Souvent critiqué pour ses tableaux d’histoire, David fut unanimement salué pour ses portraits. S’il considérait le genre comme mineur, il ne l’a pourtant jamais méprisé et nous a laissé une remarquable galerie de portraits de ses contemporains, sans doute la meilleure part de son œuvre. En 1800, c’est une toute jeune femme de 23 ans qui s’adresse à lui. Juliette Récamier, née à Lyon en 1777, fille et femme de banquier, domine alors la vie mondaine du Consulat. Le tout-Paris se presse dans son fastueux hôtel de la Chaussée-d’Antin tant pour y découvrir le mobilier des frères Jacob que pour y admirer l’éblouissante beauté de la maîtresse des lieux. Entourée d’une cour d’adorateurs plus que d’admirateurs, Madame Récamier suscite de nombreuses passions, celle de Lucien Bonaparte par exemple et, plus tard, celles du prince Auguste de Prusse, de Benjamin Constant ou de Chateaubriand.
C’est donc le plus célèbre des peintres qui commence au printemps 1800 le portrait de la plus séduisante des femmes. Quelques mois plus tard, le tableau inachevé est abandonné. « Madame, les dames ont leurs caprices ; les artistes en ont aussi. Permettez que je satisfasse le mien ; je garderai votre portrait dans l’état où il se trouve » déclare David. Lenteur de l’exécution, critiques à propos de la ressemblance, caprices de la belle, agacement et insatisfaction du peintre, bien des raisons ont été invoquées pour expliquer cette interruption qui, encore aujourd’hui, garde sa part de mystère.
Le tableau rompt avec les portraits traditionnels en général plus resserrés sur le visage des modèles. David crée une réelle distance entre le spectateur et la jeune femme à demi étendue, telle une patricienne romaine, sur une chaise longue. L’espace est vide, le décor dépouillé, le mobilier et la mise de la jeune femme d’une grande simplicité. Cette sévérité à l’antique est atténuée par la grâce du modèle, la courbe souple du bras, des lignes du dos et du cou, le délicat visage au regard si profond. L’inachèvement de l’œuvre permet d’admirer l’incomparable technique de David : une pâte travaillée subtilement pour le modèle, un frottis léger et vibrant pour le sol et le fond, des accords harmonieux de bleu et de jaune, d’ocre et de brun.
La légende veut que s’impatientant de la lenteur de David, Madame Récamier ait commandé un autre portrait à Gérard. Achevée en 1805, cette œuvre, plus maniérée et sans doute plus flatteuse pour son modèle, met en lumière l’étonnante modernité du portrait inachevé de David.
Karine Huguenaud, janvier 2002