulement d’occupation.
Inquiets de ces succès inattendus et redoutant que l’insurrection de la Galicie ne gagne les territoires de l’ancienne Pologne placés sous leur autorité, les Russes, qui étaient demeurés jusqu’alors l’arme au pied à la grande fureur de Napoléon, avancent à leur tour sous prétexte d’attaquer enfin les Autrichiens, mais surtout pour tenter d’arrêter l’avance des forces de Poniatowski et établissent leur quartier-général à Lublin. Le prince s’efforce de conclure avec eux une convention destinée selon ses propres termes, <<à consolider l’harmonie et la bonne foi réciproque>>, les Russes devant opérer sur la rive droite de la Vistule, les Polonais sur la rive gauche. Un accord est conclu, mais les troupes du Tsar, profitant des difficultés dans lesquelles se trouve momentanément Napoléon à la suite de son insuccès à Aspern, n’en continuent pas moins à refouler les Polonais et à s’enfoncer toujours plus avant en territoire galicien.

L’annonce de la victoire de Wagram, suivie quelques jours plus tard de celle de la demande d’armistice formulée par les Autrichiens va modifier la situation. Sans perdre un instant, Poniatowski se dirige vers Cracovie qu’il occupe le 18 juillet. L’ancienne capitale de la Pologne le salue comme un libérateur et l’accueille avec des honneurs presque royaux. Après la vague d’impopularité qui avait accompagné la chute de Varsovie, le prince est désormais au sommet de sa gloire. Chacun se plaît à reconnaître que dans une situation atrocement compliquée, il a manoeuvré, tant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique, avec une habileté consommée et pour tous ses compatriotes il personnifie véritablement l’honneur national.
Il n’en garde pas moins la tête froide et suit avec la plus grande attention le déroulement des négociations engagées entre la France et l’Autriche pour le retour à la paix et dont dépend directement l’avenir du duché de Varsovie. Après de longues et laborieuses discussions, le traité de Vienne est enfin signé le 14 octobre 1809. L’Autriche perdait 110 000 kilomètres carrés de son territoire et 3 500 000 habitants. Le duché de Varsovie recevait << le gros lot>> et se voyait agrandi de la Galicie occidentale avec les villes de Cracovie et de Lublin, augmentant ainsi considérablement sa superficie et s’accroissant de plus d’un million et demi d’habitants.

Dans le camp des vainqueurs, on s’accorde pour attribuer ce succès à la bravoure et au sens politique de Poniatowski. Napoléon lui fait remettre un sabre d’honneur et lui confère les insignes de grand-officier de la Légion d’honneur. Le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, ne voulant pas demeurer en reste, lui accorde un apanage d’un million et demi de florins dans les provinces galiciciennes << récemment incorporées à ses États>>. Mais ces récompenses lui importent assez peu. Sa plus grande satisfaction consiste dans sa conviction d’avoir contribué à l’agrandissement de son pays, prélude peut-être à la restauration dans son intégrité de l’ancien royaume de Pologne. Bientôt, il va connaître une autre joie, celle-ci d’ordre intime. Le 18 décembre 1809, en effet, la jeune et jolie comtesse Sophie Potoçka pour laquelle il ressentait << plus que de l’amitié>> mettra au monde un fils prénommé Charles-Joseph-Maurice, qui sera adopté en 1828 par la comtesse Tyszkiewicz et portera ainsi le nom de Poniatowski, connaîtra l’exil au lendemain des douloureux événements survenus en Pologne en 1831, acquerra la nationalité française, entrera dans l’armée et trouvera la mort en Algérie en 1855, à l’âge de 45 ans.

Les récents événements ont renforcé Poniatowski dans sa conviction que l’avenir de son pays est de plus en plus lié à celui des destinées napoléoniennes. Cette prise de position lui paraît d’autant plus impérative que depuis la signature du traité de Vienne, le tsar Alexandre ne cesse de harceler Napoléon pour obtenir de lui la reconnaissance << formelle et à tout jamais du non-rétablissement du royaume de Pologne>>. L’Empereur est très embarrassé, car sa dignité lui interdit de prendre en considération cette exigence. Mais par ailleurs, il importe de ne pas perdre de vue qu’à cette même époque, il songeait à épouser la grande-duchesse Anne, soeur du Tsar. S’engager trop avant dans le sens que celui-ci désirait, l’aurait ruiné dans l’esprit de ses amis polonais dont l’appui pourrait lui être nécessaire un jour en cas de nouveau conflit avec la Russie. Refuser de lui donner satisfaction risquait par contre de donner à Alexandre l’occasion de rompre les négociations entamées en vue d’un éventuel mariage avec la grande-duchesse. Aussi, Napoléon ordonne-t-il à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg le général Caulaincourt de se montrer très évasif: tantôt il assure au Tsar que << l’idée de la renaissance de la Pologne est si éloignée de la pensée de son maître que ce dernier est disposé à concourir à tout ce qui pourra en effacer le souvenir dans le coeur des habitants>>, tantôt << qu’il faudrait être Dieu pour décider que jamais une Pologne existera>>.
Poniatowski, très au courant de ces tractations estime donc qu’il convient de se montrer très vigilant. En conséquence, il poursuit avec acharnement la rénovation et l’accroissement de l’armée nationale et parvient à mettre sur pied 17 régiments d’infanterie, 16 escadrons de cavalerie, un corps d’artillerie et un du génie, soit au total 56 000 hommes commandés par 6 généraux de division. On lui adresse pourtant un reproche : celui d’avoir introduit dans la tenue militaire un luxe excessif et fait des nouvelles unités des << régiments de parade>>. Il se défend en rappelant que le goût des beaux uniformes a toujours existé dans l’armée polonaise et qu’il n’a commis d’autre faute que de sacrifier à la tradition.

En avril 1810, Napoléon qui avait brusquement renoncé à la main de la grande-duchesse Anne en raison des réticences et des mauvais prétextes invoqués par le Tsar pour retarder sa décision, épouse l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche. Cet événement auquel s’ajouteront bientôt d’autres considérations d’ordre politique va engendrer dans les mois à venir une détérioration progressive des relations entre la France et la Russie, si bien qu’à la fin de l’année de plus en plus nombreux sont ceux qui, en Europe, estiment qu’une nouvelle guerre entre les deux pays est devenue inévitable.
La situation est si tendue qu’au début de 1811, le tsar Alexandre se demande s’il ne va pas passer le premier à l’offensive alors que Napoléon se trouve empêtré en Espagne et que tous les peuples opprimés d’Europe pourraient se soulever à son appel. Dans cette perspective, il masse aux frontières du duché de Varsovie des forces importantes, établit des contacts avec les gouvernements d’Autriche et de Prusse, les milieux russophiles de Pologne et les sociétés secrètes d’Allemagne. Il sait qu’il sera soutenu par l’Angleterre, peut-être même par certaines fractions de l’opinion française hostiles à la politique napoléonienne.

A Varsovie deux partis s’affrontent ; d’une part ceux qui assurent que jamais la France ne rétablira le royaume de Pologne et que dans ces conditions seule la Russie peut garantir le relèvement et la prospérité du pays, d’autre part ceux qui croient toujours que seul le triomphe de Napoléon permettra d’atteindre ce but et le retour à la patrie polonaise des provinces que Catherine II avait annexées à l’empire des Tsars. Le chef de file des premiers est le prince Adam Cazrtoryski, celui des seconds demeure bien entendu le prince Joseph Poniatowski.
Après de longues semaines de perplexité, ce dernier se décide enfin à prévenir les Français du danger qui les menace. Averti, Napoléon refuse d’apporter quelque crédit à ces rumeurs et s’emporte contre << ces têtes faibles de Polonais qui ne rêvent que de bouleversements pour réédifier leur patrie, inventent des périls imaginaires du côté de la Russie et poussent à la guerre en semant partout de fausses alarmes>>. Poniatowski s’obstine, mais se heurte toujours au même scepticisme chez ses interlocuteurs français.
En juin 1811, le baptême du roi de Rome lui offre la possibilité de se rendre à Paris pour y représenter le peuple polonais et en même temps pour tenter d’ouvrir les yeux de l’Empereur par des précisions nouvelles sur les préparatifs russes. Cette fois, il est écouté. A plusieurs reprises, Napoléon le reçoit longuement et lui témoigne une estime particulière. A la suite de ces entretiens, il décide de renforcer son dispositif militaire et demande à son visiteur de poursuivre ses efforts d’armement afin d’être prêt à toute éventualité. Le Tsar, déçu par la prudente réserve des Cours étrangères et parfaitement renseigné sur les mouvements des troupes françaises en direction des places fortes d’Allemagne, renonce à sa politique agressive et adopte une position d’attente.

La situation ne cesse de se dégrader et chacun pressent que bientôt la guerre entre les deux empires français et russe n’est plus qu’une question de temps. De tous côtés on s’affaire. Venant de toutes les régions de l’Europe, les 700 000 hommes de la Grande Armée se dirigent vers l’Est et le 24 juin 1812, Napoléon traverse le Niemen à la tête de ses troupes. La campagne de Russie _ que l’Empereur appelle dans sa proclamation à l’armée, la seconde campagne de Pologne _ est commencée.
Poniatowski a réussi à mettre sur pied de guerre 80 000 hommes dont 50 000, seront incorporés dans les différents corps de la Grande Armée. Le prince ne conserve que 30 000 hommes répartis en 3 divisions comprenant 10 régiments d’infanterie et 6 de cavalerie et formant le Ve corps sous le commandement du roi Jérôme. Au moment de se mettre en campagne, il reçoit une dernière proposition du gouvernement russe: s’il consent enfin à se détacher de Napoléon, le Tsar lui accordera la lieutenance générale du royaume de Pologne restauré. Le prince repousse cette offre comme il a repoussé les précédentes et active ses préparatifs.
Dès les premières semaines, la marche de l’armée est pénible: comme dans toutes les autres unités, la maladie et la faim font de terribles ravages dans les rangs polonais. Poniatowski tente d’obtenir du haut commandement quelques améliorations pour le sort de ses hommes. Napoléon lui fait exprimer par la voix de son chef d’état-major, le maréchal Berthier, son mécontentement en des termes très durs: << L’Empereur n’a pu voir qu’avec peine que les Polonais sont d’assez mauvais soldats et aient assez mauvais esprit pour relever de pareilles privations: Sa Majesté espère qu’Elle n’entendra plus parler de cela…>>.
Quand le roi Jérôme, désavoué par son frère dont il n’avait pas exécuté les ordres tendant à encercler une part importante des forces ennemies, abandonne ses fonctions et quitte l’armée, le prince Poniatowski reçoit le commandement de toute l’aile droite de la Grande Armée. En arrivant à Mohilev le 22 juillet, il déplore déjà la perte de 7 000 de ses hommes épuisés par les privations et le scorbut. Poursuivant sa route, il arrive le 14 août devant les remparts de Smolensk où il rejoint le gros de la Grande Armée. Les Polonais, en dépit de leur fatigue, passent à l’attaque le lendemain et après deux jours de durs combats, entrent les premiers dans la ville, mais 1 500 des leurs sont tombés au cours de l’assaut.

La sagesse aurait voulu que Napoléon demeurât à Smolensk pour y réorganiser ses forces et attendît le printemps pour passer de nouveau à l’action au cas où le Tsar aurait refusé de traiter. Mais son désir et sa certitude de pouvoir remporter rapidement une victoire éclatante sur les Russes l’entraîne vers Moscou. La marche reprend donc, interminable, jalonnée de combats de retardement imposés par l’ennemi. Le 5 septembre, on approche du village de Borodino où les Russes ont décidé de faire front. Au cours d’une mission d’avant-garde, la cavalerie russe surprend Poniatowski qui réussit pourtant à se dégager. Le surlendemain, la grande bataille _ que Napoléon appellera la bataille de la Moskowa _ s’engage. Les Polonais, placés à l’aile droite de la Grande Armée, ont la lourde charge de repousser l’ennemi vers le centre et la gauche du dispositif français. Dès 6 heures du matin, le 7 septembre, Poniatowski se porte à l’attaque et jusqu’à la tombée du jour, sous un feu d’enfer fait face aux contre-attaques ennemies. Le soir, Napoléon demeure maître du terrain, mais ses pertes sont énormes: l’effectif de Poniatowski, pour sa part, se trouve réduit à 6 000 hommes, 5 000 fantassins et 1 000 cavaliers. Par miracle, les Polonais ont réussi à conserver presque toute leur artillerie. Jamais sans doute, plus que ce jour, le prince Joseph a-t-il mieux mérité le titre de << Bayard Polonais>> que vont lui décerner ses soldats.
Le 14 septembre, la Grande Armée fait son entrée dans Moscou que viennent d’abandonner les Russes. Poniatowski traverse la ville à la tête de deux escadrons de chasseurs et engage la poursuite, mais l’ennemi parvient à s’échapper. Deux jours plus tard, il est de retour dans la capitale des Tsars où l’incendie fait rage. L’armée va demeurer deux semaines à Moscou au cours desquelles le prince s’efforcera, de réconforter ce qui lui reste de troupes et de faire régner la discipline dans le secteur qui lui a été attribué.

Le 19 octobre, Napoléon ordonne la retraite et l’armée quitte Moscou. Poniatowski assure l’arrière-garde. Les souffrances de la troupe, sans cesse harcelées par des patrouilles ennemies, sont atroces. A partir du 27 octobre, la neige commence à tomber et le froid s’installe. On manque de vivres, de vêtements chauds, d’abris pour se reposer. Tout au long de la route, on abandonne des cadavres. Le 3 novembre, on arrive à Viasma. Le cheval du prince Poniatowski fait un écart sur le verglas et son cavalier est brutalement jeté à terre. On le relève crachant le sang, un pied démis et un genou foulé. Il ne peut se remettre en selle, cède son commandement à l’officier supérieur le plus ancien en grade, le général Zayoncek et continue la route couché dans une voiture. Arrivé à Smolensk, il apprend que ses effectifs sont tombés à 600 fantassins et 30 cavaliers et ne peut retenir ses larmes.
Le triste cortège atteint les rives de la Berezina le 20 novembre. La nuit suivante, Poniatowski réussit à passer l’un des deux ponts hâtivement jetés sur la rivière par les soldats du génie. Toujours étendu sur une civière, il parvient à Vilna en avance sur ses hommes et arrive enfin le 13 décembre à Varsovie. Quinze jours plus tard, il voit passer sous les fenêtres de son palais de Pod Blacha, les débris de ce qui avait été le Ve corps de la Grande Armée: une centaine d’hommes loqueteux, exténués, mais traînant encore leurs canons et arborant leurs étendards. En l’apercevant, certains ont la force de se redresser et de crier: << Vive notre Chef! Vive la Pologne!!>>
Il est si ému qu’aucun son ne peut franchir ses lèvres.

La catastrophe de Russie a plongé les Polonais dans la consternation. Depuis plusieurs semaines, de sinistres échos étaient parvenus à Varsovie, mais on ne mesurait pas encore l’ampleur réelle du désastre. Désormais, nul ne peut nourrir d’illusions et le rêve de ceux qui comptaient sur le triomphe de Napoléon pour faire revivre l’ancienne Pologne s’évanouit à jamais. Sans perdre un instant, la diplomatie russe entre en action, offrant aux Polonais de réunir leur pays à l’empire des Tsars, mais en lui accordant la Constitution du 3 mai 1791 avec un vice-roi, une administration autonome, une armée nationale. Que va faire Poniatowski qui se remet lentement de ses souffrances? Plusieurs membres de son entourage le pressent, sur les instances du prince Czartoryski, de renoncer à une lutte désormais sans espoir, à ne pas quitter la ville dont s’approchent les Russes et à se ranger sous les drapeaux du vainqueur. Pour le décider, on lui laisse même entendre qu’une place digne de son rang et de sa valeur lui sera réservée dans le nouveau régime qui va bientôt s’instaurer.
Le prince n’est pas homme à abandonner la voie dans laquelle il s’est engagé. << J’ai juré, répète-t-il avec obstination, de ne point séparer la cause de mon pays de celle de Napoléon, qui, seul, nous a tendu la main…>>.
Le 5 février 1813, il quitte Varsovie pour gagner Cracovie où l’Empereur lui a demandé de se replier. Quelques jours plus tôt, il avait rédigé son testament, faisant de sa soeur, la comtesse Tyszkiewicz sa légataire universelle, mais léguant 15 000 florins à Mme de Vauban comme << témoignage bien faible de sa reconnaissance>>, sa terre de Jablonna à la famille Potoçki, sa collection d’armes à ses anciens compagnons et le peu d’argent qui lui restait à ses soldats << pour qu’ils puissent boire encore une fois à sa santé>>.
Le prince va demeurer deux mois à Cracovie sans cesse soumis à la pression des Russes et de leurs agents qui le supplient de se rallier enfin à leur cause et refusant toujours << d’accepter les espérances les mieux fondées au prix du déshonneur>>. N’écoutant aucun appel, il réunit 14 000 hommes et 20 canons et, quittant à leur tête la ville que menace l’ennemi, part à la rencontre de la nouvelle armée que Napoléon a regroupée en Saxe pour faire face à la coalition des Russes auxquels viennent de se joindre les Prussiens.
Les Ier et 2 mai, l’Empereur remporte sur eux la victoire de Lutzen, le 19 il les bat à nouveau à Bautzen, le 10 juin, il fait son entrée à Dresde. C’est là que le retrouve Poniatowski. L’Empereur, touché par tant de fidélité, l’accueille avec empressement et lui annonce que ses troupes constitueront le VIIIe corps de la Grande Armée.

Le 16 octobre, à l’heure même où va s’engager la bataille de Leipzig qui décidera du sort de sa dynastie. Napoléon nomme le prince Joseph Poniatowski maréchal d’Empire. A l’annonce de cette distinction, le nouveau promu, seul étranger ayant accédé à cet honneur, ne manifeste pas la joie à laquelle on aurait pu s’attendre. << Quand on a le bonheur, confie-t-il à ses familiers, de commander toutes les troupes nationales, quand on a le titre unique et supérieur au maréchalat, celui de généralissime des Polonais, tout autre ne saurait me convenir. D’ailleurs, ma mort approche: Je veux mourir comme général polonais et non comme maréchal de France>>.
L’heure de sa mort approche, en effet. Le jour même de son élévation au maréchalat, la bataille fait rage. La situation de Napoléon est critique. Depuis deux mois déjà, l’Autriche avait épousé la cause des alliés et presque toute l’Europe est coalisée contre lui. Adossé à la rivière de l’Elster, qui coule en avant de la ville de Leipzig, il va pendant trois jours opposer 155 000 hommes assez mal équipés et peu aguerris à 300 000 ennemis.

Le corps de Poniatowski se bat vaillamment, héroïquement, accusant des pertes très lourdes. Au cours de la journée du 18 octobre, les troupes saxonnes et wurtembourgeoises qui combattaient jusqu’alors dans les rangs de la Grande Armée, passent à l’ennemi. Cette défection _ Napoléon dira << cette infamie>> _ à laquelle s’ajoute le manque de munitions, oblige Napoléon à abandonner Leipzig et à se retirer en direction d’Erfurt. La retraite doit s’opérer à la faveur de la nuit par deux ponts, l’un sur la Pleisse, petite rivière coulant entre la ville de Leipzig et l’Elster dans laquelle elle va se jeter un peu plus loin, l’autre sur l’Elster elle-même. Tous deux sont gardés par des unités de la Garde Impériale. Ordre est donné par l’Empereur de les miner et de les faire sauter dès que le dernier peloton les aura franchis.
Napoléon fait appeler Poniatowski: un bref dialogue s’engage:
_ << Prince, déclare l’Empereur, vous allez défendre le faubourg du Midi et couvrir la retraite.
_ Sire, il ne me reste que bien peu de monde.
_ Peu importe! Sept mille Polonais sous vos ordres valent un corps d’armée.
_ Sire, nous sommes prêts à nous faire tuer>>.

Le 19 octobre, au début de la matinée, un caporal du génie fait sauter par erreur les ponts. De nombreuses unités se trouvent encore sur les rives droites des deux rivières. Quinze mille hommes seront ainsi fait prisonniers. Les autres vont tenter de s’échapper en franchissant à la nage ou sur des embarcations de fortune les deux cours d’eau grossis par des pluies récentes.
Arrivé sur les rives de la Pleisse, Poniatowski découvre une barque sur laquelle il fait porter des grenadiers français blessés. Lui-même, malgré les supplications de ses soldats, refuse de se joindre à eux. Peu après, une balle l’atteint au bras. Sans descendre de cheval, il fait panser sa blessure avec un mouchoir. Son seul souci est de ne pas tomber vivant aux mains des ennemis : << Il faut mourir en brave>>, répond-il inlassablement à ceux qui l’invitent à se rendre.
Un bras en écharpe, il éperonne son cheval pour entrer dans la Pleisse qu’il parvient à traverser avec l’aide d’un capitaine français. Il se dirige alors, vers l’Elster à travers un terrain inondé occupé déjà par des tirailleurs ennemis. Une autre balle le frappe au côté et il tombe de cheval. Indomptable, il réclame une nouvelle monture, se fait hisser sur la selle et se lance dans les eaux de l’Elster. Au moment où il parvient sur la rive gauche et s’efforce d’en escalader la paroi rendue glissante par la pluie, une dernière balle l’atteint en pleine poitrine. On le voit tomber de sa selle, glisser sous sa monture et disparaître dans les flots boueux.
Napoléon, redoutant que la disparition de leur général n’incitât les Polonais, ses seuls et derniers alliés, à abandonner sa cause, ordonne pendant quelques jours de cacher sa mort. Dans l’intervalle, le corps du maréchal avait été retrouvé. Embaumé, il est ensuite ramené à Varsovie où les membres de sa famille, ses amis, ses frères de la Loge maçonnique à laquelle il appartenait, la foule innombrable de ses admirateurs et aussi de ses adversaires politiques, lui rend un dernier hommage. Puis sa dépouille est transportée dans la cathédrale de Cracovie et inhumée dans la crypte des rois de Pologne, aux côtés de Jean III Sobieski, le vainqueur des Turcs devant les murs de Vienne en 1683 et de Kosciusco, son ancien compagnon d’armes.

Tous ceux qui avaient connu le prince, se souvinrent alors d’une troublante prophétie. En juillet 1784, alors qu’il venait d’être nommé major dans l’armée autrichienne, il avait, à la suite d’un pari, traversé à cheval, sans encombre et avec tout son équipement, l’Elbe grossie par des pluies torrentielles. Une bohémienne, qui avait assisté à son exploit, lui avait déclaré: << Des Elbe, Herr, bist du gewoeden, doch eine Elster wird dich morden. (Seigneur, tu fus le maître de l’Elbe, mais une pie t’apportera la mort)>>.
Fort curieusement, le prince Joseph, qui n’était pourtant pas superstitieux, avait éprouvé toute son existence une impression désagréable à la seule vue de cet oiseau. Or, en allemand pie se dit << Elster>>, nom donné à la rivière dans laquelle il devait perdre la vie.

 

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