Karl Ludwig Schulmeister, est né le 5 août 1770, à Neue-Freistett, duché de Bade, à quelques kilomètres de la frontière française. Celui qui sera interprété par Jacques Fabbri, dans une série télévisée qui eut beaucoup de succès en 1971-1974, était le sixième enfant d’un pasteur luthérien. En 1788, il devient greffier de justice, à Kork, à 8 km de Kehl, ville-frontière, sur la rive droite du Rhin.
Le 20 février 1792, à 22 ans, il épouse, à Sainte-Marie-aux-Mines, une jeune fille de 18 ans, Louis Charlotte Unger (1773- 1844), fille de Jean-Charles Unger, directeur des Mines de Sainte-Marie et de
Marie Charlotte Schreiber.
Ernest d’Hauterive dépeint Schulmeister à cette époque comme « un petit homme, d’environ 1,65 m, trapu, sans lourdeur, respirant la force et l’audace. Sa chevelure d’un roux fauve (qu’il devait transmettre à tous ses enfants et petitsenfants) encadre son visage entièrement rasé et lui donne une apparence toute particulière. Ses petits yeux, d’un gris très brun clair tout pétillants d’esprit ».
Partisan de la Révolution française, il était également membre de la franc-maçonnerie (il fut initié à l’Orient de Strasbourg, le 12 décembre 1808, à la loge Saint-Jean, « La vraie fraternité »).
Quant à Louise-Charlotte, son épouse, c’était une charmante et délicate petite brunette, aux cheveux bouclés et aux yeux bleus, à la peau d’une très grande finesse. Vive et enjouée, toujours souriante et prévenante…
En 1792, le jeune ménage vit de la contrebande de Charles, parallèlement à son activité officielle de marchand de fer. En 1794, il fait la connaissance du commandant Savary, futur duc de Rovigo, en mission, par trois fois, dans la ville.
Avec sa petite équipe de contrebandiers, Schulmeister était partout et il commença une activité de renseignement pour les armées. En l’an V (1797), il avait entrepris des démarches pour devenir citoyen français, il avait francisé ses prénoms et s’était établi à Strasbourg, chez son beau-père, Charles Unger, qui habitait alors au 12 de la rue Mercière, au pied de la cathédrale. En 1798, il était officiellement épicier et marchand de tabac, à Strasbourg, et, officieusement, il se livrait à la contrebande. On raconte qu’en septembre 1805, lorsque Napoléon arrive à starsbourg, pour prendre la tête de la grande armée, Schulmeister se présente à lui sous deux déguisements successifs, ce qui lui valut d’être engagé comme espion de l’aréme française, vraisemblablement à la date du 15 octobre 1805 (1).
À ce moment-là, Schulmeister travaillait pour le compte des Autrichiens et était en rapport avec un capitaine Wendt, officier de renseignement du général Mack. Le 13 octobre, il annonce au défenseur d’Ulm que les Français engagés en Allemagne du sud portent leurs forces au sud de la place et se mettent en situation de couper toute possibilité de retraite à la garnison autrichienne. Mack ne tient pas compte de ces informations, pourtant exactes, car il était convaincu que les Anglais avaient débarqué à Boulogne et qu’une révolution avait éclaté à Paris, ce qui allait obliger Napoléon à renoncer à sa campagne en Allemagne.
Ainsi, complètement intoxiqué, Mack capitule, le 20 octobre 1805. Ce jour-là, Schulmeister peut voir Napoléon, au pied du Michelsberg, en face d’Ulm, regarder défiler sous ses yeux, pendant cinq heures, l’armée autrichienne. « Il occupait un talus élevé, ayant derrière lui son infanterie, rangée en demi-cercle sur le versant des hauteurs et, vis-à-vis, sa cavalerie déployée sur une ligne droite. Les Autrichiens défilaient entre-deux, déposant leurs armes à l’entrée de cette espèce d’amphithéâtre… Le général Mack se présenta le premier et lui remit son épée en s’écriant avec douleur : “Voici le malheureux Mack…” Les soldats autrichiens, avant d’arriver à sa présence, jetaient leurs armes… » (voir, à ce sujet, le magnifique tableau de Charles Thévenin, La reddition d’Ulm, le 20 octobre 1805 : L’Histoire de Napoléon par la peinture, pp. 84-85, huile sur toile, 248 x 382 cm, musée national du château de Versailles).
Après la reddition d’Ulm, Savary envoie Schulmeister vers l’est, dans la zone tenue par le corps russe de Koutousov. L’espion rencontre en chemin un officier autrichien de ses amis et obtient des informations. Se mêlant aux officiers de la place, il apprit que les Russes allaient effectuer un mouvement du repli, car ils voulaient attendre l’arrivée du reste de leur armée avant d’engager une bataille. Quelques jours plus tard, il aurait été arrêté par les Autrichiens mais il réussit à s’échapper.
Le 13 novembre 1805, à l’entrée des Français à Vienne, il réapparaît et se présente à Savary. Le 15, il est nommé commissaire de la police de sûreté au sein du gouvernement militaire installé dans la capitale autrichienne et confié au général Andréossy. Il déploie alors une grande activité dans la recherche des dépôts d’armes et de matériel de guerre autrichiens, dans la surveillance de la population et dans la recherche de renseignements sur les armées ennemies.Il utilisait un réseau assez étendu d’émissaires qu’il envoyait jusqu’en Hongrie.
Après la paix de Presbourg (26 décembre 1805), l’armée française quitte Vienne et Schulmeister la suit. C’est à ce moment-là que l’agent secret, revenu très riche de la guerre (on cite le chiffre de 4 millions de francs-or pour le montant de sa fortune) réussit à acheter le grand domaine de la Canardière, à Meinau, au sud de Strasbourg (2).
Mais la guerre va reprendre, cette fois contre la Prusse et Schulmeister reçoit une lettre de Savary, du 17 septembre 1806, qui lui demande de repartir en mission chez l’ennemi. Dès le début du conflit, vers la mi-septembre 1806, Schulmeister avait rejoint Savary, avec le grade d’adjudant commandant. Avec lui, il est dans l’entourage immédiat de Napoléon, à Iéna. Peu après, Savary (qui commande provisoirement le 5e corps, en raison de la maladie du maréchal Lannes) est chargé de contrôler la cavalerie prussienne, après les victoires françaises, le 14 octobre 1806, d’Auerstedt (Davout) et Iéna (Napoléon). C’est ainsi que Schulmeister s’empare, avec quelques hussards, de la ville de Weimar. Ensuite, Savary et Schulmeister participent à la victoire de Friedland (14 juin 1807), où l’espion reçoit une légère blessure, au-dessus de l’oeil droit, dont il parlera toujours avec fierté. Après les combats, Napoléon nomme Savary gouverneur de Königsberg et Schulmeister, préfet de police.
À l’automne de 1808, « M. Charles » est chargé de la protection et de la sécurité des empereurs Napoléon et Alexandre Ier, des rois et princes de la Confédération germanique réunis à Erfurt, avec « le faste inouï » d’un « camp du drap d’or » (17 septembre – 14 octobre 1808) (voir le tableau de Nicolas Gosse, Napoléon reçoit à Erfurt, le 28 septembre 1808, le baron Vincent, ambassadeur d’Autriche, huile sur toile, 66 x 154 cm, musée national du château de Versailles : Histoire de Napoléon par la peinture, p. 201). Napoléon avait dit à Talma : « Je vous ferai jouer devant un parterre de rois ».
À l’arrivée des empereurs, les tambours battaient trois fois, pour les rois un seul roulement. Par erreur, pour l’arrivée du roi de Wurtemberg, un triple battement est lancé. L’officier qui commandait intervint :
« Taisez-vous, ce n’est qu’un roi » (Dominique de Villepin, La chute ou l’Empire de la solitude, 1807-1814, Perrin, 2008, p. 68).
Le 10 avril 1809, les Autrichiens franchissent l’Inn. Napoléon en avait été prévenu par le télégraphe optique, qui n’aurait mis que cinq minutes et cinquantedeux secondes pour annoncer l’entrée en guerre de l’Autriche. Dès le 13 avril, l’Empereur quittait Paris et le 17 avril, il était sur les lieux.
Le 21 avril 1809, le pont de Landshut est pris d’assaut (avec Mouton et le 17e de ligne, Savary et le 13e de ligne et Schulmeister, en entraîneur d’hommes, à la pointe de l’attaque ; s’il n’avait pas été un espion, il aurait eu la croix) et, après un bombardement, la ville de Vienne est occupée les 12 et 13 mai 1809. Comme en 1805, le général Andréossy est nommé gouverneur de la ville et le 17 mai
Schulmeister redevient commissaire général de la police ou commissaire central (les deux titres furent utilisés), chargé des mêmes problèmes qu’en 1805.
Le 12 octobre 1809, lors d’une parade des troupes françaises, le fils d’un pasteur d’Erfurt, Friedrich Staps, âgé de 17 ans, est arrêté par Rapp, à Schönbrunn, porteur d’un couteau. Il avoue être venu pour assassiner l’Empereur. Napoléon demande à le voir et lui promet la vie sauve s’il sollicite son pardon. Le jeune homme refuse et s’écrie le 16 octobre, devant le peloton d’exécution : « Vive la liberté !
Vive l’Allemagne ! » Il avait été interrogé par M. Charles, qui avait tenté de lui sauver la vie. Napoléon lui avait demandé : « Pourquoi moi et pas l’empereur François ? » Staps lui répond : « Lui mort, un autre lui succèderait au lieu qu’après vous, les Français disparaîtraient aussitôt de toute l’Allemagne ».
Schulmeister rentre à Strasbourg lorsque l’armée française quitte Vienne, après la signature du traité de paix, le 14 octobre 1809. Ensuite, il ne participe pas à la campagne de Russie (1812), ni à celles d’Allemagne (1813) et de France (1814).
En revanche, entre 1810 et 1813, il essaie de diffuser de faux billets anglais (via Hambourg) ou autrichiens. C’est un certain Lale, premier graveur d’écriture au ministère de la Guerre qui avait été chargé de réaliser les plaques de cuivre nécessaires à l’impression des faux billets. La diffusion en sera difficile. Et, sous la Restauration, devant les questions posées par les Anglais, Louis XVIII fera étouffer l’affaire (3).
Comme nous l’avons dit, M. Charles avait acquis en 1806 le vaste domaine de la Meinau, au sud de Strasbourg, où il avait fait construire son château (1806-1808) et une usine sucrière (en faillite en 1818). En 1810, il achète le château de Piple (1725), à Boissy-Saint-Léger (Val-de-Marne), qui avait appartenu à Maurice de Saxe, au marin François Mahé de La Bourdonnais et à Antoine Jacques Boulay de la Meurthe (1761-1840) : c’est ce dernier qui le vendit à Schulmeister (voir Guide Napoléon, p. 452). M. Charles le revendit en 1819 au banquier Jean Conrad Hottinger (propriété privée). Il avait aussi deux immeubles à Paris : au n°14 rue Taitbout (9e) et au n°36, rue de Bondy, 10e (aujourd’hui rue René Boulanger).
À la Meinau, Charlotte, épouse de Schulmeister, reçoit, en avril 1809, l’impératrice Joséphine, la reine Hortense, la reine Catherine de Wurtemberg, épouse de Jérôme, roi de Westphalie, et la grande duchesse de Bade. En son château de Piple, Charlotte se lie d’amitié avec sa voisine, l’épouse du maréchal Berthier: Marie Elisabeth Birkenfeld. Charlotte et Charles Louis y reçoivent aussi leurs amis : les généraux Corbineau et Daumesnil.
Pendant les Cent-Jours, Napoléon charge Schulmeister de porter une lettre, datée du 4 avril 1815, à Marie-Louise, restée à Vienne (4).
C’est sans doute pour le remercier que Napoléon, lors de son embarquement sur le Bellerophon, fit don à Schulmeister, le 15 août 1815, de son mobilier de campagne : sa petite table à écrire pliante et son fauteuil (Jacob-Desmalter, sans doute 1813), aujourd’hui au musée Napoléon Ier de Fontainebleau.
En 1815, lorsque les Alliés occupent Paris, Schulmeister se cache. En août 1815, la police prussienne le retrouve et l’arrête. Il est emmené et incarcéré à Wesel, il est libéré le 20 novembre 1815, contre rançon.
Il perd ses châteaux et la plupart de ses biens, son épouse meurt en 1844. Il vit à Strasbourg, dans une petite maison, au n°3, place Broglie, avec ses douze chats angoras, où il meurt, le 8 mai 1853, âgé de 83 ans (5). Ses deux filles, Julie et Joséphine, vivaient dans le même quartier.
Il est inhumé au cimetière Saint-Urbain, à Strasbourg (Guide Napoléon, p. 278). Une musique joue Partant pour la Syrie. Et la presse locale salue la mort de Charles Schulmeister, « ancien commissaire général des armées impériales », un titre qu’il n’avait jamais eu…
En faisant rêver ses compatriotes, Schulmeister était entré, vivant, dans la légende (6).
Marc Allégret
Notes :
(1) À Strasbourg, Savary disposait, à la préfecture, « d’une grande caisse pleine d’or»
(Thierry Lentz, Savary, p. 144).
(2) « Cela paraissait naturel à tous qu’un homme qui avait découvert un matériel de guerre s’élevant à des millions soit aussi largement récompensé » (Abel Douay et Gérard Hertault, p. 105).
(3) Sur la question des faux billets, voir Marcel Diamand-Berger, Miroir de l’Histoire n° 103, juillet 1958, p. 31 ; Louis Hastier, Historia n° 190, sept. 1962, p. 375 ; Thierry Lentz, Savary, pp. 300, 301 et 306.
(4) À Vienne, en 1815, on craignait un enlèvement du Roi de Rome par les Français
(Schulmeister l’a toujours nié).
(5) Dans cette petite maison naîtra, en 1858, une autre personnalité : Charles de Foucault (1858-1916).
(6) Sources : Abel Douay et Gérard Hertault, Schulmeister. Dans les coulisses de la Grande Armée, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2002 ; Dictionnaire Napoléon, p. 1545, notice Alain Montarras ; Éditions Atlas, La glorieuse épopée de Napoléon, Napoléon stratège, pp. 76-77 : Schulmeister, l’espion le plus célèbre de l’Empire ; Thierry Lentz, Savary. Le séide de Napoléon, Fayard, 2001