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Claude Monet (1840-1926) est un peintre rebelle, acharné, radical, seulement guidé par une nouvelle perception de la nature faite de sensations et d’impressions visuelles transcrites de manière franche et directe. En 1866, grâce au succès au Salon de Camille ou la femme à la robe verte, un splendide portrait en pied improvisé en quelques jours, la carrière du jeune Monet connaît une courte embellie. Mais, très vite, les difficultés financières de l’artiste attisées par des relations familiales conflictuelles noircissent à nouveau son existence.
C’est cette même année que Monet s’attaque avec enthousiasme à une composition sensée résoudre les difficultés formelles rencontrées pour le Déjeuner sur l’herbe qu’il n’avait pas réussi à achever. Il y met en scène un même sujet puisé dans le quotidien de la vie contemporaine, une vision sereine de quatre jeunes femmes en crinolines claires cueillant des fleurs dans un jardin éclaboussé de soleil. Ses Femmes au jardin, presque à taille réelle, sont entièrement esquissées en extérieur, rompant ainsi avec le traditionnel processus d’exécution d’un grand format, mais respectant les principes du pleinairisme faits de spontanéité et d’observation directe de la nature. La palette est claire et vive, sans modulation des tons, le réfléchissement de la lumière est éclatant et la coloration des ombres présente une facture large aux touches amples conservant l’idée d’inachèvement de l’ébauche. Autant de provocations pour le jury du Salon de 1867 qui, particulièrement sévère en cette année d’Exposition universelle, refuse la toile.
En dépit d’une pétition adressée par Frédéric Bazille (1841-1870) le 30 mars 1867 au surintendant des Beaux-Arts, le comte de Nieuwerkerke, et signée par une soixantaine de refusés dont Monet, Manet, Renoir, Pissarro, Sisley ou Jongkind, un nouveau « Salon des Refusés » n’est pas autorisé. Et la tentative d’une contre-exposition ayant échoué faute de moyens, Femmes au jardin reste dans l’atelier de Monet. Totalement démuni alors que s’annonce la naissance de son fils Jean, l’artiste quémande l’aide de son ami Bazille qui finit par lui acheter le tableau 2 500 francs payables en mensualités de 50 francs ! En 1921, l’œuvre revenue entre les mains de Monet sera acquise 200 000 francs par l’État pour le musée du Luxembourg.
Il faut attendre près de sept ans pour que le terme impressionnisme voit le jour, mais on peut découvrir les prémices du mouvement dans cette œuvre. Ce tableau particulier illustre l’essence de l’impressionnisme, en mettant l’accent sur la lumière, la couleur et le mouvement. Les femmes dans le jardin sont représentées comme si elles étaient prises dans un instantané, figées dans le temps, tout en affichant un sens du déplacement à travers le flou de leurs mouvements. Les couleurs vives des fleurs et de la verdure du jardin prennent vie, avec un sentiment de fraîcheur et de vitalité caractéristique du style impressionniste. Les coups de pinceau eux-mêmes, avec leur qualité lâche et expressive, ajoutent à l’effet général de la peinture, ce qui en fait un excellent exemple du style révolutionnaire qui allait bientôt prendre d’assaut le monde de l’art. Il n’est pas étonnant que ce tableau soit considéré comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de Monet et comme un signe avant-coureur du mouvement impressionniste qui allait suivre. Le poète et écrivain Jules Laforgue, dans son texte intitulé « Mobilité du paysage et mobilité des impressions du peintre » définit le mouvement caractéristique de l’impressionnisme :
« Critiques qui codifiez le beau et guidez l’art, voici un peintre qui vient planter son chevalet devant un paysage assez stable comme lumière, un état d’après-midi, par exemple. Supposons qu’au lieu de peindre son paysage en plusieurs séances, il a le bon sens d’en établir la vie de tons en quinze minutes, c’est-à-dire qu’il est impressionniste. Il arrive là avec sa sensibilité d’optique propre. Cette sensibilité est à cette heure, selon les états fatigants ou ménageants qu’il vient de traverser, éblouie ou en éveil, et ce n’est pas la sensibilité d’un seul organe, mais les trois sensibilités en concurrence vitale des trois fébriles de Young. Dans ces quinze minutes l’éclairage du paysage: le ciel vivant, les terrains, les verdures, tout cela dans le réseau immatériel de la riche atmosphère avec la vie incessamment ondulatoire de ses corpuscules invisibles réfléchissants ou réfractants, l’éclairage du paysage a infiniment varié, a vécu en un mot. Dans ces quinze minutes, la sensibilité optique du peintre a varié et revarié, a été bouleversée dans son appréciation de la constance proportionnelle et de la relativité des tons du paysage entre eux. Impondérables fusions de tons, contrariétés de perceptions, distractions inappréciables, subordinations et dominations, variations de la puissance de réaction des trois fébriles optiques entre elles et au dehors, combats infinis et infinitésimaux. Un exemple entre des milliards. Je vois tel violet, j’abaisse mes yeux vers ma palette pour l’y combiner, mon oeil est involontairement tiré par la blancheur de ma manchette; mon œil a changé, mon violet en souffre, etc., etc… De sorte qu’en définitive, même en ne restant que quinze minutes devant un paysage, l’œuvre ne sera jamais l’équivalent de la réalité fugitive, mais le compte-rendu d’une certaine sensibilité optique sans identique à un moment qui ne se reproduira plus identique chez cet individu, sous l’excitation d’un paysage à un moment de sa vie lumineuse qui n’aura plus l’état identique de ce moment. » (in Œuvres complètes, Tome III, Jean-Louis Debauve, Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski et Pierre-Olivier Walzer, L’âge d’Homme, Lausanne, Suisse, 2000).
Au XIXe siècle, les artistes ont commencé à aborder la nature avec leur « sensibilité d’optique propre ». Les peintres étaient fascinés par l’idée de capturer les changements subtils de la lumière, les saisons changeantes et les conditions météorologiques imprévisibles qui caractérisent le monde naturel. Ils ont cherché à évoquer un sentiment de réalisme et d’immédiateté dans leurs représentations de la nature, s’efforçant de capturer l’essence d’un moment particulier dans le temps. Pour y parvenir, les peintres ont expérimenté de nouvelles techniques de peinture et de nouveaux matériaux, travaillant souvent à l’extérieur, en plein air, afin de capturer la lumière et l’atmosphère changeantes d’une scène particulière. Ils utilisaient des coups de pinceau amples et des couleurs vives pour transmettre l’énergie et la vitalité de la nature, plutôt que les paysages statiques et idéalisés qui avaient dominé l’art traditionnel.
Article de Karine Huguenaud (2010), complété par Claudia Bonnafoux (avril 2024)