En 1811, Jean-Auguste-Dominique Ingres fut chargé de peindre Le Songe d’Ossian pour le plafond de la chambre de Napoléon au Palais Quirinal à Rome. À cette époque, l’édifice était en voie d’aménagement pour devenir le palais du roi de Rome. L’oeuvre d’Ingres rendait hommage à une peinture entreprise plus tôt par François Gérard, Ossian évoque les fantômes au son de la harpe (1800 ; conservé au musée national du château de Malmaison). Le peintre possédait par ailleurs des lithographies de Girodet sur le même tableau et en avait fait des croquis de détails. Dans sa composition, le barde Ossian est assis au premier plan appuyé sur sa harpe et rêve. Il est éclairé par l’arrière-plan, la lumière vient apparemment du groupe de créatures éthérées qui occupent les deux tiers supérieurs de l’immense toile. Le fils d’Ossian, Oscar, porte une épée et un bouclier, tandis qu’à gauche, face à lui se trouve Eviralina, la femme d’Ossian. Assise, elle tient un arc dans une main et tend l’autre vers son mari. Derrière, le père d’Ossian, Fingal, conduit une foule de guerriers dont certains enlacent leurs amantes nues. Au centre du tableau, la silhouette poilue de Starnos, le cruel roi des neiges, est assise derrière quatre harpistes, une scène qui rappelle l’opéra de Jean-François Lesueur (1760-1837), Ossian ou Les Bardes, qu’il avait dédié à Napoléon. Ce dernier, juste après avoir assisté à la première représentation en 1804, aurait détaché sa propre Légion d’honneur pour la décerner au compositeur.
La peinture, aujourd’hui au Musée Ingres à Montauban, subit d’importants changements, après qu’Ingres eut racheté son oeuvre à un marchand d’art romain, vingt ans après la chute de l’Empire (Ingres dirigeait alors la Villa Medicis). Un dessin de 1813 représente probablement la composition sans les modifications : Eviralina y est assise à droite, face à Oscar qui flotte sur un nuage juste en face de la cape d’Ossian et se trouve plus en retrait que dans la version actuelle. Par ailleurs, sur la toile actuelle, en haut, un vestige de sa lance crée un étrange effet d’ombre et la position initiale d’Eviralina peut être entraperçue sur le nouveau bouclier.
Le personnage d’Ossian est capital dans la littérature en vogue au début du XIXe s et a beaucoup inspiré Napoléon Bonaparte. Dans une lettre d’août 1797, Jean-Pierre-Louis de Fontanes, futur grand maître de l’Université impériale, félicita le jeune général Bonaparte pour ses goûts littéraires : « On dit que vous avez toujours Ossian dans votre poche, même au milieu des batailles. C’est en effet le chantre de la valeur ». Lamartine, âgé de 16 ans alors, écrivit rétrospectivement dans ses Confidences de 1849 sur l’importance d’Ossian en ce début de siècle : « C’était le moment où Ossian, le poète de ce génie des ruines et des batailles, régnait en maître sur la France ». Le critique d’art et peintre Etienne-Jean Delécluze (1781-1863), élève préféré de Jacques-Louis David, mit en évidence dans ses mémoires le rôle que Napoléon joua dans cet engouement : « Bonaparte, à son retour d’Égypte, s’étant pris de passion pour les prétendues poésies d’Ossian, en avait répandu le goût en France » (Souvenirs de soixante années, 1862). Et le poète et dramaturge Népomucène Lemercier (1771-1840) écrivit qu’en 1800 Bonaparte avait fait d’Ossian son poète officiel puisque Homère et Virgile étaient déjà été « pris », respectivement par Alexandre et Auguste. Un engouement qui ne se démentit pas tout au long de sa vie : Frederick Lewis Maitland, commandant du Bellerophon, rapporta qu’en route pour son dernier exil, Napoléon avait emporté les poèmes d’Ossian.
Mais qui était Ossian ? L’écrivain écossais James MacPherson affirma avoir redécouvert et traduit en anglais en 1762-1763, des poèmes gaéliques mystérieux écrits par un certain Ossian, guerrier-barde du IIIe siècle, à peine connu à l’époque. Ses aventures et celles de son père Fingal, le roi de Morven, rencontrèrent un succès qui valut la gloire à Macpherson, et se propagea en Europe grâce aux diverses traductions. En France, celle de Letourneur en France parut en 1777, et c’est sans doute cette version que Napoléon possédait. Pourtant ces poèmes étaient une supercherie : en 1805 révélation est faite que MacPherson avait largement inventé ces vers lui-même. L’enthousiasme n’en perdura pas moins : Ossian fournissait une alternative rafraîchissante à l’Antiquité gréco-romaine, qui avait été, jusque-là, la référence historique dominante en Europe.
Parallèlement au Songe d’Ossian, Ingres fut chargé d’une peinture pour le salon de Marie-Louise au palais du Quirinal : Romulus vainqueur d’Acron. Ces deux peintures avaient été soigneusement pensées en fonction de leurs emplacement, probablement choisis par Vivant Denon, directeur du Musée Napoléon : le premier, une scène de rêve montrant un enfant préparé pour la guerre face à sa mère, dans un décor épique, pour une chambre à coucher ; le second, le jeune Romulus victorieux pour le salon de la mère du petit roi de Rome. Ces deux oeuvres – si elles ont jamais été installées – ont été décrochés lors de la chute de l’Empire, le Pape ne pouvant pas laisser de place pour cet art résolument païen dans sa résidence romaine.
Cette peinture reste un témoignage d’une époque où le goût pour la mythologie antique écossaise – même fictive – surpassait celui de la mtyhologie gréco-romaine.
Peter Hicks et Rebecca Young (trad. Marie de Bruchard)
décembre 2015