PRINCE IMPERIAL, Louis-Napoléon, (1856-1879), fils de Napoléon III

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PRINCE IMPERIAL, Louis-Napoléon, (1856-1879), fils de Napoléon III
Le Prince impérial, par Jules Lefebvre (1834-1912) © RMN-GP

Le 9 janvier 1873, Napoléon III s’éteignait à Chislehurst. Au moment où, grâce aux efforts obstinés de Rouher et de ses amis, le parti bonapartiste reprenait vie.

De l’aveu même des républicains, l’espérance renaissait à Camden Place, résidence de la famille impériale. « La boue de Sedan commençait à sécher, disait Hetzel chez Juliette Adam, l’égérie de la nouvelle République. Les bonapartistes en province relèvent la tête. Leur confiance dans le retour prochain de l’Empereur est absolue. Lefèvre, député de Nice qui arrive de Lyon, me dit que le général Pajol qui va et vient sans cesse de Chislehurst en France voit l’un après l’autre les généraux restés fidèles, leur donne des instructions. Si l’on en croyait Lefèvre, l’Empereur serait à Paris avant qu’on s’aperçoive de son absence à Chislehurst. L’effet cherché est celui du retour de l’île d’Elbe. Les banquiers de Londres sont prêts à fournir les fonds pour un nouveau coup d’État. L’impatience est si grande, paraît-il, que la difficulté sera d’attendre l’anniversaire du 2 décembre. C’est sur Lyon, sur Bourbaki avec ses 35.000 hommes qu’on compte le plus… ».
Tout cela était vrai. Napoléon et son entourage avaient étudié un projet de rentrée en France : départ secret de Cowes pour Ostende d’où l’on gagnerait la Suisse, puis Lyon. Après, les Campagnes feraient le reste : leurs acclamations, leur fidélité, leurs votes étaient assurés.
Ces espoirs, la mort de l’Empereur les réduisait à néant.
Les obsèques, eurent lieu le 15 janvier. Ce jour-là, le village de Chislehurst était « noir de monde ». Parmi les nombreux Français accourus pour un dernier hommage, on remarquait une délégation d’ouvriers en blouse ou en veste de velours dont le chef portait, au bout d’un bâton, un drapeau de fortune. Elle marchait en tête du convoi. Autour du char funèbre, quelques grands dignitaires de l’Empire. Derrière le cercueil, seul, le Prince Impérial, dans son habit noir que barrait le grand cordon de la Légion d’Honneur. Livide, les traits crispés, il semblait impassible.
Tous les yeux étaient fixés sur lui. Autour de la petite église, qui contenait à peine deux cents personnes, la foule, silencieuse, recueillie, guettait la fin du service religieux. Et la sortie de Louis. Quand il parut, sur le seuil de la chapelle, un murmure courut parmi les milliers de personnes massées là. Des mains se tendaient vers lui, des larmes coulaient. Devant le groupe ouvrier, le Prince s’arrêta, prononça quelques mots. Alors le porte-drapeau, incapable de contenir son émotion, cria « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon IV ! » Il fallut entraîner Louis pour que la cérémonie ne s’achevât pas en manifestation politique.

UN JEUNE HOMME PRÉMATURÉMENT MURI

Louis, Prince Impérial, avait 17 ans. Et déjà il avait connu bien des épreuves. Après une enfance heureuse, choyé par un père qui l’adorait et qu’il adorait, fêté, chaque fois qu’il sortait, par le peuple de Paris qui depuis…, accueilli avec des transports d’enthousiasme par la Lorraine et par la Corse quand il les avait visitées avec sa mère, il avait été brusquement précipité dans la guerre. À 14 ans il recevait le baptême du feu. Mais alors qu’il espérait de toute sa ferveur d’adolescent la victoire de la France, inséparable, pensait-il, du nom des Bonaparte, il n’avait vu partout que désordre, désarroi, découragement. Séparé de son père, il avait traversé des villes qu’exaspéraient les revers de l’armée, les sourdes rumeurs de haine contre l’Empereur. Véritable calvaire, parfois adouci cependant par les témoignages spontanés de sympathie que lui offraient les villages du Nord. Atterré par la nouvelle du désastre de Sedan appris à Maubeuge, il avait dû en toute hâte, quitter son uniforme et gagner la Belgique.
Là, il apprit du comte de Baillet, gouverneur de la province de Namur, la défaite des Français, la captivité de Napoléon III, la fuite de l’Impératrice, la chute de l’Empire. Il avait écouté sans mot dire. Il demanda seulement à rester seul. Alors, enfermé dans sa chambre il avait pleuré à gros sanglots. Les rêves de gloire de son enfance s’effondraient dans la douleur, dans la honte.
Arrivé en Angleterre où il avait retrouvé sa mère, il n’était plus le même. Lui naguère si bavard, si expansif, restait silencieux. Son précepteur, Filon, fut frappé du changement qui s’était opéré en lui. « On lisait sur son visage la fatigue d’un enfant qui vient de subir une épreuve physique et mentale au-dessus de son âge ». Pourtant l’apaisement était venu quand l’Empereur, rentré d’Allemagne, avait pu reprendre avec son fils les longues conversations où tous deux se complaisaient. Puis Louis était entré à l’Académie royale de Woolwich où se formaient les officiers des armes savantes. Devenir soldat, c’était, pour lui, se rapprocher de la France, préparer un avenir dont il se voulait digne. Il caressait d’ailleurs le secret espoir de finir à Saint-Cyr son éducation militaire. L’Empereur disparu, cet espoir s’évanouissait.

Louis savait que les ennemis de l’Empire se réjouissaient bruyamment de cette disparition : « La mort de Napoléon III simplifie considérablement notre situation politique », écrivait le radical Progrès de Lyon. Et sans doute savait-il aussi que Gambetta, rassuré, avait dit : « Le gamin de Woolwich n’est pas de taille à susciter des difficultés ».
Le 9 janvier 1873, Louis prit le nom de Napoléon. Désormais, il était le chef de la famille, l’héritier de la dynastie. Et tout de suite, il affirma sa volonté.
D’aucuns, parmi ses amis, l’engageaient à quitter Woolwich pour se consacrer à sa tâche politique. Les Français pourraient-ils admettre un prétendant en uniforme anglais ? Il en jugea autrement. Il achèverait les études commencées, voulant avant tout prouver qu’il était un officier capable de commander. « Lorsque j’ai perdu mon père, écrira-t-il plus tard, mon devoir m’est apparu clairement. À partir de ce jour, je n’ai plus eu qu’un but dans ma vie et je marche toujours droit devant moi sans regarder en arrière. Si je mets le pied dans un précipice, je tomberai en honnête homme et je trouverai peut-être en bas tout ce que j’ai perdu dans cette vie. Si, sans me détourner de ma route, je franchis les obstacles, j’aurai la satisfaction d’avoir continué l’oeuvre de l’Empereur… ».
Sa décision prise, rien ne l’en fera dévier. C’est là un des traits de son caractère qui ne fera que s’accentuer. Avec une ardeur redoublée, il reprit ses études. « Il était comme insatiable de travail », note Filon. Transfiguré par l’épreuve nouvelle, l’adolescent devenu un homme, ayant mesuré l’ampleur et le poids de ses responsabilités, avait résolu de leur faire face.
Son précepteur qui vivait avec lui à Woolwich constatait chez lui un véritable épanouissement de l’intelligence. En dehors de ses travaux d’école, le Prince s’appliquait à une connaissance approfondie de l’histoire. De plus, pour être au courant des problèmes actuels, il lisait chaque jour les journaux anglais et français, puis discutait des événements avec Filon. Il suivait le cours de la politique française dans l’Officiel qui lui apportait le texte des lois récemment votées et des discours prononcés à l’Assemblée. Ainsi s’habituait-il à réfléchir, à peser les arguments, à manier les idées, modelant ainsi sa personnalité. Mais aussi, il prenait contact avec les réalités de la politique en suivant de près l’action de ses partisans dans la période troublée que traversait la France.
Le 15 août 1873, de nouveau, plusieurs milliers de Français vinrent à Camden Place. Leur foule emplissait le jardin et la maison. « Revenez, revenez ! » criait-on de toutes parts dès qu’on apercevait le Prince. Celui-ci, très ému, encouragé par Rouher, vint se placer sous un grand cèdre et adressa un petit speech à ses fidèles. Après les avoir remerciés de leur présence, il ajouta : « Quant à moi, dans l’exil et près de la tombe de l’Empereur, je médite les enseignements qu’il m’a laissés ; je trouve dans l’héritage paternel le principe de la souveraineté et le drapeau qui la consacre. Ce principe, le fondateur de notre dynastie l’a résumé dans cette parole à laquelle je serai toujours fidèle : Tout par le peuple et pour le peuple ». Des acclamations frénétiques saluèrent ces paroles. Louis rayonnait de bonheur. Le soir, il s’exclama : « Oui, j’ai été content, il m’a semblé être en France ! »

LA JOURNÉE DU 16 MARS 1874

En France, la propagande bonapartiste s’intensifiait. Commençait à circuler le portrait de Napoléon IV intercalé dans une brochure de petit format facile à distribuer en cachette. Pourtant à ce moment-là, le retour d’un Bonaparte semblait impossible. Une grosse partie se jouait à Paris dont le prince suivait les phases avec un intérêt passionné : la restauration monarchique semblait imminente. Tout était prêt pour accueillir le comte de Chambord. Les carrosses de gala étaient commandés, on pouvait voir chez un sellier de la rue Caumartin des harnais timbrés à l’écusson royal, on décrivait même l’habit que porterait Henri V… Que le roi revînt, les espoirs bonapartistes seraient ruinés. Et pour longtemps. À Camden l’anxiété régnait. Un volumineux courrier arrivait chaque matin, lettres et dépêches apportant les dernières nouvelles, un courrier qu’on dépouillait fiévreusement et dont on discutait avec véhémence.
Le 30 octobre coup de théâtre ! Le journal royaliste l’Union publia une lettre qui faisait connaître aux Français la décision du comte de Chambord. Celui-ci refusait de renoncer au drapeau blanc, le drapeau de ses aïeux. Tout l’édifice de la fusion s’écroulait. Chez les bonapartistes, ce fut une explosion de joie. Rouher exultait. « Allons porter nos hommages au comte de Chambord ! » criait-il radieux. Maintenant la voie s’ouvrait devant Napoléon IV : « Il n’y a plus qu’un parti en face de la République », clamaient les partisans de l’Empire. En effet, les Bourbon maintenant écartés, la République mal assurée, la situation pouvait être favorable aux Bonaparte. Aussi les chefs du parti jugèrent-ils le moment venu d’une grande manifestation qui aurait lieu le 16 mars, pour les 18 ans de Louis. Ce jour-là, le Prince serait déclaré majeur selon les constitutions de l’Empire, toujours en vigueur, puisque le plébiscite de 1870 n’avait jamais été annulé.

Tout d’abord, cette idée se heurta à l’opposition de Louis qu’approuvait l’Impératrice. Il voulait terminer ses études, se présenter avec l’autorité d’un homme fait. Sans doute redoutait-il aussi qu’une cérémonie de ce genre déplût au gouvernement anglais. Finalement, sous la pression de ses amis, il dut céder.
La propagande redoubla. Par milliers furent distribués des images représentant le Prince et l’Empereur, ou bien Napoléon IV porté sur un bouclier que soutenaient un ouvrier, un paysan, un bourgeois en redingote, ou bien encore le prince tenant d’une main le drapeau tricolore, tandis que l’autre était posée sur l’urne du suffrage universel. Trois millions de cartes de visite de Napoléon IV portant « Tout pour le peuple et par le peuple » furent répandues et collées sur les murs. À Paris, si l’on en croit Marie de Larminat, témoin de la fièvre qui s’était emparée des milieux bonapartistes, « on risquait sa vie si l’on émettait le moindre doute sur l’opportunité de la manifestation projetée ».
La police s’inquiétait : « Il faut absolument savoir ce qui se passe là-bas », recommandaient les instructions données à ses agents. Elle épiait les faits et gestes des bonapartistes notoires, saisissait les portraits du Prince soudain apparus dans de nombreuses vitrines. D’après le Times, on parlait plus que jamais de l’Empire et du Prince Impérial dans la capitale française. « On revenait sans cesse sur le même sujet comme s’il n’y avait pas d’autres perspectives ». Et l’administration française s’inquiétait des intentions de ces gens qui allaient se rendre en Angleterre. Tous les préfets étaient alertés.
Le matin du 14 mars 1874, la gare Saint-Lazare grouillait de voyageurs qui assaillaient le train pour Londres. Des voyageurs de toutes conditions, mais qui tous portaient des violettes à la boutonnière. Même animation à la gare du Nord. Et les nombreux policiers avaient bien du mal à dénombrer tout ce monde. On parlait de 8.000 personnes.
Le lendemain, Chislehurst offrait l’aspect d’un village français, un jour de fête populaire. Une foule joyeuse riait, causait, chantait ; un café en plein air servait des consommations. Des camelots vendaient des journaux, des médailles, des photographies de Napoléon IV qu’on s’arrachait.

Vint le grand jour. Louis était fort ému. Pour la première fois il allait prendre la parole devant un nombreux public, et ce premier discours officiel serait son premier acte de prétendant. Ce discours, il l’avait beaucoup travaillé. Et tout seul. « Il était vraiment sorti de son intelligence et de son âme », affirme Filon.
Sur la pelouse de Camden Place une vaste tente avait été dressée. Le Prince et l’Impératrice montèrent sur l’estrade et derrière eux se rangea tout le personnel du gouvernement impérial. Le duc de Padoue, au nom des comités bonapartistes, ouvrit la séance. Puis Louis se leva. Un grand silence se fit aussitôt. Tous les regards étaient braqués sur ce jeune homme en qui s’incarnaient tant d’espoirs. Anxieux, Filon, le précepteur, observait son élève. Comment le prince allait-il se tirer de cette épreuve ? « Sa voix porterait-elle, sa mémoire ne lui ferait-elle pas défaut ? Irait-il jusqu’au bout sans défaillance ? »
Très pâle, nerveux, sa main froissait le papier du discours. Il commença d’une voix un peu sourde. Mais bientôt le ton s’affermit, se fit vibrant lorsqu’il évoqua, pour lui rendre hommage, la mémoire de son père que l’assistance salua d’un cri de « Vive l’Empereur ». Le silence rétabli, Louis parla de l’inquiétude des Français. « L’avenir demeure inconnu, les intérêts s’en effraient, les passions peuvent en abuser. De là est né le sentiment dont vous m’apportez l’écho, celui qui entraîne l’opinion avec une puissance irrésistible vers un recours direct à la nation pour jeter les fondements d’un gouvernement définitif. Le plébiscite, c’est le salut et c’est la paix, la force rendue au pouvoir et l’ère des longues sécurités rouverte au pays, c’est un grand parti national sans vainqueurs ni vaincus s’élevant au-dessus de tous pour les réconcilier… C’est le salut et c’est le droit ».
Il prononça ces derniers mots avec tant d’énergie, avec un tel accent qu’une intense émotion s’empara de l’auditoire. Émotion qui se traduisit par « des frémissements, des cris sourds, des jurons, des sanglots… ». De nouveau, ce fut un « Vive l’Empereur », mais, cette fois, adressé au Prince. Celui-ci reprit : « La France librement consultée jettera-t-elle les yeux sur le fils de Napoléon III ? Cette pensée éveille en moi moins d’orgueil que de défiance de mes forces. L’Empereur m’a appris de quel poids pèse l’autorité souveraine même sur des viriles épaules et combien sont nécessaires pour accomplir une si haute mission la foi en soi-même et le sentiment du devoir ». La voix se fit sonore, vibrante pour conclure : « Quand l’heure sera venue, si le nom des Bonaparte sort pour la huitième fois des urnes populaires, je suis prêt à accepter la responsabilité que m’imposerait le vote de la nation ».
L’effet fut foudroyant. On se pressait autour de Louis pour l’acclamer, on pleurait, on s’émerveillait : « Comme il parle, le petit Prince ! » C’était du délire. Désormais on pouvait envisager l’avenir avec confiance. Un jeune chef s’était révélé, capable d’entraîner la France.

Dans la soirée, une réunion des anciens ministres se tint dans la salle à manger de Camden Place. Leur opinion fut unanime : le Prince possédait les qualités nécessaires au souverain de demain : sens du réel, jugement ferme, esprit net et précis, facilité de parole, le tout allié à ce charme, privilège des Beauharnais, qui faisait la conquête des foules.
L’écho du succès de Louis retentit au-dehors. À l’Alhambra de Londres, le même soir, dans le ballet des Nations européennes, la France parut dans une robe parsemée de violettes. Les jours suivants, la presse fit preuve d’une telle bienveillance à l’égard de la cause bonapartiste que l’ambassadeur de France, mécontent, écrivit à son ministre : « La journée de Chislehurst nous a fait un tort sérieux dans ce pays ».
Rentrés chez eux, tous ceux qui avaient pris part à la journée du 16 mars racontèrent ce qu’ils avaient vu. Ils parlèrent de ce jeune homme à la fois viril et charmant qui, spontanément, trouvait le mot qui allait au coeur. On se répétait sa réponse à une dame de la Halle qui l’avait interpellé : « Monseigneur, je vous ai embrassé dans votre berceau. – Eh bien, madame Lebon, ce baiser-là, je vais vous le rendre aujourd’hui ».

Dans les campagnes, aux veillées, on s’entretint du « petit Empereur ». De l’imagination populaire sortirent des chansons naïves qui alimentaient la flamme bonapartiste.
« Peuple, cet enfant est un homme
Qui te rendra des destins triomphants…
Jeune empereur, sois notre Providence
Le peuple souffre, hélas, le peuple a faim
Toi seul mettras un terme à sa souffrance
Jeune empereur, viens nous donner du pain…
Ton père aimait l’atelier, la chaumière,
Les ouvriers, les pauvres paysans.
Dieu t’a donné la bonté de ton père,
Napoléon vient d’avoir dix-huit ans… »

Savinien Lapointe, vétéran de 1848, se remit à rimer en l’honneur de Napoléon IV, et Simon, paysan picard, vieux médaillé de Sainte-Hélène, membre de la Légion d’Honneur, rédigea en vers le récit de son pèlerinage à Chislehurst :
… Il a déjà l’air d’un soldat
Il le sera quand il faudra.
Patience, Alsace-Lorraine.
Il n’a que la dix-huitaine,
Vous m’entendez bien…

Le culte de la gloire napoléonienne, le souvenir attendri de la bonté de Napoléon III, s’alliaient au sourd désir de la Revanche et l’espérance à présent apparaissait sous les traits d’un jeune homme paré d’une prestigieuse auréole. La légende de l’Empereur avait repris corps.

LA SOIF D’APPRENDRE ET DE SERVIR

Après la journée du 16 mars, Louis se remit au travail. Ses maîtres de Woolwich admiraient son énergie. Aux examens de sortie il réussit à se classer septième, rang fort honorable pour un étranger. Enfin, il avait atteint son but, il possédait son métier d’officier d’artillerie, solidement instruit dans une des meilleures écoles militaires d’Europe.
Maintenant, il fallait se préparer à conquérir la patrie, il fallait s’instruire, s’appliquer à connaître les aspirations des Français, leurs besoins. Il se mit à l’étude du droit, des mécanismes financiers dans les états modernes, des théories économiques et sociales, de Quesnay à Marx, de Turgot à Proudhon, du rendement des impôts, de la production et des échanges, du mouvement industriel et commercial.
Il saisissait chaque occasion de causer avec les Français de tous les milieux qui venaient le voir, soit à Chislehurst, soit à Arenenberg, le petit château de la Reine Hortense en Suisse où il passait ses vacances. Il essayait de prendre contact avec des gens éclairés pour se constituer un « état-major » intellectuel. « C’est dans ce but que j’ai voulu me mettre en rapport avec M. Taine, que j’ai fait venir le colonel Stoffel, que je ferai appel bientôt à M. Maxime du camp… ». Il songeait à fonder une revue. Il priait Lavisse d’établir un questionnaire qui serait envoyé aux candidats afin d’obtenir d’eux des réponses précises qui pourraient l’éclairer sur l’état des choses et des esprits. L’eût-il voulu, il aurait pu se rendre en France, revoir ce Paris de son enfance dont il conservait un souvenir ébloui. Rien ne lui interdisait. Rien, sinon sa fierté. « Je ne rentrerai à Paris qu’en Empereur », avait-il décidé.
Dans son bureau, une grande carte de France s’étalait au mur, une carte qui semblait emplir la pièce. Une carte qu’il étudiait dans ses moindres détails. « Je ne suis encore qu’un jeune homme qui n’a encore rien fait », répondait-il à ceux qui le poussaient à l’action immédiate. Il entendait être, non pas l’instrument d’un parti, mais un chef capable de commander en connaissance de cause.

Il suivait attentivement le duel qui, en France, était engagé entre républicains et impérialistes. Ces derniers tenaient beaucoup de place à la Chambre et dans le pays. On devait compter avec eux. « La vérité est que l’Empire n’a pas cessé d’être notre principal adversaire et que cela se voit bien aujourd’hui », confiait Gambetta à Ranc (24 mari 1874). Les bonapartistes, avouait-il, « lui donnaient de la tablature… Dans la France entière, il n’y a pas de solidité pour la République… ».
Sur ce qui se passait en France, sur les agissements des bonapartistes, et sur ce qu’on pensait de lui, le Prince était renseigne par Lavisse, son maître ès sciences historiques, qui ne lui ménageait pas les critiques, ce qu’il acceptait de bon coeur : « J’aime qu’on me dise mes vérités », répondait-il quand Lavisse se montrait sévère. Celui-ci, avec Filon, Duruy, fils de l’ancien ministre, et d’autres éléments jeunes et indépendants, aurait voulu « faire du nouveau », c’est-à-dire autre chose que les « anciens », les Rouher et les Cassagnac d’ailleurs souvent dressés l’un contre l’autre. Entre ces partisans, tous sincères mais divisés, Louis devait, tâche difficile, tenir la balance égale, ce qui lui valait souvent d’amers reproches.

Le Prince sortait peu. Il refusait les distractions. On ne le voyait guère dans le monde. « Il dit qu’il a peu de temps pour travailler et que les deux choses ne peuvent aller de front », écrivait l’Impératrice. Mais partout où il passait, il faisait impression. On admirait ses manières courtoises, on s’émouvait de son regard mélancolique. On était sensible à ce charme qu’il tenait de son père et que les femmes trouvaient « fascinating ». On louait aussi ce jeune Prince dont la vie privée était exemplaire, en plein accord avec de sévères principes religieux. Cependant on s’étonnait qu’il ne se mariât pas. L’Impératrice s’en désolait. « Tout le monde se marie, excepté mon fils qui a un amour pour le célibat ».
Il avait écarté plusieurs princesses, une infante d’Espagne, une Danoise. Le public anglais, toujours romanesque, croyait à une idylle entre Louis et Béatrice, dernière fille de la Reine, car on avait vu souvent les deux jeunes gens ensemble. Victoria et Eugénie caressaient, disait-on, ce projet. Mais le Prince de Galles était hostile à une alliance avec les Bonaparte qui eût gêné le rapprochement qu’il méditait avec la République française.

Même s’il éprouvait un tendre sentiment pour Béatrice, Louis avait au coeur une passion qui dominait tout, la France. « Quoique mon corps soit en exil, ma pensée est toujours en France. Car la France est le but de ma vie ; ma raison d’être, c’est de la servir, je ne veux pas dire de la sauver, Dieu seul le peut », disait-il au cardinal de Bonnechose.
A l’égard du gouvernement anglais, il s’était imposé une grande réserve. Il en sortait pourtant si on l’invitait à prendre la parole en public. Ainsi quand il accepta de prononcer un discours au banquet du Newspaper Press Fund. Discours qui fut très remarqué car il mettait en lumière le rôle et les responsabilités de la presse dans le monde moderne. Le cardinal Manning, présent, en fut frappé : « Il y a dans ce jeune homme, quelle que soit sa carrière, une puissance qui entraînera et dominera les masses ». En une autre occasion, au banquet des Ingénieurs civils où il évoqua « les triomphes pacifiques de l’industrie » et les grands travaux publics jadis encouragés par son père, on lui fit une véritable ovation.
Sa vie studieuse et retirée, Louis ne l’interrompait que pour voyager. Son éducation politique exigeait des contacts avec les cours étrangères et l’observation des nations dans leur diversité. Il se rendit en Italie où il vit le pape, son parrain. Puis dans les pays scandinaves où l’accueil fut triomphal. Chez les souverains, dans les villes, dans les villages, partout le drapeau tricolore, partout des N, partout des acclamations. « J’ai été reçu comme si mon père était encore sur le trône », dira-t-il. Le roi de Suède lui parut le modèle des monarques, un monarque qui exerçait à merveille son « métier », ce métier qu’il s’efforçait, lui, d’apprendre avec tant d’ardeur.
Louis connaissait assez bien la situation politique en France pour mesurer ses chances. Il avait pour lui un parti très actif, mais malheureusement divisé : Rouher, Cassagnac, Lavisse et ses amis, autant de tendances différentes qui, souvent, s’affrontaient rudement. Mais aussi, il pouvait compter sur l’appui massif de la classe rurale, numériquement très forte, chez qui demeurait vivace le culte napoléonien, une classe non encore ralliée à une république qu’elle considérait avec méfiance.

Contre lui, se dressait un parti républicain, fanatique mais peu sûr de lui, qui suscitait, surtout en province, des craintes, des blâmes, et une certaine répulsion. Louis inquiétait les républicains qui exhalaient leur haine dans des chansons et des pamphlets orduriers, dans des journaux où s’étalaient des sarcasmes, des quolibets, des caricatures qui le tournaient en ridicule.
Fallait-il tenter le coup de force comme le désiraient plusieurs de ses amis ? Le Prince s’y refusait, et ceux-ci l’accusaient de timidité. A ce reproche, il répondait : « Si je n’ai point donné à la politique du parti l’impulsion vigoureuse qui, selon eux, eût déterminé le succès, c’est que je comprenais qu’il me fallait être un homme avant de devenir empereur, et que le temps et l’étude pouvaient seuls me préparer à mon rôle futur ». C’était là le secret de son attitude. Il voulait avant d’agir « se rendre digne de son nom ». Il voulait attendre, que la République mal assurée se discréditât d’elle-même. « Laissez faire les républicains sans désarmer, de façon à profiter de leurs fautes ». Alors on pourrait profiter de ces fautes, car un jour viendrait « où la France chercherait des yeux un sauver ».

Et pourtant, il était avide d’agir. « J’ai soif de sentir la poudre », écrivait-il à un de ses camarades de Woolwich déjà parti au combat en Afrique du Sud. Convaincu que les Français ne se donneraient qu’à un soldat digne héritier de Napoléon, il avait cherché à prendre du service au Tonkin, à s’engager dans les armées austrohongroises. On l’avait repoussé. Il brûlait d’affirmer sa personnalité, seul moyen de faire taire ceux qui doutaient de lui et ceux qui l’insultaient. Quand il reviendrait, il pourrait se présenter, innocent de toute faute, riche de prestige militaire, mûri par l’expérience, prêt à gouverner un grand peuple.
Oui, il fallait partir et prouver sa valeur. L’idée en lui se précisait. Et d’autant plus qu’il était las des dissensions entre les bonapartistes, las des tutelles qui pesaient sur lui. La tutelle maternelle, lourde à un garçon de son âge, la tutelle des « burgraves », de Rouher, des vieillards qui, sans avoir une claire vision des choses, s’obstinaient à vouloir imposer leurs conceptions surannées. Et puis, surtout, il fallait partir pour réduire au silence les républicains et leurs infâmes calomnies.
Un soir de février 1879, il annonça à sa mère qu’il avait adressé une demande au duc de Cambridge, ministre de la Guerre, pour être autorisé à se joindre aux troupes anglaises expédiées au Zoulouland.
Sa décision, il l’avait prise, comme toujours, seul. « Je n’ai demandé l’avis de personne ». Il s’attendait bien à ce qu’elle soulevât outre l’étonnement, des « doléances, des cancans ». Mais, disait-il, « J’aurai l’assentiment de la masse qui aime les hommes vivants… Mes raisons sont toutes politiques… Je reviendrai fortifié par les épreuves de la guerre et plus digne de la tâche que je dois remplir ». Et, à un ami, il confiait : « Ceux qui ne veulent pas risquer leur tête ne méritent pas qu’on mette une couronne dessus ».
A l’annonce de son départ un des ses ennemis, le républicain Spuller, fit une réflexion qui, l’eût-il connue, aurait comblé Louis de joie : « À son retour, il faudra compter avec lui ».

Auteur : Suzanne Desternes et Henriette Chandet
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 267
Mois : déc.
Année : 1972
Pages : 2-7

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