C’est à la fin du Second Empire que Jean-Léon Gérôme s’empare de la légende napoléonienne, puisant dans la mythique expédition d’Égypte des sujets historiques conciliables avec son goût pour la peinture orientaliste. Alors que se profile le centenaire de la naissance de Napoléon en 1869, l’artiste exécute très opportunément vers 1867 une série de toiles mettant en scène le général Bonaparte au Caire ou dans les sables du désert. Portraituré en pied devant les tombeaux mamelouks de la Cité des Morts ou à cheval contemplant la ville et ses monuments, Bonaparte s’affiche comme un héros moderne en prise avec une Égypte immuable, nouvel Alexandre méditant sur la grandeur d’une civilisation disparue.
L’Egypte, Gérôme la connaissait bien, ayant effectué pas moins de quatre séjours depuis 1855, dont certains de plusieurs mois. Quant à l’épopée, quasi absente du reste de son œuvre, il semble qu’elle ait juste servi de prétexte à peindre sa fascination pour l’Orient. Ici, le Sphinx occupe la moitié de la composition dominant un Bonaparte solidement campé sur son cheval, le poing sur la hanche, nullement impressionné par l’antique colosse. Comme souvent dans l’œuvre de Gérôme, le cadrage donne sens à la composition. L’angle de vue évince délibérément les pyramides du plateau de Gizeh pour laisser plus de force à cette confrontation des géants. Avec sa science aigüe du choix de l’instant, Gérôme suspend le temps, immobilise l’action, mais donne suffisamment d’éléments pour indiquer la reprise imminente de celle-ci : la queue du cheval tressaille, les ombres de l’état major se profilent dans le coin gauche de la composition et, au loin dans le désert, les troupes manœuvrent en prévision de la fameuse bataille du 21 juillet 1798 qui opposa l’armée française aux Mamelouks de Mourad-bey.
Très attaché à cette toile, Gérôme l’expose pour la première fois au Salon de 1886 sous le titre Œdipe. L’artiste renvoie alors à la mythologie classique en établissant un parallèle entre le libérateur thébain et le héros sauveur de la France. Frappés par les similitudes de forme entre tête du sphinx et légendaire chapeau du futur empereur, les caricaturistes s’emparèrent de la composition. L’une de ces satires y discerna une mise en abîme du sujet qu’elle sous-titra avec comique, Stupéfaction du général Bonaparte rencontrant au milieu du désert une statue colossale de Napoléon Ier !
Karine Huguenaud (mise en ligne : décembre 2010 ; mise à jour : avril 2024)