Par ce coup de maître, la femme artiste s’est en effet imposée à la fois par les dimensions de la toile (2m50 x 5m), un format jusqu’alors réservé à la peinture d’histoire, apanage des hommes, et par la violence du sujet choisi : « Je me trouvai tout d’un coup à l’apogée de ma carrière » (Anna Klumpke, Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre, Flammarion, Paris, 1908, p. 243.), déclara-t-elle.
Dans cette magistrale composition, Rosa Bonheur a saisi la musculature des chevaux percherons, leur force, leur puissance. Dans le groupe central et celui de gauche, les palefreniers peinent à maîtriser la fougue de leurs montures et le cheval blanc semble terrorisé ; l’artiste a ici traduit la maltraitance des chevaux par les maquignons qui, afin de tromper les acheteurs, ont dopé puis fouetté les animaux la veille et le matin du marché : « les chevaux sont arrivés à un état de surexcitation tel qu’au moindre claquement du fouet ils se redressent et se cabrent épouvantés ; l’acheteur confiant et inexpérimenté prend cet état maladif pour de l’ardeur. » (Paris Guide par les principaux écrivains et artistes de la France, tome 2, Paris, 1867.)
Le marché aux chevaux de Paris
Jusqu’à la fin des années 1860, le marché aux chevaux de Paris est situé le long du boulevard de l’Hôpital, non loin de La Salpêtrière. En son centre, une piste longue de 200 m rappelle celle d’un cirque romain ; les parties montante et descendante sont séparées par une palissade ; de part et d’autre, des stalles sont ombragées de rangées d’arbres. C’est semble-t-il en 1851 que Rosa Bonheur se rend au marché aux chevaux. Là, elle observe longuement les chevaux, les maquignons et les palefreniers. Ceux-ci font marcher, trotter et galoper leurs montures sur la piste afin de mettre en valeur leurs qualités. Sur son tableau, Rosa Bonheur a représenté le large mouvement tournant des chevaux à l’extrémité sud de la piste.
La genèse du tableau
« Il m’arrivait, au milieu de maquignons éprouvant leurs chevaux, de songer aux frises du Parthénon. Et pourquoi ne ferais-je pas quelque chose de ce genre. Mon idée n’était pas d’imiter mais d’interpréter. Dans cet esprit, j’ai fait des compositions et des études innombrables » (id., p. 221.).
Rosa Bonheur met plus de trois ans à concevoir son chef-d’œuvre ; déjà, durant son séjour dans les Pyrénées en 1850, elle « pense beaucoup à son grand tableau, je pense qu’elle le réussira, cela l’occupe très sérieusement » (Lettre de Nathalie Micas à sa mère, Saint-Sauveur, 30 août 1850, archives du château Rosa Bonheur.). Accordant la prééminence au dessin, elle multiplie les études au crayon ou au fusain : les recherches de mise en scène, puis les études de mouvements, de détails. Elle accorde un soin particulier à l’étude des personnages quant à leur posture et à leurs gestes.
Enfin, lorsque la mise en scène se précise, elle réalise des études à l’huile sur des toiles de moyen format qui lui permettent de juger de ce qu’elle appelle « l’effet » et qui nous révèlent aujourd’hui ses dernières hésitations.
Ces études préparatoires nous sont aujourd’hui connues grâce à une collection de clichés sur plaques de verre que sa légataire et biographe Anna Klumpke a pris avant que les études de Rosa Bonheur ne soient vendues et dispersées un an après sa mort, en mai et juin 1900 (Le lecteur trouvera un compte-rendu de la vente et un florilège de ces clichés dans Rosa Bonheur, le musée des œuvres disparues, Les Inédits de l’Atelier, By-Thomery, sept. 2022.).
L’ultime esquisse abandonnée
Dans le grenier de l’atelier de Rosa Bonheur (à By-Thomery, en Seine-et-Marne), une grande toile roulée a été récemment découverte : l’esquisse au crayon du Marché aux chevaux ! La toile mesure 2m50 x 4m50 : elle a la même hauteur que la toile définitive mais 50 cm de moins en largeur. Les traces de clous prouvent que cette toile a été montée sur châssis et n’a donc pas été coupée.
Un examen attentif révèle que le sujet principal est déjà en place. Mais après l’avoir esquissé, Rosa Bonheur a dû s’apercevoir qu’elle manquait de place à gauche pour donner de la profondeur à sa composition, notamment pour placer la coupole de la chapelle de la Salpêtrière qui ferme la perspective. C’est sans doute la raison pour laquelle elle a abandonné cette esquisse. L’atelier possède l’esquisse d’un autre tableau, abandonnée pour la même raison.
Les pérégrinations du tableau
En 1851 ou 1852, alors qu’elle avait commencé ses études pour le Marché aux chevaux, Rosa Bonheur est sollicitée par le duc de Morny, alors ministre de l’Intérieur (de qui dépendaient les Beaux-Arts) en vue d’une commande de l’Etat. L’artiste lui présente des esquisses d’une Fenaison et d’un Marché aux chevaux. Arguant que son « pinceau s’est trop rarement occupé des chevaux pour que nous vous chargions de peindre une scène aussi violente qu’un marché aux chevaux », le duc de Morny choisit le sujet de fenaison. Un peu dépitée, Rosa Bonheur lui répond : « je prépare une composition à laquelle je tiens beaucoup ; j’ai toujours aimé les chevaux. J’ai étudié leurs mouvements depuis ma tendre enfance ; je sais particulièrement combien est remarquable la race du Perche, superbe par la hauteur de son encolure et l’attache de son garrot. J’avais l’intention de peindre un Marché aux chevaux, si vous voulez bien me le permettre, ce n’est qu’après son achèvement que je commencerai La Fenaison. » (Anna Klumpke, op. cit., p. 224.).
Après la clôture du Salon de 1853, Rosa Bonheur expose son chef-d’œuvre à Gand (1854) puis à Bordeaux, sa ville natale. Elle relate la suite :
« Le succès obtenu à Gand par mon tableau avait fait tant de bruit dans la presse française, que M. de Morny, […] comprit combien il avait eu tort de se montrer hippophobe dans l’entrevue que je viens de rapporter. Un jour que je travaillais à La Fenaison, je vis arriver dans mon atelier le marquis de Chennevières, alors directeur des Beaux-Arts ; il venait fort aimablement me proposer de substituer à cet ouvrage le tableau que M. de Morny avait dédaigné autrefois. A mon grand regret, je ne pus accéder à son désir, la veille même j’avais vendu Le Marché aux chevaux ! » (id., p. 226.). Elle venait en effet de vendre son tableau à Ernest Gambart, marchand de tableaux établi à Londres.
La vente de ce tableau lui suffira presque, en 1859, à acquérir une propriété à Thomery, connue sous le nom de château de By, en lisière de la forêt de Fontainebleau ; elle confiera aussitôt à l’architecte Jules Saulnier le soin de lui construire un atelier.
Afin de trouver un acquéreur, Gambart expose Le Marché aux chevaux en 1855 dans sa French Gallery puis dans les principales villes du Royaume-Uni, puis aux Etats-Unis. Le Marché aux chevaux est acquis successivement par M. Wright, par M. Stuart et enfin par Cornelius Vanderbilt ; ce dernier l’offre au Metropolitan Museum de New York où il est aujourd’hui exposé.
Gravure du Marché aux chevaux
Ernest Gambart, qui est aussi éditeur d’estampes, fait réaliser une gravure du Marché aux chevaux par Thomas Landseer (le frère du peintre animalier Edwin Landseer). L’estampe est alors en effet le seul médium permettant de diffuser les œuvres auprès d’un large public.
Mais la gravure déçoit Rosa Bonheur : « Sur sa gravure, Thomas Landseer a bien donné l’effet et l’impression de la couleur. Mais il n’a pas réussi complètement à interpréter mon dessin. Il a arrondi ce que j’ai fait avec des angles et l’a rendu mou et lourd. La vigueur et l’énergie que j’avais mises ont ainsi disparu. Les superbes Percherons ont perdu leur caractère que j’admire tant. » (Note prise par Anna Klumpke au cours de ses conversations avec Rosa Bonheur, mais non reprise dans la biographie, archives du château Rosa Bonheur.).
Afin de faciliter le travail du graveur, Rosa Bonheur avait peint, avec l’aide de son amie Nathalie Micas, une réduction au quart de son grand tableau. Cette réduction (120 x 254 cm) a ensuite été acquise par Jacob Bell qui l’a léguée en 1859 à la National Gallery de Londres.
Une réplique du Marché aux chevaux
Rosa Bonheur raconte à sa biographe : « Lorsque cette nouvelle vint à ma connaissance, j’en fus à la fois réjouie et un peu contrariée. Réjouie sans doute d’avoir une de mes œuvres dans le grand musée anglais, mais un peu fâchée que ce fut une copie. Je pensais aussitôt que si je refaisais le tableau à l’aide des études que j’avais conservées, je réaliserais de la sorte un second original que les administrateurs du musée seraient évidemment enchantés de substituer à la peinture qu’ils possédaient. Le tableau terminé, je l’offris à la National Gallery : hélas ! j’en fus pour ma peine. Liés qu’ils étaient par les termes du testament de Jacob Bell, les administrateurs ne purent accepter ma proposition. Je ne suis donc représentée dans ce musée célèbre que par une peinture qui, sans être dépourvue de mérite, ne saurait avoir l’intérêt que j’aurais voulu lui donner. » (id., p. 228.)
Car si cette réduction était suffisante pour le graveur, Rosa Bonheur n’en était pas satisfaite : « dans la réduction que Nathalie me prépara, j’ai trouvé beaucoup à changer, ce qui m’obligea à terminer le tableau dans une tonalité plus foncée que je n’en avais primitivement l’intention. » (Note prise par Anna Klumpke, non reprise dans la biographie, archives du château Rosa Bonheur.).
En évoquant un « second original », Rosa Bonheur suggère qu’elle a réalisé ce qu’on nomme une réplique, c’est-à-dire une copie de même taille que l’original. Celle-ci a été acquise par un amateur anglais, M. MacConnel. On ignore la localisation actuelle de cette réplique.
Un impact inattendu Outre-Atlantique
Si le tableau a amplement contribué à répandre la notoriété de Rosa Bonheur aux Etats-Unis il y a aussi fait connaître et adopter la race percheronne. A tel point que, dans le dernier quart du siècle, il pouvait partir chaque année du Perche jusqu’à 3000 étalons pour l’Amérique. En 1884, un éleveur américain a envoyé à By les six étalons qu’il venait d’acheter afin que Rosa Bonheur les dessine ; ces dessins, gravés sur bois, ont ensuite été diffusés dans le monde des éleveurs par la Breeder’s Gazette (la Gazette de l’éleveur) !
Michel Pons
Octobre 2022
Michel Pons est chargé de l’inventaire des archives de l’Atelier de Rosa Bonheur, Thomery (Seine-et-Marne)
Pour aller plus loin
- Michel Pons, Rosa Bonheur – Le Marché aux chevaux, la genèse du tableau, Les Inédits de l’Atelier, By-Thomery, 2019 ;
- Michel Pons, Rosa Bonheur – Le musée des œuvres disparues, Les Inédits de l’Atelier, By-Thomery, 2022.
► Voir une autre version de ce tableau réalisée avec Nathalie Micas pour la gravure puis offerte au National Gallery (Rosa Bohneur n’était pas satisfaite du résultat)