Le « fortepiano » et l’Empereur

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Le « fortepiano » et l’Empereur

Erard no. 7493, on long-term loan to Cobbe Collection at Hatchlands Park.
© Alexey Moskvin

« Fort ET doux »

Inventé à la toute fin du XVIIe siècle, le « fortepiano » est devenu extrêmement populaire en France dans la dernière décennie du XVIIIe siècle. Deux raisons majeures expliquent qu’il ait remplacé le clavecin comme instrument de prédilection dans la France révolutionnaire. Tout d’abord, le « fortepiano » possédait de meilleures qualités expressives, correspondant ainsi à la sensibilité romantique naissante de l’époque – on pouvait le jouer fort ET doux, comme son nom italien l’indiquait, Forte (fort) et Piano (doux). Louis Adam, dans sa méthode de piano du Conservatoire, fait la comparaison de manière très succincte : « Le FORTE PIANO est de tous les instruments le plus généralement cultivé. Il a obtenu la préférence sur le Clavecin parce qu’il exprime ses sons dans tel degré de force ou de douceur qu’on le désire, qu’il peut imiter toutes les nuances pratiquées par les autres instruments, ce que l’on chercherait en vain sur celui qu’il a remplacé. » Le clavecin, quant à lui, n’avait qu’un seul volume sonore, qui ne pouvait pas être facilement modifié. Il existe également deux différences structurelles. Sur le clavecin, les cordes étaient pincées. Sur le piano-forte, les cordes (souvent doubles) sont frappées par des marteaux, ce qui rend le nouvel instrument plus expressif. Les nouveaux « fortepianos » comportent également des pédales plus ou moins nombreuses (entre autres une pédale de sourdine (très silencieuse), une pédale forte (plus forte), une pédale d’effet de basson, et même parfois une pédale d’effet de « marche turque »). De plus, ces instruments étaient résolument modernes (et républicains), contrairement au clavecin si évocateur de l’Ancien Régime ! À cela s’ajoute une effervescence pour la musique. Le professeur de violon au Conservatoire de Paris, Pierre Marie Baillot, notait en 1796 : « La maladie va toujours bon train. La musicoragicomanie fait des ravages. […]. Il n’est pas un cercle qui ne soit devenu un concert, toutes les tables sont des pianos, les femmes des musiciennes, les hommes de petits Garat ». L’engouement était tel que les commentateurs contemporains craignaient que la musique ne remplaçât le théâtre, l’art français par excellence !

Sébastian Er[h]ard, le fabriquant de « fortepianos » alsacien

Après avoir fui la Révolution française (il avait commencé à fabriquer des « fortepianos » en France dans les années 1770), celui qui allait devenir le principal fabriquant de « fortepiano » français, Sébastien Er[h]ard, revint de Londres à Paris en 1797, apportant avec lui des mécanismes de « fortepianos » anglais. La construction des « fortepianos » va de pair avec l’édition musicale, Paris est alors un centre mondial dans ce domaine dans les premières décennies du XIXe siècle. Toute une série de méthodes pour « fortepiano » sont publiées dans la capitale française (M. Corrette 1779, L.F. Despreaux 1783, J.C. Bach et F. Ricci, 1786, J.F. Tapray 1789, I. Pleyel et J.L. Dussek 1797, J.L. Adam et L.W. Lachnith 1798, B. Viguerie, 1801). Une fois l’embargo sur les produits britanniques mis en place sous l’Empire, Er[h]ard (aux côtés d’Ignaz Pleyel à partir de 1808) va dominer le marché parisien du « fortepiano ». 

Le « fortepiano » devient alors le pivot de toute séance musicale à l’improviste, passe-temps pratiqué par de nombreuses familles de la haute bourgeoisie. Un dictionnaire français de la musique et des musiciens publié pour la première fois à la fin des années 1810 note à cet égard : « À la ville, à la campagne surtout, que de soirées dérobées à l’ennui et embellies des charmes de la musique ! On chercherait en vain à former un quatuor : le piano est là, c’est le point de ralliement : deux ou trois voix exercées, une partition de Gluck, de Mozart ou de Cimarosa, et voilà tout de suite un concert délicieux. »

Napoléon et le « fortepiano »

Comme n’importe quel autre enfant de son époque, Napoléon n’échappe pas à cette manie pour la musique. En cette période de « musicoragicomaniaque », on le voit au moins connaisseur de l’instrument, et peut-être même capable d’en jouer. De Toulon, le 24 pluviôse an III [12 février 1795], il écrit à son amoureuse de l’époque, Désirée Clary, pour lui donner quelques astuces sur la pratique de l’instrument : 

« Je vous écrirai demain une note pour la musique que vous devez vous procurer afin de hâter vos progrès. Je vais vous abonner à un journal de clavecin qui s’imprime à Paris, de sorte que vous recevrez toutes les décennies un cahier de musique avec les airs les plus nouveaux. Je ne sais si votre maître est aussi bon que je le désirerais. Il vous fait sans doute chanter tout comme il a dû commencer par vous apprendre à solfier. » (CG1 – 285).

Napoléon lui-même offrira un Erard à sa seconde épouse, Marie Louise, pianiste accomplie. Le piano carré apparaît dans le livre de vente Erard comme ayant été livré aux Tuileries le 20 mars 1810. C’est d’ailleurs l’instrument qui a été utilisé pour certaines parties de la bande son du Napoléon de Ridley Scott.

À l’autre bout de sa vie, deux autres femmes, britanniques cette fois, nous informent de ses capacités pianistiques. Betsy Balcombe nous apprend qu’il avait l’oreille assez fine pour savoir quand un piano était désaccordé. Et Mme Catherine Younghusband, elle-même pianiste, a noté comment : « l’Empereur […] me demanda ensuite d’essayer un grand piano-forte de Stodard [sic] arrivé d’Angleterre la veille. » Ce fut le premier piano à arriver à Longwood House. Il avait été commandé par Madame Bertrand par l’intermédiaire de ses relations et payé par Napoléon. L’Empereur l’a ensuite offert à Madame Bertrand en mars 1817, à la grande consternation de Mme de Montholon, et Madame Bertrand a pris soin de le faire repartir avec elle en Europe en 1821. Un deuxième piano carré, plus petit, fabriqué par Broadwood, fut envoyé par les Britanniques et arriva avec Hudson Lowe au printemps 1816. Il semble qu’il ait lui aussi atterri dans la maison des Bertrand.

Ce qui est remarquable, c’est l’intérêt, le savoir-faire et même l’habileté de Napoléon. Des mois plus tôt, aux Briars, Mme Younghusband avait fait remarquer qu' »[…] il [l’Empereur] savait distinguer les styles des différents compositeurs. « Ah ! poursuivit-il, je savais toucher aussi un peu du piano-forte. » Il promena assez bien sa main sur les touches du clavier, pour montrer qu’il ne se vantait pas de quelque chose qu’il ne savait pas faire. »

Si Napoléon n’est qu’un figurant au sein de cet esprit du temps, il nous montre néanmoins, comme une sorte de pars pro tota (« une partie pour le tout »), l’omniprésence du nouvel instrument. Le « fortepiano » est alors devenu un élément standard de la vie et du mobilier bourgeois, et le restera, sous sa forme améliorée de piano, jusqu’à la fin du 20e siècle.

Peter Hicks, responsable des affaires internationales de la Fondation Napoléon (juin 2024)

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