SAY, Jean-Baptiste (1757-1832), économiste, professeur

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SAY, Jean-Baptiste (1757-1832), économiste, professeur

Il y a deux cents ans paraissait le "Traité d’économie politique"

Certains éléments, certains événements, certains hommes sont devenus tellement évidents ou d'un autre côté tellement oubliés qu'il faut faire un réel effort pour se les rappeler et éventuellement les commémorer. Il en est ainsi du Traité d'économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, un des premiers et des plus essentiels documents de l'école libérale française, publié par Jean-Baptiste Say, il y a juste deux siècles, en 1803, à la gloire de la liberté économique. Il importe de préciser que la France colbertiste, jacobine et socialisante n'aime pas les libéraux, d'où l'oubli de cette tendance et bien sûr de ses fondateurs. La preuve en est l'impossibilité de Say à donner naissance à une quelconque doctrine (Say existe bien mais le  » sayisme  » n'a jamais existé) et la croyance très répandue que seuls les Anglo-Saxons sont des théoriciens du libéralisme.
L'homme mérite-t-il un tel oubli ? Certainement pas, du fait d'abord de son intelligence, mais aussi de sa personnalité même si la période napoléonienne suscite plus d'intérêt pour les personnalités politiques ou militaires que pour les économistes.

Un fils de famille des milieux d’affaires genevois

Originellement, les Say sont des tailleurs d'habits cévenols et nîmois passés à Genève lors de la révocation de l'Édit de Nantes (ce que l'on appelle sur les rives du Léman,  » le Second refuge « ). Ils n'y changent pas de profession puisqu'on les signale comme drapiers durant la première moitié du XVIIIe siècle mais il n'est pas question de s'encroûter ici et, vers 1750, Jean-Étienne Say, suivant en cela nombre de ses compatriotes, vient à Lyon à la fois comme agent de change et négociant en textiles (de soie ou de coton ou les deux). Bien sûr, ce n'est point un grand bourgeois mais il fait partie de cette solide classe moyenne en train de s'épanouir et c'est dans ce milieu à la fois intégré mais cependant bien typique de la diaspora genevoise que naît Jean-Baptiste en 1757. En bon protestant, son père a refusé de l'envoyer dans une école catholique, préférant le placer à Écully, tout près de la maison familiale, dans une école privée et laïque, tenue par un Italien dénommé Giro et un certain abbé Gorati. C'est là qu'il écrit en 1770 son premier écrit :  » Le tabac narcotique « , témoignage de son talent et de son goût pour l'écriture.

En 1782, son père, ruiné, quitte Lyon pour Paris mais la malchance le poursuit car, dans son honnêteté, il a voulu régler ses dettes ce qui a gêné sa reprise dans les affaires et, à peine a-t-il commencé à se rétablir vraiment, qu'il se lance imprudemment dans le marché des assignats, choix fatal qui le ruine de nouveau. C'est dans ces circonstances difficiles des dernières années de l'Ancien Régime, que notre homme bien incapable dorénavant d'entretenir ses enfants, va envoyer, en 1785, ses deux fils en Angleterre pour s'y initier concrètement aux affaires. Le geste n'était pas en soi une aventure, l'économie britannique s'imposait alors par son modernisme, les relations franco-anglaises s'amélioraient et bien des jeunes gens traversaient la Manche dans les deux sens pour faire connaissance des forces et des faiblesses de la puissance voisine. D'ailleurs cette migration était particulièrement développée dans les milieux genevois où toutes les  » bonnes familles  » comptaient désormais un ou plusieurs membres en Angleterre. Nos deux  » stagiaires  » vont rester ainsi deux ans à Croydon dans la grande banlieue de Londres où Jean-Baptiste, qui ne peut décidément rester en place, va se faire connaître comme cartographe, ce qui ne l'empêche pas de s'initier avec autant de fièvre que de talent à la nouvelle littérature des économistes anglais qui fait fureur alors.

Il y a un temps pour tout et les deux jeunes gens reviennent en France en 1787, et profitant alors soit de son talent de plus en plus remarqué, soit de son ambition, soit de ses relations genevoises (ou de tous ces éléments en même temps), Jean-Baptiste se fait engager par le financier genevois libéral Clavière, d'abord comme secrétaire, puis comme collaborateur particulier dans la compagnie d'assurances créée par celui-ci dans la frénésie spéculative de ces années fatales où la fortune genevoise se presse dans les tontines et rentes sur la vie qui déguisent les emprunts systématiques de la monarchie aux abois. Est-il allé à Genève en cette période comme on l'a supposé ? C'est possible, c'est vraisemblable mais de toutes les façons, cela n'a guère d'importance puisqu'il n'y resta point.

Journaliste et homme politique sous la Révolution et la Consulat

Tout au moins ce voyage a pu le conforter dans ce goût de la liberté des affaires dont il devait faire ensuite une théorie. Il a d'ailleurs assez à faire à Paris où il se lance dans l'écriture théâtrale mais aussi dans le journalisme, ce qui lui permet de se lier à Mirabeau et à son journal Le Courrier de Provence.
On ne connaît pas très bien son attitude au début de la Révolution ; certes on le voit rédiger une brochure sur la liberté de la presse en 1790, puis comme volontaire au printemps 1792 se battre en Champagne, et surtout, revenu à la vie civile, il se marie un an plus tard avec Julie Gourdel-Deloche, fille d'un ancien avocat normand aux Conseils du roi. S'il ne paraît pas avoir eu un rôle politique manifeste, il n'en est pas moins actif, passionné par les problèmes éducatifs ; en effet, il envisage de créer un journal en vue de former les futurs cadres de la nation puis, revenu à un but plus modeste, il pense établir le programme d'une école  » supérieure « .
Thermidor réveille ses initiatives d'autant que la libéralisation du régime correspond en fait à son idéal républicain modéré d'où la parution d'un Abrégé de la vie de Benjamin Franklin présenté comme un modèle de moralité et de pragmatisme modéré, et c'est bientôt la décisive création avec Guingené, Duval et Andrieux de la Décade philosophique, littéraire et politique, ce journal modéré qui lui permet de concilier son idéal philosophique et ses velléités éducatives pour une nouvelle élite. C'est cette même perspective qui l'amène d'ailleurs en 1795 à répondre à la question lancée par la classe des sciences morales et politiques de l'Institut sur  » les moyens de réformer les moeurs d'une nation « , ce qui nous vaut Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les moeurs d'une nation, publié en 1800.
Son utilitarisme centriste le pousse à soutenir le Directoire et à accepter le Consulat. Au même moment, en 1800, le voilà reconnu comme le rédacteur en chef de la Décade et nommé au Tribunat. Député actif, il participe à la section des Finances où il présente, en 1803, plusieurs rapports sur la réforme monétaire du franc germinal, et c'est comme tribun, qu'il publie, en 1803, le Traité d'Économie Politique… Cependant, en 1804, il est évincé car trop hostile à la politique fiscale du gouvernement. On lui aurait offert un poste dans l'administration des Finances qu'il aurait refusé  » quoique chargé d'enfants et n'ayant point de fortune  » (selon Charles Comte).

Homme d’affaires et économiste

L'économie politique n'était que l'antichambre d'une reconversion dans l'industrie. Avec un autre homme d'affaires d'origine lyonnaise et relevant lui aussi de la diaspora genevoise, Grivel, il crée à Auchy-le-Château (dans le Pas-de-Calais) une filature de coton qui aura bientôt 400 employés (surtout des femmes et des enfants) et une technique adéquate (on disait qu'il avait fort scrupuleusement visité les galeries du Conservatoire des Arts et Métiers pour bien s'initier au meilleur matériel) où il utilise dès 1807 una machine hydraulique. Cependant le Blocus continental ne cessant d'aggraver la situation, en 1813, il arrête sa participation, revend ses parts à Grivel et revient à Paris pour se consacrer désormais exclusivement au Conservatoire des Arts et Métiers. Plus question pour lui de se lancer dans la politique ouverte comme dans les affaires, rien ne vaut l'enseignement, la théorie et l'abstraction.
En 1814, sitôt après la chute de l'Empire, il publie Épitomé des principes fondamentaux de l'économie politique. Plus pratique, il profite de la toute nouvelle paix et de la liberté retrouvée de circulation pour se faire donner une mission en Angleterre afin d'y étudier – de visu – le progrès industriel. On le retrouve donc à Londres puis à Glasgow où il rencontre Ricardo et Godwin, ce qui lui permet de publier à son retour une brochure célèbre par sa nouveauté De l'Angleterre et des Anglais.
Débordant d'activités, il ne se contente pas de travaux théoriques, c'est ainsi qu'il se lance dans la distillation de l'alcool mais, toujours passionné par les problèmes d'éducation, il devient aussi un membre actif de la Société pour l'Instruction Élémentaire et il s'intéresse avec soin à la première école de commerce créée justement par son gendre Adolphe Blanqui (le frère du révolutionnaire Auguste Blanqui). Cependant son principal intérêt demeure son propre enseignement : il débute son cours d'économie politique à l'Athénée royal mais c'est surtout au Conservatoire qu'il s'investit le plus et où il devient le titulaire de la chaire d'économie industrielle. Enfin, gloire suprême, il entre en 1830 au Collège de France mais en fait, il n'en profite guère car la mort de sa femme le déprime complètement et il meurt en novembre 1832.

Il a beaucoup écrit à propos d'économie, ainsi en 1815 le Catéchisme d'économie politique ou instruction familière qui montre de quelle façon les richesses sont produites, distribuées et consommées dans la société, qui eut trois éditions de son vivant et de multiples ensuite, cependant il reste fidèle au journalisme puisqu'il écrit régulièrement dans la Revue Encyclopédique… Enfin, la synthèse de sa pensée fut le Cours complet d'économie politique qu'il publia en 1828.

Républicain modéré et libéral

Quoi qu'on en ait dit, il n'avait pas été persécuté par le gouvernement impérial et encore moins par celui de la Restauration et il fut reçu obligeamment par Louis-Philippe. Cependant, il a toujours été un républicain modéré, ne supportant les monarchies que dans la mesure où elles reconnaissaient les élites et pratiquaient une politique libérale, ce qui explique sa rupture avec Bonaparte en 1804. Rien dans l'évolution du régime ne pouvait plaire à ce protestant éclairé, passionné par la liberté d'entreprendre et donc par la paix. Il ne faut pas chercher ailleurs la clause de sa  » retraite « . On a invoqué ses déceptions de républicain, ce qui est possible mais on ne peut envisager l'amertume de sa ruine comme industriel puisque celle-ci n'intervient que plus tard. En tous les cas, dès 1814, il ne cesse de dénoncer les méfaits du gouvernement impérial, c'est ainsi que dans une lettre du 8 juillet 1820, il écrit :  » Bonaparte a mis l'administration de la justice à la discrétion du gouvernement et tous les agents du gouvernement dans l'ordre administratif sont devenus des agents de police. Administrer en France, c'est maintenant faire la police au profit du gouvernement et rien de plus… « . En 1821, il parle des  » vampires qui dévorent la pauvre Europe  » et revient encore sur Bonaparte :  » Notre grand malheur vient de ce que par suite des institutions de Bonaparte, il n'est pas un seul homme en France qui soit indépendant de l'administration, pas un à qui sa bienveillance ne soit utile et sa haine nuisible… « .

Un fameux Traité

Il avait eu trois frères, Denis-André mourut au berceau, Jean-Henri (1771-1799), polytechnicien, officier du génie fut frappé par l'épidémie à 28 ans en 1799 lors du siège de Saint-Jean-d'Acre et seul le cadet, Louis-Auguste dit Horace (1774-1840) survécut à ses frères. Industriel à Abbeville puis à Nantes, il va se faire connaître dans l'histoire comme celui qui lança en France le raffinage industriel du sucre mais qui participa aussi au lancement de la station de Pornic et dont la petite-fille, princesse de Broglie, devint la propriétaire du château de Chaumont-sur-Loire. On a pu dire que Jean-Baptiste avait pensé et que son frère avait agi, il est vrai que l'on ne peut tout faire, mais il est peut-être plus juste de noter la contradiction d'une théorie toute centrée sur la liberté du commerce et d'une entreprise familiale toute édifiée sur le protectionnisme du commerce français du sucre.
On ne peut comprendre d'ailleurs cette activité économique sans référence au milieu des Say entièrement lié à cette bourgeoisie d'affaires née ou grandie en lien avec la diaspora genevoise. Louis-Auguste avait épousé une demoiselle Delaroche, qui était d'ailleurs une de ses cousines, union qui permit aux Say de se mettre en étroites relations avec les Vernes, les Delessert, les Hentsch, etc., réseau essentiel pour l'éclosion de la Révolution industrielle en France dans le premier tiers du XIXe siècle.

Revenons néanmoins sur la pensée de Jean-Baptiste et tout d'abord sur son zèle en économie politique. La matière était à la mode depuis la dernière génération du XVIIIe siècle (et en particulier depuis Adam Smith) et elle le resta encore au début du siècle suivant : Ricardo, Sismondi, Malthus, Destutt de Tracy vont écrire eux aussi des traités d'économie politique, chacun apportant sa propre définition à cette nouvelle  » science « . Adam Smith avait été le premier à la présenter  » comme une branche des connaissances du législateur et de l'homme d'État, [qui] se propose deux objets distincts : le premier de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, le second objet est de fournir à l'État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public, elle se propose d'enrichir à la fois le peuple et le souverain… « , ce que précise Say en 1803 :  » […] On a appliqué à cette science les méthodes qui ont tant contribué depuis Bacon aux progrès de toutes les autres, c'est-à-dire la méthode expérimentale qui consiste essentiellement à n'admettre comme vrais que les faits dont l'observation et l'expérience ont démontré la réalité comme des vérités constantes que les conclusions qu'on peut en tirer naturellement [… il faut] distinguer deux sciences qu'on a presque toujours confondues, l'économie politique qui est une science expérimentale et la statistique qui n'est qu'une science descriptive […]. L'économie politique, telle qu'on l'étudie à présent, est toute entière fondée sur des faits car la nature des choses est un fait, aussi bien que l'événement qui en résulte […]. La science ne peut prétendre à faire connaître toutes ces modifications qui se renouvellent chaque jour et varient à l'infini, mais elle en expose les lois générales et les éclaircit par des exemples dont chaque lecteur peut constater la vérité […]. L'économie politique […] est établie sur des fondements inébranlables du moment que les principes qui lui servent de base sont des déductions rigoureuses de faits généraux incontestables. […] Qu'est-ce donc que la théorie sinon la connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-à-dire des faits à ces faits ? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes ses faces et qui sait les rapports qu'ils ont entre eux ? […] La pratique sans la théorie […] n'est qu'un empirisme dangereux par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu'on croit semblables et par où l'on parvient où l'on ne voulait pas aller […] « .

Le Traité eut tout de suite un énorme succès, d'où cinq éditions françaises successives du propre vivant de l'auteur et vingt et une éditions étrangères, ce qui explique la réussite de la carrière intellectuelle de Say, à la différence de celle de ses entreprises économiques. Il faut dire qu'avec presque une génération de retard sur l'Angleterre, la France découvrait alors, et avec d'autant plus d'intérêt, le débat sur l'évolution économique que la relance des affaires sous le Consulat dans les nouvelles perspectives européennes posait bien des questions nouvelles sinon à l'opinion du moins aux élites.

Une position anti-étatique

Que veut donc prouver Say en rédigeant son livre ? Rien de précis en apparence car l'ouvrage se veut délibérément théorique et abstrait, pas question d'en sortir et, de ce fait, ce qui finalement est une diatribe contre la politique gouvernementale, nous est livré comme un cours un peu ennuyeux sur l'idéal éventuel de la vie économique. Dans ces conditions, on ne pouvait vraiment rien lui reprocher, ce qui explique une publication apparemment sans problème. On dit néanmoins que le Premier consul le convoqua aux Tuileries et exigea vainement la réécriture de certains chapitres.
Or, il s'agit rien de moins que de prouver le danger de la politique française du moment et d'abord celui de la manie interventionniste de l'État colbertiste. En effet, même dans son meilleur intérêt, l'État se doit de laisser pleinement jouer la loi de l'offre et de la demande, et loin de se croire la  » main invisible  » qui croit concilier l'intérêt des particuliers à celui de la communauté, il doit se garder de toute intrusion dans l'activité des entrepreneurs, qui seuls peuvent bien connaître les besoins des consommateurs. Cette affirmation lui permet au passage de critiquer Smith selon lequel l'État protège le groupe contre la violence extérieure et les individus contre l'injustice et gère les institutions et les travaux publics généraux. Cette contestation anti-britannique lui permet d'apparaître ainsi d'autant plus sûr aux yeux des censeurs et il renforce encore cette impression en dénonçant les Actes de Navigation passés de 1581 à 1660 (et abrogés seulement en 1849) qui réduisent la richesse nationale et en oubliant d'un autre côté tous les décrets français allant dans le même sens. Certes, dit-il, cela peut se justifier dans un besoin de sécurité nationale, mais en fait c'est le meilleur moyen pour se faire des ennemis, de développer la dette nationale, les abus internes, donc la tyrannie et donc la révolution inévitable qui ne peut manquer alors d'arriver. De toutes les façons le bonheur ne peut venir que de la seule loi naturelle, donc du commerce libre et de la paix, ce qui ne manque pas de saveur au moment même où reprend la guerre contre l'Angleterre. Pas question non plus d'accroître les impôts et notre député en sait quelque chose, lui qui justement a beaucoup travaillé lors des débats du Tribunat sur la fiscalité. Qu'ils soient directs ou indirects, ils sont suicidaires pour la communauté nationale car ils diminuent la richesse et paralysent la création et la prospérité.  » Un homme n'est pas riche parce qu'il paie largement mais il paie largement parce qu'il est riche… « .

Éloge des entrepreneurs de biens et de services

Les entrepreneurs sont assez excités par la recherche du profit (donc à agir en fonction des demandes de la société) pour ne pas subir encore l'intervention de l'État. Say est le premier (donc avant les saint-simoniens) à souligner l'importance des entrepreneurs, autant créateurs, que managers, gestionnaires, producteurs et vendeurs. La production se réalise par la liaison entre le travail, le capital et les agents naturels, au chef d'entreprise d'en prendre conscience pour se lancer et obtenir en retour un revenu en prix de ses services et de son risque. Les entrepreneurs doivent investir leurs bénéfices dans les secteurs où l'offre est rare et où donc les espérances de profit sont fortes. Ils organisent et dirigent la production en vue de la satisfaction des besoins des hommes d'où la nécessité d'une offre bien calculée et tentante et d'un autre côté l'intérêt de l'État est de les laisser le plus libres possible.  » Un pays bien fourni en marchands, industriels et agriculteurs intelligents a plus de moyens pour atteindre la prospérité que celui qui s'est principalement consacré à la poursuite des arts et des sciences… « .
Les physiocrates avaient bien envisagé l'enrichissement du pays mais seulement par l'agriculture, ce qui renforce encore le mérite des Anglais qui avaient, dès les années 1760-1780, évalué les conséquences de la Révolution industrielle même si on n'en était qu'aux prémices, mais ils n'envisageaient qu'une croissance limitée dans le temps, le progrès ne pouvait être infini et tout devait s'arrêter un jour. Le mérite de Say est non seulement d'avoir introduit en France l'intérêt de l'industrialisation, mais aussi d'avoir cru à ses possibilités infinies d'autant que résolument optimiste, il ne voit pas (ou ne veut pas voir) les risques de crises car selon lui, ce ne sont que des accidents dus à des déséquilibres sectoriels passagers.  » Certains produits surabondent parce que d'autres sont venus à manquer « . Sismondi et Marx se rejoignirent pour dénoncer cette  » confiance abusive « ,  » cet aveuglement « , dans le progrès économique et social. Certes, Jean-Baptiste Say fut victime de la grande dépression de la fin de l'Empire mais cela n'entama point sa théorie car il n'y vit que la conséquence fatale du dirigisme gouvernemental et non une tare essentielle du capitalisme.
Les salaires, les profits, les rentes foncières sont des prix de services déterminées en fonction de l'offre et de la demande qui en est faite. Ils se fixent indépendamment les uns des autres et la valeur des biens se forme par addition des dépenses impliquées dans leur production. Say récuse ainsi la loi de Smith sur le travail productif exécuté en vue de la seule fabrication d'un produit matériel car il y a, selon lui, des produits immatériels comme  » l'industrie du médecin  » ou des autres professions libérales. Le produit vaut donc d'abord en fonction du besoin que l'on en ressent, de son utilité beaucoup plus que du travail fourni. «  C'est l'utilité qui occasionne la demande qu'on fait d'une chose « ,  » le prix s'établit en raison directe de la quantité demandée et en raison inverse de la quantité offerte… « . C'est peut-être en raison de ces principes que la famille Say renonça au textile pour le raffinage du sucre plus demandé maintenant par l'opinion en ce début du XIXe siècle.

La monnaie comme intermédiaire et non comme valeur " forte "

Dans ces conditions, la monnaie est seulement la mesure de la coïncidence des intérêts du client et du vendeur.  » Lors donc qu'on dit : la vente ne va pas, parce que l'argent est rare, on prend le moyen pour la cause, on commet une erreur qui provient de ce que presque tous les produits se résolvent en argent avant de s'échanger contre d'autres marchandises et de ce qu'une marchandise qui se montre si souvent, paraît au vulgaire être la marchandise par excellence, le terme de toutes les transactions dont elle n'est que l'intermédiaire […]. La vente (d'un produit est rare) parce que les autres produits le sont […]. Il est bon de remarquer qu'un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d'autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier désir du producteur est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n'est pas moins empressé de se défaire de l'argent que lui procure sa vente pour que la valeur de l'argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu'en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d'un produit ouvre, dès l'instant même, un débouché à d'autres produits… « .
De ce fait, pas question de chercher autre chose dans une monnaie que l'unité bien sûr, mais aussi la durabilité et la divisibilité, le reste n'est que secondaire et, revenant encore sur les abus éventuels, cela lui permet de dénoncer une nouvelle fois l'abus des gouvernements qui veulent à tout prix fixer la valeur même de la monnaie, ce qui ne manque pas de sel au moment même de la création officielle du franc. L'idéal d'une  » forte monnaie  » seulement par décision officielle est d'autant plus dangereux qu'il encourage la thésaurisation et l'épargne qui sont des dangers évidents pour le progrès économique, car la production engendre donc des revenus utiles qui, nés de la production, doivent  » naturellement  » aller à l'investissement en faveur de nouvelles productions et de la consommation. Le bénéfice engendre ainsi la dépense qui est, elle-même, source de profits.
Bien sûr Keynes va se déchaîner plus tard contre ce refus de l'épargne mais plus simplement encore, Jean-Baptiste Say n'a pas vu ou su voir le souci fondamental de l'opinion pour une monnaie sûre après les dérives des billets de Law puis des assignats. Ces excès l'avaient bien déterminé à dénoncer ces monnaies ne reposant sur rien, mais il ne voulait pas voir justement le goût de l'opinion pour une monnaie à la fois unique et sûre qui, dans un pays encore rural, ne visait, au-delà de l'achat des produits essentiels, qu'à l'acquisition de la terre considérée encore comme la valeur sûre par excellence.
 » La loi des débouchés  » est la conclusion la plus connue de Jean-Baptiste Say, même si elle a été beaucoup simplifiée.  » Les produits s'échangent contre des produits « . C'est le stock et son offre qui créent la demande et non l'inverse. Les critiques ont noté que Say n'avait rien fait que reprendre la formule du physiocrate Le Mercier qui avait écrit en 1767 :  » Personne n'est acheteur sans être en même temps vendeur  » (De l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques) et qu'il avait concilié la théorie de la demande prônée par Condillac et celle de l'offre si chère à Adam Smith. Il  n'empêche : Say est vraiment celui qui a le mieux développé le principe que tout revenu est aussitôt dépensé. Le seul critère d'évaluation de la valeur d'un produit est la quantité de biens qu'il permet d'obtenir si on l'échange ou si on le vend. Il n'y a donc pas de critère universel et fiable, ce qui lui permet de revenir encore sur l'illusion de la monnaie. Certes, parfois, la chute d'un produit entraîne la sur-croissance d'un autre en remplacement, mais le marché se régularise néanmoins naturellement. Les marchandises rares coûtent cher et rapportent beaucoup et donc attirent les investissements puis, le marché se saturant, l'intérêt se porte ailleurs.  » Puisque chacun de nous ne peut acheter les produits des autres qu'avec ses propres produits… les hommes achèteront d'autant plus qu'ils produiront davantage. De là cette conclusion… si certaines marchandises ne se vendent pas, c'est parce que d'autres ne produisent pas… c'est la production seule qui ouvre des débouchés aux produits… « . On peut bien reprocher à Say de n'avoir pas considéré les conditions de son époque, il n'en est pas moins prophétique dans cette glorification de la consommation, dont on était pourtant bien loin en ce début du XIXe siècle, mais cela ne faisait que renforcer son principe fondamental du laisser-faire.
Ricardo et Stuart Mill ont repris la théorie de Say que, de son côté, Malthus a récusée et que Keynes va résumer :  » L'offre crée sa propre demande, on ne peut acquérir un bien qu'en en abandonnant un autre « , la monnaie obtenue dans la vente d'un bien est utilisée pour en acheter un autre. Les produits s'échangeant contre des produits, il ne peut y avoir déséquilibre entre l'offre et la demande.  » Lorsque le dernier producteur a terminé son produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n'est pas moins pressé de se défaire de l'argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l'argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu'en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d'un produit ouvre, dès l'instant même, un débouché à d'autres produits… « .  » La base de toute valeur est non pas la quantité de travail nécessaire pour faire une marchandise mais le besoin qu'on en a, balancé par sa rareté… « .

L’héritage

Jean-Baptiste Say eut comme héritiers spirituels d'abord son fils Horace (1794-1860), député, membre de l'Institut lui aussi, créateur de deux journaux et d'une société d'économie politique qui se donnèrent la mission de vulgariser la pensée du  » maître « . Citons, parmi ses premiers disciples, Joseph Garnier, rédacteur du Journal des Économistes et Guillaumin, grand éditeur d'ouvrages économiques, Charles Dunoyer, auteur du Nouveau traité d'économie sociale (1830), Jean-Gustave Courcelle-Seneuil et Adolphe Blanqui, son gendre (1798-1854), qui rédigea, en 1837, un Cours d'économie industrielle. La tradition demeura avec le Discours au Collège de France sur l'économie politique et le socialisme du saint-simonien Michel Chevalier et surtout les Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. Et n'oublions pas, à la toute fin du siècle, Léon Say (1826-1896), le propre petit-fils de Jean-Baptiste, qui fut ministre des Finances, président du Sénat et académicien et qui publia en 1891-1897 avec Joseph Chaley un Nouveau dictionnaire d'économie politique.

Bien sûr Say, père de l'école néoclassique et inspirateur du reaganisme au XXe siècle, n'eut pas que des louangeurs et les critiques ne manquèrent pas non plus. Certes il a été beaucoup critiqué par Marx, qui alla jusqu'à l'accuser d'être  » niais « ,  » incapable de penser « ,  » obtus « ,  » comique « ,  » idiot « ,  » misérable « , pour avoir produit une  » doctrine misérable  » dans  » un babillage infantile  » et un  » boniment pitoyable « . Sans aller à ces excès et même favorable au capitalisme, Keynes, au XXe siècle, reprit encore Say, affirmant croire plus à la demande qu'à l'offre et qui préconisa la nécessité de l'État pour gérer la réserve financière, pour relancer les investissements, la consommation et la redistribution des revenus, ne serait-ce que pour limiter le chômage, vice du capitalisme contemporain.

Il est temps de remettre Jean-Baptiste Say dans son époque. Ce pur produit du libéralisme genevois et protestant était naturellement porté vers l'internationalisme et vers la paix qui le supposait. Sa théorie n'est donc pas aussi neuve qu'on a bien voulu le dire, car avant même d'avoir été formulée, elle avait été pratiquée par le capitalisme de la diaspora genevoise. Cet idéal n'était pas facile à concilier avec les circonstances politiques du Consulat d'où la nécessité de biaiser, c'est ainsi qu'en critiquant précisément la théorie d'Adam Smith (dont il affirmait par ailleurs être le disciple et le vulgarisateur) et en dénonçant certaines mesures du gouvernement anglais, il donnait l'impression de soutenir la cause française, ambiguïté qu'il leva par la suite mais qui n'en est pas moins évidente lors de la publication du Traité. On a pu dire que Say était devenu théoricien après avoir échoué en politique comme en affaires, ce qui est faux à l'examen des dates. Au contraire, il fut certainement d'autant plus certain de ses théories qu'il avait été victime du Blocus continental. Il fut vraiment l'initiateur et l'inspirateur de la toute nouvelle science économique, ce qui n'est pas le moindre de ses succès, mais il tenta aussi d'être ouvert à bien des sujets et bien des actions, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites.
 

Auteur : André Palluel-Guillard
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 447
Mois : juin-juillet
Année : 2003
Pages : 3-10
 

Bibliographie

Traité d'économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, Paris, Imprimerie de Crapelet, Deterville, Libraire, an XI-1803, 2 vol. in-8.
o Seconde édition. Même titre, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1814, 1 vol., in-8. Édition profondément refondue. Réorganisée en un  » ordre méthodique  » avec une table analytique, accompagnée d'un Épitomé des principes fondamentaux de l'économie politique.
o Une édition, Paris, Rapilly, 1826, 3 vol., in-8 est la dernière publiée du vivant de l'auteur.

De Candolle, Notice sur la vie et les travaux de M. J.-B. Say, Bibliothèque universelle de Genève, 1832.
Charles Comte, « Notice historique sur la vie et les ouvrages de J.-B. Say », dans Mélanges et correspondance d'économie politique, ouvrage posthume de J.-B. Say, Paris, 1833.
Id. : Notes pour les oeuvres diverses de J.-B. Say, Paris, 1848.
Gérard Minart, Jean-Baptiste Say (1767-1832). Maître et pédagogue de l'Ecole française d'économie politique libérale, Paris : Institut Charles Coquelin, 2005, 198 p.
Gustave de Molinari, L'évolution économique du XIXe siècle. Théorie du progrès, Paris, 1880.
Charles Schmidt,  » Jean-Baptiste Say et le Blocus continental « , Revue d'histoire des doctrines économiques et sociales, 1911.
Pierre-Louis Reynaud, Jean-Baptiste Say, textes choisis et préface, Paris, 1953.
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Éd. fr., Paris, 1964.
Joseph Valynseel, Les Say et leurs alliances, l'étonnante aventure d'une famille cévenole, Paris, 1971.
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