Les éventails d’Eugénie, trésors perdus d’une impératrice

Période : IIe République - 2nd Empire/2nd Republic-2nd Empire
Artiste(s) : Anonyme
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En février 1872, seulement quelques mois après la chute de l’Empire, le journal Paris-Artiste rapporte la dispersion des éventails de l’écrin impérial : « Une collection d’éventails, appartenant à l’impératrice Eugénie, est à vendre chez Harry, à Londres. On peut la diviser en trois catégories : éventails français (anciens et modernes), éventails chinois, éventails japonais ». La cour n’est plus, et la famille de Napoléon III en exil est contrainte de se séparer d’une partie de ses biens. Emanuel Harry (1831-1898), joaillier londonien, bénéficie de la confiance d’Eugénie qui lui dépose ses bijoux les plus précieux. Parures, diadèmes, broches et colliers fournis par Bapst, Lemonnier ou Kramer sont proposés à la vente. Les éventails figurent parmi ces pièces d’exception. Aujourd’hui dispersés, voire démantelés, ces objets restent difficiles à identifier et à retrouver. Quelques collections publiques et privées préservent cependant des témoignages de cet ensemble disparu. Le Palais Galliera, musée de la Mode de la ville de Paris, conserve ainsi un éventail au chiffre de l’Impératrice.

Les éventails d’Eugénie, trésors perdus d’une impératrice
Roses, jasmin et lilas, vers 1860, éventail plié, musée de la Mode de la Ville de Paris (inv. GAL.1993.301.1)

Les brins sont travaillés sur le thème floral : sur fond de fils d’ivoire, une frise de roses sculptée en léger relief est bordée de fleurons. Bien qu’anonyme, la monture révèle le talent exceptionnel du dessinateur, peut-être celui de l’éventailliste lui-même, mais aussi celui du sculpteur, probablement issu des ateliers de la région d’Andeville et de Méru, dans l’Oise. L’appartenance aux collections de l’Impératrice est attestée par la présence de son chiffre sculpté dans un médaillon sur le panache, sous couronne. Il est également peint au revers de la feuille, dans une guirlande d’ipomées roses. Sur la face en taffetas de soie, quelques branches de jasmin s’échappent d’un bouquet mêlant roses jaunes et rose, et fleurs de lilas violet. En majuscules à gauche, le peintre a signé sa composition : Reignier. Peintre lyonnais célébré pour l’exécution des fleurs, Jean-Marie Reignier (1815-1886), exerce dans un premier temps comme dessinateur pour les étoffes de soie, « la fabrique », avant de devenir professeur à l’École impériale des Beaux-Arts de sa ville natale. Il expose régulièrement au Salon à partir des années 1840, et commence à présenter des feuilles d’éventails en 1855. Cette œuvre est peut-être celle évoquée par Eugène de Lépinois lors de l’exposition de 1859. Dans « L’art dans la rue et l’art au salon », il rapporte avoir admiré « les merveilleuses Roses de M. Reignier, aquarelle sur satin pour un éventail d’impératrice ». Avec cette prestigieuse commande, l’artiste travaille pour l’un des fournisseurs officiels d’Eugénie, Félix Alexandre (1822-1887).

Aux côtés de Duvelleroy et Viginet, Alexandre jouit du titre d’éventailliste de l’Impératrice et de la cour. Lors des expositions universelles ses vitrines sont parmi les plus attendues. Au nombre de ses clientes, il compte l’impératrice de Russie, la grande duchesse Marie de Russie, la reine de Hollande ou encore la baronne James de Rothschild. Dessinateur lui-même, Alexandre propose aussi bien des croquis de feuilles que de montures. L’un des piliers de son succès est en effet son talent d’artiste. Très tôt, comme il l’écrit lui-même, il bénéficie de la bienveillance de peintres renommés : « M. Paul Delaroche me prit en grande affection et me recommanda à M. Horace Vernet, Ingres, A. Delacroix, Ary Scheffer, Léon Coignet ». De tels soutiens lui permettent de solliciter leurs élèves pour l’exécution de feuilles d’éventail, dont Célestin Nanteuil (1813-1873), Joséphine Calamatta (1817-1893), Auguste Allongé (1833-1898) ou Alexandre Soldé (1821-1893). Si l’activité est lucrative pour de jeunes talents, elle sert l’ambition d’Alexandre : faire renaître l’éventail d’art.

Emblématique de l’excellence des éventails français du second Empire, par la finesse du dessin et de la sculpture, cet éventail lève le voile sur la « richissime collection » de l’impératrice selon les termes de Spire Blondel dans son « Histoire des éventails de tous les peuples et de tous les pays », publiée en 1875. Les acquisitions impériales sont connues par les rapports des expositions et les journaux notamment. Ainsi, lors de l’exposition de 1855, Eugénie choisit un éventail inspiré par l’œuvre de Watteau, Le départ pour Cythère, repris par le pinceau des peintres strasbourgeois, les frères Gimbel. Elle fait également l’acquisition d’une œuvre : « en nacre sculptée, admirable travail à la main, la feuille est une présentation de Pierrots par Gavarni, chef d’œuvre d’esprit et de couleur » présentée dans la vitrine d’honneur de Duvelleroy. Les achats les plus prestigieux sont consignés dans les archives de la Maison de l’Empereur. Plusieurs proviennent du joaillier Mellerio dont un éventail avec une monture en or, orné de 1075 brillants et recouvert d’émail rouge (Archives nationales, O/5/2319, dossier Mellerio), ou en 1855 un éventail créé avec des pierres de la Couronne. Composé de brins en ivoire et d’une feuille en dentelle d’Alençon, il est rehaussé de 1066 brillants (Archives nationales O/5/2318).

La présentation de la vente chez Emanuel à Londres en 1872 apporte un autre éclairage sur cette collection. Plusieurs éventails sont décrits comme ayant appartenu à madame de Pompadour ou à Marie-Antoinette. Le numéro huit aurait appartenu à la reine : « Il est en ivoire travaillé à jour, imitant la dentelle, avec paysage hollandais et l’aigle impérial en diamants, et tout incrusté d’or, d’émail et de perles, de rubis et de bouquets de diamants ».  La vogue des éventails « anciens » est alors très importante. Les éventaillistes les proposent aux côtés de ceux de fabrication contemporaine dits « modernes ». Beaucoup sont dotés de provenances prestigieuses qui assoient leurs qualités plus que leur véritable histoire. L’impératrice se dessaisit même d’un éventail issu de sa corbeille de mariage : « La couronne impériale, supportée par des Amours avec les initiales E.N. en or, occupe le centre ; la date du mariage 30 janvier 1853, entourée de bouquets de fleurs, est inscrite sur le revers. Cet éventail est monté sur de la nacre magnifiquement sculptée ».

D’autres enfin, provenant de Chine et du Japon, confirment le goût d’Eugénie pour les arts d’Asie. Le numéro 29 est un modèle dit « cabriolet » doté de deux feuilles. « Il est orné de figures peintes sur ivoire ; au revers on voit des animaux sur fond argent. La monture est en ivoire sculpté à jour, et peint de plusieurs couleurs ».

Un éventail n’est pas mentionné pas parmi ces pièces proposées. Offert par les « dames israélites » lors de la visite impériale à Alger en 1860, il est aujourd’hui conservé dans les collections du château de Compiègne. Objet atypique, composé de plumes d’autruches blanches montées sur un manche richement orfévré, émaillé et rehaussé de perles fines, rubis, émeraudes et diamants, il est un présent diplomatique que rappelle l’inscription sur l’une des faces : « Les dames israélites d’Alger à S.M. l’Impératrice Eugénie 1860 ». Une photographie de l’Impératrice en odalisque constitue un témoignage de son usage pittoresque, et sans doute unique.

Un autre éventail tout aussi atypique est préservé dans une collection privée. Dénommée « ombrelle-éventail », cette invention bénéficie d’un brevet déposé en 1857 par Jean Degivry, fabricant de parapluie à Lyon. Elle combine un éventail et une demi-ombrelle. La soie est brodée en deux tons d’or du chiffre « E N » parmi des abeilles et des fleurs, tandis que le manche en ivoire sculpté de roses et d’abeilles se termine par une aigle impériale. Il aurait été offert par la ville de Lyon lors de son voyage de retour après l’inauguration du canal de Suez en 1869.

L’impératrice Eugénie travestie en odalisque, vers 1860 © DR
L’impératrice Eugénie travestie en odalisque, vers 1860 © DR

 

Éventail offert par les dames israélites d’Alger, 1860, 55 cm © Château de Compiègne, inv. FPN4432
Éventail offert par les dames israélites d’Alger, 1860, 55 cm © Château de Compiègne, inv. FPN4432

Reçus en cadeau, les éventails sont également offerts par le couple impérial comme le montre un remarquable exemple conservé aujourd’hui dans les collections royales d’Angleterre. Les brins de nacre blanche sont finement sculptés des armes royales, tandis que des cartels en émail bleu ornent sur les panaches. La feuille est peinte des portraits des souverains d’après Winterhalter, et de vues des jardins de Saint-Cloud et de Versailles. Offert en 1855 à la reine Victoria, il fixe le souvenir de cette visite officielle. Il constitue également un manifeste éclatant du nouvel âge d’or de l’éventail français. Sans équivalents en Europe, les ateliers de l’Oise, portés par les ambitions des éventaillistes parisiens et l’élan de l’artisanat d’art, conquièrent tous les continents, et renouent avec l’excellence du XVIIIe siècle.

Éventail offert à la reine Victoria, 1855, H.t. 28,5 cm © Windsor, Royal Collection Trust, inv. RCIN 25101
Éventail offert à la reine Victoria, 1855, H.t. 28,5 cm © Windsor, Royal Collection Trust, inv. RCIN 25101

Georgina Letourmy-Bordier
Février 2023

Georgina Letourmy-Bordier est historienne de l’Art, spécialiste des éventails sur lesquels elle a produit une thèse en 2006 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Bibliographie

  • Maryse Volet, « Éventails européens De l’objet d’art au brevet d’invention. European fans, From objet d’art to patented invention », Bois Caran, éd. Maryse Volet, 1994.
  • Jane Roberts, Prudence Sutcliffe, Susan Mayor, Unfolding pictures, Fans in the Royal collection, Royal Collection Enterprises Ltd, 2005.
  • H. Alexander, Alexandre, fan-maker to the courts of Europe, Greenwich, The Fan Museum, 2011.
  • Nicolas Personne, « Eugénie, un règne en joyaux », Revue du Souvenir Napoléonien, n°503, avril-mai-juin 2015, p. 54-60.
  • Anne Dion-Tenenbaum, « Les diamants de la couronne sous le Second Empire », in « Spectaculaire Second Empire », Paris, Skira/ Musée d’Orsay, 2016, p. 52-57.
  • L’éventail de Joséphine à Eugénie, cat. expo., Paris, Académie des Beaux-Arts, Boulogne-Billancourt, Bibliothèque Paul-Marmottan, 2018.
  • G. Letourmy-Bordier, « Félix Alexandre », Napoléon III Le magazine du Second Empire, n°46, 2019, p. 62-65.
Date :
vers 1860
Technique :
Taffetas de soie et ivoire sculpté
Lieux de conservation :
Musée de la Mode de la Ville de Paris (inv. GAL.1993.301.1)
Crédits :
© Musée de la Mode de la Ville de Paris
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