Une iconographie singulière
Le tableau présente, dans une composition horizontale, un face-à-face entre un crucifix, à gauche, sur la jetée du port, et une file de navires de pêche qui quittent le port par son chenal, tirée par un remorqueur à vapeur. Sur le pont du dernier bateau, des pêcheurs observent un moment de recueillement face à la croix. Les flots tumultueux suggèrent les dangers de la sortie en mer et rendent d’autant plus saisissant le calme de l’attitude des pêcheurs.
Plusieurs esquisses préparatoires sont connues et permettent de documenter l’élaboration de la composition. En tant que peintre de marines et peintre romantique, Isabey donne une place majeure au naufrage dans sa figuration de la mer ; et dans sa démarche de représentations des sociétés côtières, la pêche s’impose comme un thème favori. Avec Matelots saluant le Christ en sortant du port de Saint-Valery-en-Caux, l’artiste offre une représentation non pas des pratiques religieuses ritualisées des populations à terre, mais de la dévotion des marins embarqués eux-mêmes, confrontés à leurs appréhensions face aux dangers de la mer. Il s’appuie sur la religion et la spiritualité des marins pour proposer une scène rarement figurée, conférant à cette œuvre un caractère unique à l’échelle de sa production.
Nourri d’une étude approfondie du motif, dont témoignent les esquisses connues, le tableau enrichit le fonds important de peintures d’Isabey que conserve le musée national de la Marine, faisant de l’établissement une collection de référence pour ce peintre qui est l’un des représentants les plus importants dans le genre de la marine au XIXe siècle. Par son format exceptionnel et l’ambition de sa composition, ce tableau constitue une contribution majeure aux représentations des sociétés côtières, et plus précisément au milieu des pêcheurs en Normandie. Le dialogue visuel entre le calvaire et les marins s’inscrit dans la thématique des spiritualités en mer, à laquelle une place importante est consacrée dans le nouveau parcours du musée, au sein de la traversée « Tempêtes et naufrages ».
Historique
L’historique de l’œuvre au XIXe siècle est documenté par plusieurs pièces d’archives qui ont été exploitées par Catherine Granger dans l’étude de la liste civile de Napoléon III [1].
On sait ainsi que le tableau reçoit une reconnaissance officielle majeure puisqu’il est acquis pour les collections impériales dès son exposition au Salon de 1867, sur décision du comte de Nieuwerkerke (intendant de la Maison de l’empereur depuis 1853 et qui deviendra surintendant des musées impériaux de 1870 à la chute de l’Empire), par arrêté du 21 juin 1867 (Archives nationales, O/5/69, n°8596), sur le budget des acquisitions à l’exposition (AN, O/5/1702, n°1122).
Placé au Louvre en magasin (AN, 20150162/190, ancienne cotation*3DD28), le tableau est restitué en 1881 à l’impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III, qui le revend avec une partie de ses collections à l’hôtel Drouot en 1881 (vente impératrice Eugénie, Paris, hôtel Drouot, 21 avril 1881, n°46). Il passe ensuite dans plusieurs collections privées successives.
Une photographie de l’accrochage du tableau au Salon de 1867 est conservée dans un album des œuvres achetées par l’État intitulé Ministère de la Maison de l’Empereur et des Beaux-Arts. Tableaux commandés ou acquis par le Service des Beaux-Arts. Salon de 1867, conservé aux Archives nationales.
Eugène Isabey, peintre des marines
Eugène Isabey (1803-1886) est l’un des peintres de marines les plus importants du XIXe siècle, tant par le volume (1 000 œuvres sur le thème maritime selon l’inventaire de Pierre Miquel) que par la qualité de sa production, qui aborde aussi bien les scènes d’histoire que les représentations des populations littorales et les paysages.
Exposé au Salon de 1824, il jouit dès ses débuts d’une reconnaissance officielle et obtient la première médaille, ainsi qu’en 1827 et 1855. En 1832, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur.
Les années 1860 marquent cependant le début d’un retournement de la critique, qui est désormais moins séduite par son style. Le peintre cherche alors à démontrer l’ambition de son œuvre et sa capacité à se renouveler en abordant des sujets d’histoire, et non simplement des marines.
L’œuvre acquise par le musée correspond à cette période complexe. Malade pendant plusieurs semaines, Isabey a demandé un délai pour l’envoi des tableaux au Salon de 186, où il expose finalement deux œuvres : Matelots saluant le Christ en sortant du port de Saint-Valery-en-Caux et Une scène de la Saint Barthelemy dans l’Église Saint-Germain-l’Auxerrois (n°779).
Bibliographie
Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Elysées le 13 avril 1867, Paris, Charles de Mourgues frères, 1867, p. 106, n° 778 : « Matelots saluant le Christ en sortant du port de Saint-Valery ».
Pierre Miquel, Eugène Isabey 1803-1886, La Marine au XIXe siècle, Maurs-La-Jolie, Édition de la Martinelle, 1980, vol. I, p. 162-164, illustration n° 87; vol. II, 198, 234, illustration n° 1363D.
[1] Catherine Granger, L’Empereur et les arts. La liste civile de Napoléon III, Paris, École des Chartes, 2005, p. 551.
L’œuvre in situ

Remerciements
La Fondation Napoléon remercie chaleureusement le musée national de la Marine pour son aimable autorisation de publication et sa précieuse collaboration (mars 2025).