En 1811, alors jeune pensionnaire à l’Académie de France à Rome, Ingres achève un monumental tableau, Jupiter et Thétis, présenté l’année suivante au Salon, à Paris. L’œuvre est une réponse aux sévères critiques qui avaient accueilli le portrait de Napoléon au Salon de 1806. L’épisode est tiré de L’Iliade – la nymphe Thétis, mère d’Achille, implore Jupiter de résoudre le conflit entre celui-ci et Agamemnon tandis que Junon observe la scène de loin -, mais les références au portrait de Napoléon sont évidentes. Incarnation du chef suprême, Jupiter est ici son double, reprenant la même pose hiératique que celle de l’Empereur tout puissant et adoptant les mêmes attributs, le trône, le sceptre, le manteau et l’aigle (à côté du trône pour Jupiter, sur le tapis au premier plan pour Napoléon). La critique fut peu clémente envers les deux œuvres. Le portrait de l’Empereur avait été qualifié de « bizarre » et de « gothique » ; on reprocha au Jupiter son manque de relief et la disproportion des figures.
L’image de la divinité assise, frontale et massive, est ancienne et populaire. Depuis les multiples exemples de l’antiquité jusqu’à la figure de Dieu le Père par Van Eyck, de nombreux modèles ont pu inspirer Ingres. L’inspiration première reste cependant les gravures de Flaxman, grand illustrateur de l’œuvre d’Homère, que le peintre admirait pour son dessin linéaire très pur. Plusieurs gravures de L’Iliade, parue en 1793, mettent en scène un Jupiter omnipotent et une Thétis gracieuse. Tout le tableau d’Ingres est construit sur cette opposition masculin/féminin : force et massivité du corps de Jupiter contre sinuosité et étirement maniériste de celui de Thétis, puissance et sévérité contre langueur et douceur. Cette nymphe lascive aux pieds d’un dieu colossal et impassible est une des compositions les plus érotiques de l’œuvre du peintre. Certains y ont d’ailleurs vu une allusion à la situation conjugale de l’Empereur après son divorce : une Thétis/Marie-Louise, nouvelle épouse devant assurer la descendance de la lignée impériale et, à l’arrière-plan, une Junon/Joséphine, mélancolique et esseulée. D’autres ont perçu dans la figure de Thétis l’image de la France soumise aux volontés de son maître.
Karine Huguenaud, janvier 2003