Souvent décrite comme représentant Napoléon après sa première abdication à Fontainebleau, cette icône de la légende impériale montre en réalité l’Empereur dans les jours précédant cet acte politique, soit au moment où il comprend que son destin va basculer.
Il existe une feuille d’étude préparatoire, conservée en mains privées et inédite, portant de la main de Delaroche la retranscription d’un passage des Mémoires de Bourrienne, secrétaire de Napoléon. Ce passage relatif à la fin de la campagne de France éclaire la genèse de l’œuvre : « après avoir passé une partie de la nuit à Froidmanteau, l’Empereur se dirigea sur Fontainebleau où il arriva à six heures du matin. Il ne fit pas ouvrir les grands appartements, et se campa plutôt qu’il ne se logea dans le petit appartement qu’il affectionnait. Napoléon en arrivant s’enferma dans son cabinet et y resta seul la journée du 31 mars 1814. »
À peine descendu de cheval, sa redingote et ses bottes crottées, ayant jeté son chapeau sur le sol, et son portefeuille sur un canapé, l’Empereur est assis sur une chaise, le corps avachi, accablé par les événements récents.
Défait, et déjà trahi par la plupart des siens, il se retrouve seul, retiré dans son appartement de Fontainebleau, confronté à lui-même. Il voit la gloire lui tourner le dos et comprend que sa chute est proche.
La pose de l’Empereur semble avoir été inspirée à Delaroche par deux gravures récentes, une lithographie de Burdet, d’après Raffet, Napoléon 1812, qui illustre l’Histoire de France d’Anquetil et Burette (Paris, 1838), et une vignette sur bois de Loutrel, d’après Horace Vernet, Première abdication de Napoléon Ier à Fontainebleau, de l’Histoire de l’Empereur Napoléon de Laurent de l’Ardèche (Paris, 1839).
À la lumière du texte de Bourrienne et de l’observation attentive du tableau, le sujet apparaît d’une tension dramatique beaucoup plus forte que celui ordinairement retenu pour le désigner.
Le choix d’un tel moment de transition et d’introspection est très caractéristique de la démarche créatrice de Delaroche, peintre d’histoire au tempérament inquiet, qui s’enfonce peu à peu dans la dépression. Fasciné par Napoléon, il l’a plusieurs fois représenté, à plusieurs années d’intervalle, dans des œuvres qui constituent une sorte de récit du destin consulaire et impérial, depuis l’ascension jusqu’à la chute et l’entrée dans la légende.
Plusieurs versions de l’œuvre sont connues, la plus reproduite étant le tableau du Museum der Bildenden Künste de Leipzig, daté de 1845, souvent présenté à tort comme l’original de cette célèbre composition. Daté de 1840, le tableau pourrait avoir été réalisé à l’occasion du Retour des Cendres de l’Empereur, tout comme une petite œuvre d’Horace Vernet, Napoléon sortant de son tombeau, diffusée par de nombreuses gravures. Mais à l’inverse de l’image glorieuse de Vernet, traitée dans un petit format, celle de Delaroche présente l’Empereur comme un anti-héros, dans une pose triviale, mais transposée dans le format monumental qui est traditionnellement celui de la grande peinture d’histoire.
Frédéric Lacaille, conservateur au Musée de l’Armée
janvier 2006
Historique :
Acheté à Paris par le collectionneur britannique John Naylor, en 1852 ; collection Naylor, Leighton Hall (Montgomeryshire) ; acquis par Francis Howard ; don de celui-ci au musée de l’Armée, 1954.