« L’histoire des modes n’est pas si frivole qu’on le croit, elle est en partie celle des mœurs »
« Dans le temps où l’on rougissait souvent, où l’on voulait dissimuler son embarras et sa timidité, on portait de grands éventails (…). Aujourd’hui, on rougit peu ; on ne s’intimide point ; on n’a nulle envie de se cacher, et l’on ne porte que des éventails imperceptibles. L’histoire des modes n’est pas si frivole qu’on le croit, elle est en partie celle des mœurs ». Observatrice acerbe de la nouvelle société qui émerge aux lendemains de la Révolution, Madame de Genlis, dans son « Dictionnaire des Etiquettes », fait de l’éventail un témoin de l’évolution des mœurs et de la société contemporaine. Imperceptible ou lilliputien suivant les termes du temps, l’éventail a vu sa taille réduite d’un tiers par rapport aux dernières années du XVIIIe siècle. Mesurant environ 27 cm alors, le panache ne dépasse plus 19 cm, voire 16 cm pour les plus petits, aux alentours des années 1800. Mais ce n’est pas seulement sa dimension qui a changé, mais aussi les matériaux qui le composent, ou encore son ornementation.
Accessoire de mode féminin, révélateur d’une certaine aisance, l’éventail est un objet de distinction que bien des femmes arborent et utilisent. Après son épanouissement tout au long du XVIIIe siècle, l’éventail ne disparaît véritablement que durant les heures les plus sombres de la Révolution. Composés de matériaux simples et peu couteux, le bois et l’os pour les brins, le papier pour les feuilles, il reste accessible pour nombre d’entre elles. Les graveurs prennent d’ailleurs le pas sur les peintres et les éventaillistes pour proposer des éventails qui se renouvellent au fil des événements. Les feuilles figent l’histoire en quelques traits : l’assemblée des notables, la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges. Cette diffusion comme « gazette révolutionnaire » lui permet de gagner une place d’objet modeste à forte dimension politique, loin de la parure et du raffinement qui ont établi sa renommée au-delà des frontières du royaume de France pendant plus d’un siècle. Sont substitués aux héros antiques et figures mythologiques, quelques personnages comme Marat et Mirabeau à la mort tragique. Tandis que la figure royale s’efface, celle du général Bonaparte apparait dès la prise de Toulon en 1793. Plusieurs feuilles d’éventail témoignent de son empreinte : la célébration du traité entre l’Espagne et la France en 1795, la Paix de Campo-Formio en 1797 ou encore la réception de la statue de Notre-Dame de Lorette à Paris.
Plus inattendues, plusieurs feuilles se font l’écho d’un projet d’invasion de l’Angleterre comme cet éventail conservé dans une collection privée. Très modeste, il associe une feuille en papier, et des brins en bois sans décor. La composition monochrome attire le regard vers la multiplicité des détails.
Trois registres sont nettement visibles. Au plus haut de la feuille, des troupes à cheval semblent portées par un nuage sans fin. Ouvrant la marche, Bonaparte apparaît embarqué dans une curieuse machine volante, une sorte de nacelle surmontée d’un parasol. De telles navires aérostatiques évoquent les inventions des dernières années du XVIIIe siècle, dans le sillage de Charles et Robert ou des frères Montgolfier. Sur mer, les navires avancent vers les côtes anglaises qu’elles écrasent sous leurs boulets de canon. En partie inférieure, des troupes sont représentées sous terre, creusant un tunnel sous la mer de la Manche, pour atteindre les côtes par des souterrains. Bonaparte est le général en chef de cette opération militaire d’envergure menée depuis les airs, la mer ou la terre, visant à soumettre la perfide Albion. La gravure est titrée « La descente en Angleterre » à l’instar d’une feuille déposée à la Bibliothèque nationale par le graveur Boulet le 17 février 1798. Le marchand d’estampes François Bonneville propose également un projet en couleurs illustrant par anticipation la victoire des armées françaises avec un « Incendie de la flotte anglaise ». Malgré le caractère utopique de cette invasion, et l’imagination fantaisiste mise à contribution pour son interprétation, les graveurs parisiens ont proposé différentes compositions. L’intervention de ballons et d’une importante flotte constituent un point commun. D’ailleurs ces feuilles ne font qu’interpréter des projets connus des contemporains pour attiser le patriotisme français et semer le trouble auprès des Anglais. Elles sont fondées sur de véritables propositions comme celle du citoyen Pinet qui soumet au Directoire le 17 février 1798 un projet de forteresse volante, ou celle de Lhomond, ancien commandant de la première compagnie d’aérostiers.
L’éventail relaie les ambitions françaises, comme la gravure moque la prétendue incapacité anglaise. Le marchand Martinet tourne ainsi en dérision les troupes anglaises sous le titre « Vaillants efforts du beau sexe anglais pour empêcher la descente ». Les soldats sont représentés tentant d’échapper à l’ennemi en se cachant dans les jupons de leurs femmes, tandis qu’elles créent un « vent contraire » en agitant leurs éventails pour repousser les navires français.
De telles feuilles d’éventails témoignent de l’adhésion du peuple, et particulièrement des femmes, à cette politique conquérante, rêvée, réelle ou supposée. Il est d’ailleurs inhabituel de relever un nombre si important de feuilles diffusant une idée, un projet. L’éventail illustre plus communément des sujets avérés, des événements issus de l’histoire antique ou contemporaine. Durant le premier Empire, l’accessoire de mode se dévoile comme instrument de propagande. Dès l’instauration du nouveau régime, la multiplication des feuilles à la gloire de l’Empereur confirme cette portée et cet attachement. Les albums factices du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France permettent d’appréhender cette extraordinaire production. De nombreuses feuilles illustrent le sacre de l’Empereur, son mariage avec Marie-Louise ou encore la naissance du roi de Rome.
L’absence de noms de graveurs ou d’éventaillistes, constitue une difficulté pour appréhender plus précisément cette fabrication émanant des ateliers parisiens. Les almanachs de commerce mettent en évidence le déclin frappant du nombre d’éventaillistes au profit des graveurs et marchands d’estampes. Quelques sondages dans les almanachs du commerce nous renseignent sur le dynamisme perdu de la communauté. En 1799-1800, ils sont vingt-cinq à être répertoriés, en 1801-1802, 47. Ce chiffre reste stable pendant plusieurs années avant de décliner brutalement en 1813. La disparition de la communauté de métier, et de ses privilèges, permet aux graveurs, aux tabletiers comme aux brodeurs de fabriquer et vendre des éventails.
Avec le retour d’une vie de cour, de l’étiquette et de l’apparat, l’éventail se pare de nouveaux décors. Sa petite taille s’accorde à la simplicité de la coupe des robes et à la légèreté des toiles de coton et mousselines. Ce sont cette fois les ateliers de brodeurs qui sont mis à contribution. Les paillettes argentées, dorées ou de couleurs dessinent des grappes de raisins, des fleurs ou des décors géométriques. L’activité florissante profite à des fabricants spécialisés comme Leufroy-Cosse ou la maison Sagne, connus pour fournir paillons et paillettes pour la broderie des costumes, des accessoires et des bijoux. Des joailliers ne négligent pas de proposer des modèles précieux. La corbeille de mariage de Marie-Louise en 1810 est assez représentative de cette variété. Selon Frédéric Masson, elle comprend « vingt-deux éventails, toute la gamme des éventails que l’on fabrique à Paris, depuis l’éventail à bois (brins) d’or ciselé avec rivure en brillants de 750 francs, l’éventail à rivure en perles fines avec camées représentant La toilette de Vénus pour 600 francs., l’éventail avec panaches d’or, à petits bois en nacre de perles et à rivures en perles de 350 francs, jusqu’aux éventails de bois d’acier, de bois d’argent, de brins d’acier, avec des papiers étrusques, des décors chinois, des peintures à la main, des tulles à paillettes et paillons, qui de 120 francs tombent à 9 francs ». Si les joailliers Friese et Devillers sont mentionnés comme fournisseurs dans ce trousseau, la princesse Caroline choisit son propre éventailliste joaillier, installé rue du Bac. Les archives nationales nous informent qu’en avril, il « fournit pour le mariage […], deux éventails, dont un garni en brillants, l’autre en brillants et émeraudes » pour un montant total de 8.966 francs. La somme est importante, comparée à la facture présentée par le tailleur Leroy de 124.137 francs pour des robes de jour, robes de bal et autres tenues d’apparat, ou encore avec celle du tabletier et orfèvre Martin-Guillaume Biennais de 54.589 francs pour des nécessaires en vermeil. Biennais livre d’ailleurs deux plats en vermeil pour présenter l’éventail et les bijoux lors de la toilette du matin. Plus tard, Leroy livre deux douzaines d’éventails, mais vraisemblablement plus modestes puisqu’ils sont payés 60 francs chaque.
Ces éventails simples se parent de décors dans la veine du XVIIIe siècle. Outre les sujets politiques, ce sont des scènes galantes, des vues de Rome ou de Naples, des chinoiseries, des images divertissantes parfois édifiantes et empruntées à l’histoire antique, à la mythologie, qui les décorent. Ils sont rares à avoir subsisté. La fragilité des matériaux mis en œuvre, et leur modestie, n’ont pas joués en faveur de leur conservation à la différence des précieux éventails à système optique. Lorgnettes et verres enchâssés dans les brins sont appréciés par la curiosité technique et leur dimension pratique. Un exemple est joliment immortalisé dans le portrait de Madame Duvauçay par Ingres datant de 1807 (Chantilly, musée Condé). Peut-être « imperceptible », il est indéniablement signifiant.
Georgina Letourmy-Bordier
Décembre 2022
Georgina Letourmy-Bordier est historienne de l’Art, spécialiste des éventails sur lesquels elle a produit une thèse en 2006 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Bibliographie
- Spire Blondel, Histoire des éventails chez tous les peuples et à toutes les époques, Paris, Librairie Renouard, 1875.
- Modes et révolution (1780-1804), cat. expo., Paris, Palais-Galliera-musée de la Mode de la Ville de Paris, Paris-Musées, 1989.
- L’éventail de Joséphine à Eugénie, cat. expo., Paris, Académie des Beaux-Arts, Boulogne-Billancourt, Bibliothèque Paul-Marmottan, 2018.