Cet extravagant lit incarne toute l’histoire de la courtisanerie au XIXe siècle. Le 30 octobre 1946, Me Maurice Rheims l’avait adjugé une première fois avec le reste du mobilier d’un hôtel particulier « servant à l’exploitation d’un genre très spécial » : la loi Marthe Richard avait été votée le 13 avril précédent et les maisons closes venaient en effet de fermer leurs portes. Celle à laquelle appartenait le fameux lit s’élevait 6, rue des Moulins près du Palais Royal et, en son temps, avait accueilli Toulouse Lautrec, comme client bien sûr, mais plus encore comme peintre. Pensionnaire volontaire, il y brossa une célèbre série de toiles en 1894. Les biographes de l’artiste n’ont pas manqué de décrire la luxueuse maison de la rue des Moulins et de souligner la richesse du mobilier qui comptait parmi ses curiosités la baignoire de vermeil et surtout le lit de la Païva. Comment ces éléments s’étaient-ils retrouvés là ? Mystère.
On ne connaît pas l’origine de la commande du lit et rien ne vient même attester de sa livraison dans l’une des demeures de la Païva. Pourtant, tout semble en confirmer l’attribution. Le mobilier d’acajou devient ici sculpture, une conque flottant sur l’onde, tirée par des cygnes et surmontée d’une sirène en ronde bosse. Parfaite mise en scène n’attendant plus que l’élément final, une Vénus sortie des eaux, thème de prédilection de la peinture de nu sous le Second Empire. En l’occurrence, la Vénus se nomme marquise de Païva, grande courtisane née pauvre en 1819 dans le ghetto juif de Moscou, qui usa de sa beauté pour dévorer fortune après fortune jusqu’à devenir l’une des scandaleuses reines de la galanterie sous le Second Empire. Elle fut bien sûr l’une des sources d’inspiration de Zola pour le personnage de Nana, mais c’est surtout son hôtel particulier qui donna le modèle de celui décrit dans les Rougon-Macquart. De toutes les grandes cocottes de l’époque, la Païva est celle qui affichait la plus insolente réussite à travers le luxe tapageur de cet hôtel construit de 1856 à 1866 au 25, avenue des Champs-Élysées. Conçue dans un style néo-renaissance par l’architecte Pierre Manguin, cette demeure, toujours existante, lui fut offerte par le comte Henckel de Donnersmarck, un cousin de Bismarck, qui l’épousa en 1871. Fréquenté par Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Sainte-Beuve ou les frères Goncourt, célèbre pour sa décoration ostentatoire exécutée par les artistes les plus renommés de la période, le peintre Baudry, les sculpteurs Barrias, Carrier-Belleuse et Dalou, le bronzier Barbedienne, les ébénistes Kneib ou Fourdinois, l’hôtel de la Païva possédait quelques particularités qui firent beaucoup jaser. Notamment la baignoire en argent à trois robinets – le troisième étant dévolu au champagne ! – ou le monumental escalier d’onyx au sujet duquel courait ce mot fameux détourné d’un vers de Phèdre : « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés« .
Karine Huguenaud, janvier 2007