Par l’entremise du réseau familial, il entra dans l’atelier de Jacques-Louis David et devint un de ses disciples, fidèle et reconnaissant (Malgré l’attachement de Pierre-Maximilien Delafontaine aux préceptes esthétiques de son maître, ses toiles n’ont pas figuré à la grande exposition rétrospective consacrée à David et ses élèves au Petit Palais en 1913.), En cette fin de Directoire, une révolution esthétique était en train de s’accomplir dans le domaine de la sensibilité. Après des années de terreur et d’effroi, le public aspirait à un renouveau des thématiques et des styles. C’est dans ce contexte effervescent et créatif que Pierre-Maximilien Delafontaine entreprit en 1798, et pour la première fois, d’exposer ses œuvres au Salon.
Désigné dans le livret du Salon sous le numéro 107, le tableau a pour titre « un portrait d’homme patinant » (Explication des ouvrages de peinture et dessin, sculpture, architecture et gravure exposés au Museum central des arts d’après l’arrêté du ministre de l’Intérieur […], Paris, An VI de la République.). Grâce au travail minutieux de recherches effectué par Alexis Evrard de Fayolle, un numismate et collectionneur bordelais, l’anonymat du patineur fut dévoilé en 1898. Il s’agit du graveur en médaille Bertrand Andrieu (Ce tableau figure dans l’exposition et dans l’album Pour le meilleur et pour l’Empire – Sur les pas de Napoléon Ier à la Monnaie de Paris, 17 septembre 2021 – 6 mars 2022, Monnaie de Paris, Silvana Editoriale, p. 32 : « 1898. Evrard de Fayolle lui a consacré un mémoire (manuscrit), intitulé Recherches sur Bertrand Andrieu de Bordeaux. Graveur en médaille, sa vie son œuvre […] qu’il présenta à l’Académie nationale des Belles Lettres, Sciences et Arts de Bordeaux en 1898. Le manuscrit en deux volumes, coté MS-4-274 / Y460000274-1&2 est conservé au SAEF. Il fut publié en trois articles en 1900, 1901 et 1902 dans la Gazette numismatique française avant de paraître en livre chez la Veuve Raymond Serrure en 1902 ». L’auteur était un amateur et collectionneur de médailles et de jetons ayant pour thème la ville de Bordeaux. Il écrivit son mémoire en se basant sur des documents des Archives nationales, des archives de l’Administration des monnaies et médailles, de la Bibliothèque nationale, de la bibliothèque de Bordeaux et des papiers de la famille Johanet, arrière-petits-enfants de Bertrand Andrieu). L’auteur de la notice aurait pu faire preuve de plus d’inspiration face à l’originalité du thème et de la posture du personnage. Mais il se contenta d’un banal : « l’œuvre est charmante ». Ce commentaire, laconique, est néanmoins la preuve qu’il ne passa pas son chemin. En effet, comment ne pas être irrésistiblement attiré par la couleur rouge du gilet ou la beauté du visage d’Andrieu ? Du point de vue iconographique, en 1790, le peintre écossais Henry Raeburn (1756-1823) avait peint le Révérend Robert Walker en train de patiner à grand pas sur le Duddingston Loch, gelé (L’œuvre est conservée à la National Gallery of Scotland.). Si Raeburn le représenta ainsi pour créer un effet de mouvement, voire de vitesse ; Pierre-Maximilien Delafontaine préféra montrer Bertrand Andrieu de face, le bras droit levé, dans une attitude plus athlétique. On sait d’après les témoignages des descendants de l’artiste qu’il aimait pratiquer, l’hiver, l’art du patin sur glace pour se délasser après une longue journée de travail. Cette activité physique hivernale, très en vogue à l’époque, était déjà considérée comme un véritable sport. C’est ce qui inspira Pierre-Maximilien Delafontaine, visiblement.
Pourquoi Delafontaine a-t-il choisi de peindre ce graveur en médaille ? En 1776, une réforme et une refonte générale des corporations avait mené au regroupement de certains métiers. Les graveurs et les doreurs sur métaux ainsi que les fondeurs ne devaient plus former qu’une seule corporation. En 1787, Jean-Baptiste Maximilien Delafontaine, le père du peintre, en devint le syndic (La Révolution française abolit les corporations de métiers permettant à tout citoyen en capacité d’exercer le métier d’art de son choix de le pratiquer moyennant le paiement d’une patente.). C’est ainsi que Bertrand Andrieu, le graveur en médaille, entra en relation de travail avec la famille Delafontaine, les bronziers, pour patiner et dorer certaines médailles de sa production.
Qui était ce graveur en médaille (Le tableau fut donné au musée de la Monnaie en mai 1897 par les arrière-petits-enfants de Bertrand Andrieu, Mesdames Chappotteau-Dewulf, Aubrun-Dewulf et M. Louis Chappotteau.) ? Bertrand Andrieu naquit à Bordeaux, aux Chartrons, paroisse Saint-Rémy, le 4 novembre 1761 (Dictionnaire général des artistes de l’école française depuis l’origine des arts du dessin jusqu’à nos jours, tome I, 1882, p.17-18.). Son père, Pierre Andrieu, était tonnelier et marchand vinaigrier (Il épousa Françoise Dubourdieu en 1755.). Recevant toute l’affection de ses parents, il eut une enfance heureuse et fut élevé dans le respect du travail. Très tôt, le jeune Bertrand s’intéressa à l’art. Son père, désireux de développer ce goût, le plaça en apprentissage chez le graveur d’armoiries, André Lavau(L’abbé Lebrun, dans l’Almanach des artistes de 1776, page 160, dit de Lavau : « Il dessine très bien, ses figures sont finement senties » […] « Il forme ses élèves avec un soin vraiment paternel ». André Lavau naquit à Bordeaux en 1722 et y décéda le 28 février 1808 à l’âge de 86 ans. De son vivant, il connut le succès de son élève Bertrand Andrieu.). Âgé de 15 ans, l’adolescent y resta 8 ans. Son maître, qui pratiquait la gravure en pierres fines, lui inculqua aussi l’art délicat de la gravure sur acier. Quand Andrieu acheva son apprentissage, il était un dessinateur et un graveur en taille directe aguerri. A 25 ans, en 1786, il quitta Bordeaux pour Paris et entra dans l’atelier du graveur en monnaie et médaille Nicolas-Marie Gatteaux. Conscient de ses propres capacités et potentialités, il travailla avec constance et continua de se perfectionner auprès de son nouveau maître.
La Révolution française fut favorable à l’éclosion de son art et de sa notoriété. Sa médaille de La prise de la Bastille rencontra un vif succès. Gravée dans les derniers mois de l’année 1789, elle fut vite contrefaite par le graveur Moisson et copiée à 800 exemplaires par le patriote Palloy. Sa composition dynamique, tel un instantané photographique, renouvela radicalement le genre de la médaille officielle. En 1790, autre exemple, Bertrand Andrieu se lança dans un autre projet plus ambitieux : graver la médaille commémorative de la Fête de la Fédération. Plus manifeste encore, la diffusion de cette médaille garantit l’avenir professionnel et financier de l’artiste.
En 1798 à 37 ans, année de la création du tableau de Pierre-Maximilien Delafontaine, Bertrand Andrieu était un artiste établi qui, contrairement à certains de ses confrères, vivait fort bien de son art. Avec l’avènement du Consulat, il devint un des graveurs les plus en vue de sa génération. Fréquentant régulièrement les ateliers de la Monnaie des Médailles, au Louvre, il finit par attirer l’attention de son directeur, Dominique-Vivant Denon (Dominique-Vivant Denon avait été nommé par Bonaparte, directeur général des musées le 19 novembre 1802 et directeur de la Monnaie des médailles le 23 septembre 1803. Il demeura fidèle à Napoléon jusqu’à la chute de l’Empire et fut remplacé à la tête des musées, sous Louis XVIII, par le comte de Forbin et à celle de la Monnaie royale des médailles par Jean-Pierre-Casimir Marcassus, baron de Puymaurin.). La personnalité, le style et la parfaite maîtrise technique d’Andrieu avaient plu au collaborateur du Premier Consul dont la mission était d’orchestrer sa communication et sa propagande. Denon, en parfait connaisseur du Grand Siècle, savait que Louis XIV avait ordonné à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres d’édifier sa gloire par le biais de l’Histoire métallique de son règne. Convaincu de la portée politique et de la valeur artistique de l’art de la médaille, il entreprit avec méthode et détermination de créer une Histoire métallique entièrement dédié à la gloire et la légende de Napoléon Ier. Dans ce cadre, Bertrand Andrieu devint un des acteurs clef de cette vaste entreprise en étant le portraitiste officiel de l’empereur, sur ses médailles.
Béatrice Coullaré, Novembre 2021
Béatrice Coullaré est docteure en histoire de l’art, responsable des collections et de la conservation du musée de la Monnaie de Paris