Le grand aigle du maréchal Grouchy

Période : Directoire-Consulat-Ier Empire/Directory-Consulate-1st Empire
Artiste(s) : Anonyme
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« Soudain, joyeux, il dit : « Grouchy ! » – C’était Blücher » » (Victor Hugo, « L’Expiation », in Les Châtiments, 1853.).
Un seul vers de Victor Hugo a suffi pour ancrer le maréchal Grouchy dans la légende noire de Waterloo.
Pourtant, son bijou de grand aigle de la Légion d’honneur, acquis en dation par l’État et affecté au musée de la Légion d’honneur en 2020, nous rappelle que cet officier fut avant tout un brillant général de cavalerie.

Le grand aigle du maréchal Grouchy
© Musée de la Légion d'honneur et des ordres de chevalerie

Instituée par le décret du 10 pluviôse an XIII (30 janvier 1805), la grande décoration, renommée grand aigle en 1807, était strictement réservée aux grands dignitaires civils et militaires et aux princes étrangers (Sous le Premier Empire, 84 français reçurent le grand aigle de la Légion d’honneur (dont 49 lors de la première promotion du 2 février 1805, dotés d’un insigne dit du premier type qu’ils modifièrent par la suite pour suivre la réglementation) et près de 70 étrangers.). Chacun des bijoux parvenu jusqu’à nous constitue un magnifique témoignage des destins extraordinaires qui ont accompagné l’épopée napoléonien. Si celui du maréchal Ney, qui avait pu être acquis grâce à la Société des amis en 2012, évoque son sort tragique, celui de Grouchy nous remémore le courage sur le champs de bataille de ce militaire trop longtemps réduit à son rôle joué en 1815.

Issu d’une vieille famille normande de la noblesse d’épée, Emmanuel de Grouchy a débuté sa carrière militaire à treize ans. En 1786, il est nommé sous-lieutenant dans la très prestigieuse compagnie écossaise de la Garde Royale qui fait partie de la maison militaire du roi. En 1789, il fait le choix de continuer à servir son pays et se rallie à la Révolution. Grouchy témoigne de ses capacités de meneur d’hommes et de son courage face à l’ennemi. À Novi en 1799, il est blessé à quatorze reprises, fait prisonnier par les Autrichiens puis échangé avec un général anglais.
Hostile au coup d’État du 18 Brumaire et ami du général Moreau, Grouchy reste dans l’ombre jusqu’en 1806-1807 où il est remarqué par l’Empereur. Durant la campagne de Russie, il commande le célèbre escadron sacré, unité de cavalerie composée uniquement d’officiers et chargée d’assurer la protection de l’Empereur.
Au retour des Bourbons, Louis XVIII lui retire sa charge de colonel général des chasseurs à cheval, pour le remplacer par le duc de Berry. Rallié à Napoléon sous les Cent-Jours, il est envoyé dans la vallée du Rhône réprimer le soulèvement royaliste mené par le duc d’Angoulême qu’il fait prisonnier. Napoléon l’élève alors à la dignité de maréchal par décret du 17 avril 1815 (Dossier individuel du maréchal Grouchy, Service historique de la Défense, 6YD 26.).

Cette nomination est un cas unique dans l’Histoire. Comme l’écrit Fleury de Chaboulon, l’Empereur entend récompenser le comportement de Grouchy mais aussi « donner de l’éclat à la disgrâce du Prince et décourager les royalistes des autres parties de France » (Fleury de Chabulon, Histoire des Cent-jours, Bibliothèque des Introuvables, Paris, 2006, volume 1, p.220.). Il est le seul officier à accéder au maréchalat sous les Cent-jours (Cette nomination doit également pallier la destitution de cinq maréchaux (Augereau, Berthier, Marmont, Pérignon et Victor) due à leur comportement sous la Première Restauration.) sans toutefois en recevoir le bâton.
Destitué par les Bourbons, Grouchy est le seul des maréchaux à n’être rétabli que sous la Monarchie de Juillet. Si Louis XVIII l’autorise en 1819 à rentrer en France après un exil aux États-Unis, il lui faut attendre la montée sur le trône de Louis-Philippe pour recouvrer son titre, le 19 avril 1831.
La carrière des honneurs d’Emmanuel de Grouchy débute le 11 décembre 1803 avec sa nomination de chevalier de la Légion d’honneur dès la 6e promotion. Il est ensuite élevé à la dignité de grand officier le 14 juin 1804 lors de la grande promotion qui regroupe maréchaux et généraux en prévision des premières cérémonies de la Légion d’honneur aux Invalides le 15 juillet et au camp de Boulogne le 16 août 1804.

Comme il en témoigne dans ses Mémoires (Mémoires du maréchal Grouchy, volume 2, p 338. C’est Berthier qui écrivit à Grouchy depuis Königsberg pour lui annoncer sa nomination : « L’Empereur, général, voulant vous donner témoignage de sa satisfaction pour les services que vous lui avez rendus, notamment à la bataille de Friedland, vous a nommé, par son décret du 13 juillet, grand-cordon de la Légion d’honneur. »), c’est pour son comportement lors des batailles d’Eylau, où il participe courageusement à la charge de cavalerie menée par Murat, puis de Friedland (Le 17 juin 1807, Grouchy est cité dans le soixante-dix-neuvième bulletin de la Grande Armée : « Le général Grouchy, qui commandait la cavalerie de l’aile gauche, a rendu des services importants ».), qu’il reçoit les insignes de grand aigle de la Légion d’honneur le 13 juillet 1807, peu après la paix de Tilsit avec le général Jean Gabriel Marchand (1765-1851). Dans une lettre à son père datée du 15 juillet, il écrit, « je ne veux pas perdre un moment, mon cher papa, à vous faire partager la joie que je ressens des preuves multipliées que je reçois des bontés de l’Empereur. (…) Ce matin je viens de recevoir la nouvelle qu’il m’a donné le grand cordon de la Légion d’honneur, et, en outre, un domaine en Pologne [le domaine de Nowawies]. » (Mémoires du maréchal Grouchy, volume 2, p. 332.).
Très particulier, son grand aigle est d’une exécution de très grande qualité. La couronne est d’une taille et d’une forme inhabituelle. L’anneau de bélière permettant la rotation de l’insigne est d’une rare ingéniosité technique. Les seules autres décorations avec ce type d’anneau connues à ce jour sont les insignes des ordres royaux de Hollande et de l’Union (Cf. les insignes de l’ordre royal de Hollande de Jean-Etienne Portalis (Collection Alexandre Moura, dépôt Alma F.R.C au musée de la Légion d’honneur) ou les insignes de grand-croix de l’ordre royal de l’Union du baron Dalichoux de Sénégra (ancienne collection Brouwet, achat du musée de la Légion d’honneur en 1936).), créés par Louis Bonaparte, et de l’ordre royal des Deux-Siciles institué par Joseph à Naples. L’émail blanc des branches, très plat, diffère des habituelles fabrications françaises et rappelle certaines décorations allemandes de cette époque, tels les insignes de l’ordre bavarois de Saint-Hubert et de l’Aigle rouge prussien.

© Musée de la Légion d'honneur et des ordres de chevalerie
© Musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie

Les centres sont en trois parties et la couronne de lauriers de l’Empereur est émaillée détail propre aux modèles de luxe, tels ceux exécutés par l’orfèvre Coudray.
Parmi les bijoux de grand aigle connus à ce jour (Il faut préciser qu’une trentaine d’insignes attribués ont été comptabilisés à ce jour (recherches menées grâce aux travaux de Jean-Luc Guitera), dont une dizaine ont été modifiés après le Premier Empire ; à noter que 12 de ces décorations sont conservés en collections publiques.), celui de Grouchy tient une place tout à fait particulière. Décerné en 1807, et d’un modèle unique, il constitue un très intéressant témoignage des honneurs distribués par Napoléon lors des campagnes militaires.
Contrairement à la plupart des dignitaires qui changèrent les centres de leurs décorations après l’Empire, Grouchy ne fit pas modifier son insigne et il semble qu’il fut porté à nouveau par son fils (Alphonse de Grouchy (1789-1864), grand-croix du 30 décembre 1862.) sous le Second Empire, l’écharpe l’accompagnant étant de cette dernière époque.

Pour son courage lors de la campagne de 1807, Grouchy fut également nommé grand-croix de l’ordre militaire de Maximilien-Joseph de Bavière le 29 juin 1807, sur une décision de l’Empereur (Mémoires du maréchal Grouchy, volume 2, p. 337-338. C’est encore Berthier qui lui apprend la nouvelle par une lettre du 1er juillet 1807, « Je me fais un plaisir, général, de vous prévenir que le roi de Bavière ayant fait part à l’Empereur du désir qu’il avait de mettre à sa disposition quelques décorations de ses ordres pour les officiers auxquels Sa Majesté Impériale voulait témoigner sa bienveillance, l’Empereur vous a désigné, dans l’état qu’il adresse au roi de Bavière, pour la décoration de grand-croix de l’ordre du Mérite militaire de Bavière ».). Le 9 juillet 1809, après les batailles de Raab et Wagram, il devint commandeur de l’ordre de la Couronne de fer (Il avait été nommé chevalier le 12 juin 1808. Information aimablement communiquée par Jean-Luc Guitera.).
Sous la Première Restauration, il est fait commandeur de l’ordre de Saint-Louis, en compensation de la perte de sa charge de colonel général des chasseurs à cheval.
Enfin, comme de nombreux membres de la noblesse d’épée de la fin de l’Ancien Régime, Grouchy était chevalier de l’ordre de Malte.
Une partie de ces dernières décorations accompagnées d’un portrait du maréchal par Claude-Marie Dubufe (1790-1864) ont été acquises par le musée de l’Armée au cours de l’été 2020 auprès des descendants de Grouchy.

Symbole de son courage à Eylau et Wagram, ce bijou de grand aigle contribue à rappeler que Grouchy, trop longtemps réduit à son seul rôle à Waterloo, fut avant tout, selon les mots de Stefan Zweig « un homme brave, dévoué et sûr (…) un général de cavalerie ayant fait maintes fois ses preuves » (In Stefan Zweig, « La Minute mondiale de Waterloo », Les Très Riches Heures de l’humanité, paru en 1927.).

Tom Dutheil,
Avril 2021

Tom Dutheil est conservateur-adjoint au musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie.

► Ce grand aigle a été acquis par dation par le musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie en 2020. En savoir + sur le site du musée

Date :
1807
Lieux de conservation :
Musée de la Légion d'honneur et des ordres de la chevalerie
Crédits :
© Musée de la Légion d'honneur et des ordres de la chevalerie
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