Ce portrait de Lucien Bonaparte est une huile sur toile par le Suisse Jacob Henri Sablet, dit Jacques Sablet (1749-1803), surnommé le « Peintre du Soleil »* en raison de sa prédilection pour les coloris chauds et chatoyants.
Jacques Sablet
Élève de Joseph-Marie Vien avec son frère aîné François Sablet (1745-1819), Jacques Sablet suivit son maître en Italie de 1775 à 1794, où il connut un beau début de carrière. C’est sans doute par le cardinal Fesch, admirateur de ses tableaux, que Sablet intégra le cercle des Bonaparte. Il fit le portrait de Letizia (conservé au Palais Fesch_musée des Beaux-arts d’Ajaccio, [C-10] Salle Premier Empire), des portraits de Louis et de Hortense lui sont attribués. Témoin direct de l’événement, il est également l’auteur du « 18 Brumaire, la salle des Cinq-Cents à Saint-Cloud » conservé au musée d’Arts de Nantes (Palais, salle 8).
Il suivit son mécène Lucien Bonaparte lorsque ce dernier fut nommé ambassadeur de France à Madrid en 1800. Sablet peignit ainsi Lucien à Aranjuez, dans une pause révélatrice du tempérament du sujet (très attaché aux lettres), et un décor paysager caractéristique de l’artiste (Palais Fesch-musée des Beaux-arts d’Ajaccio, [C-10] Salle Premier Empire).
Lucien Bonaparte et Christine Boyer, ou l’amour conjugal, par Sablet
Ce portrait de Lucien Bonaparte fut très certainement réalisé en 1800**, l’année où le frère de Napoléon eut la douleur de perdre sa femme très aimée, Christine Boyer : épousée en 1794, elle donna quatre enfants à Lucien, dont deux filles qui seules survécurent, Charlotte (1795-1865) et Christine Égypta (1798-1847). Elle mourut d’une affection pulmonaire le 14 mai 1800, à l’âge de 28 ans, alors qu’elle attendait un nouvel enfant.
Dans cette œuvre aux accents romantiques, Sablet enveloppe cet homme éploré dans un paysage de sous-bois sombre, le regard perdu dans le vide. Au sol, un poignard et son étui sont déposés, respectivement près de son pied gauche, et de son pied droit, rendant compte de son extrême douleur à la limite du désir de suicide. Lucien tourne le dos au bonheur conjugal disparu, incarné dans un second plan par son épouse. Cette dernière se tient debout devant une statue d’enfant, dans un jardin que le soleil peut encore éclairer au travers d’un feuillage moins dense. L’arbre au centre de la composition sépare le monde de Lucien en deux, à gauche celui de la peine, de la solitude, à droite celui du souvenir des êtres aimés qui ne sont plus. Ce double portrait évolue dans des jeux d’ombres et de lumières qu’affectionnent l’artiste, qui détaille également avec beaucoup de délicatesse la palette des verts et marrons des arbres et des feuillages, dans la tradition des peintres anglais du XVIIIe siècle (exemples ici et ici).
Surtout, Sablet a eu l’idée d’intégrer le portrait de Christine réalisé peu d’années auparavant, entre 1797 et 1799, alors que le couple a perdu sa fille Victoire-Gertrude, lors de sa mise au monde en 1797. L’artiste rendit ainsi plus compréhensible encore la succession de drames vécus par le ministre de l’Intérieur du tout récent Consulat.
Lucien Bonaparte se remaria en 1803 avec Alexandrine de Bleschamps (1778-1855), avec laquelle il eut neuf autres enfants. Napoléon désapprouva cette union car elle contrariait la politique de mariages dynastiques qu’il souhaitait mener, ce qui accentua fortement les dissensions entre les deux frères.
« Lucien l’éphémère »***
Ce frère « rebelle » a toujours entretenu une relation pour le moins compliquée, avec Napoléon, dont il partageait certains traits de caractères. Partisan des Jacobins, Lucien se distingua rapidement par ses talents d’orateur et son éloquence politique dès le début de la Révolution française. Signe de son érudition, Lucien choisit le pseudonyme de « Brutus Bonaparte, citoyen sans-culotte » lors de sa période jacobine en Provence. Son amitié avec Augustin de Robespierre, jeune frère de Maximilien l’incorruptible, lui valut d’être enfermé quelque temps à l’issue du coup du 9 Thermidor An II (27 juillet 1794). À sa libération, il embrassa une carrière politique et parvint à se faire élire député au Conseil des Cinq-Cents, chambre basse du nouveau régime du Directoire. Lucien fréquentait de près les puissants du nouveau régime tels que Barras. Sous la protection de l’abbé Sieyès, célèbre auteur de Qu’est-ce que le Tiers-État ? et figure révolutionnaire incontournable, il se fit élire président du Conseil des Cinq-Cents en octobre 1799 alors qu’il était âgé de 24 ans.
Placé à ce poste clé, Lucien joua un rôle essentiel dans la préparation l’exécution du coup d’État des 18 et 19 Brumaire An VIII (9 et 10 novembre 1799) aux côtés de Sieyès et de son frère Napoléon. Le 19 Brumaire, alors que Napoléon était en grande difficulté face à des assemblées houleuses dont il ne maîtrisait ni les codes ni la rhétorique, Lucien garda son sang-froid et permit de débloquer la situation en exhortant les soldats de son frère, qui n’attendaient que l’ordre de leur général, à intervenir. Mais Bonaparte s’accaparant par la suite l’essentiel des succès du coup d’État dans les journaux officiels, Lucien en ressentit un important sentiment de frustration. Nommé ensuite ministre de l’Intérieur, il subit continuellement les reproches de l’entourage du Premier Consul quand ce n’étaient pas les remontrances directes de ce dernier. Considérablement fragilisé dans une affaire de pamphlet critiquant l’absence d’héritier de Bonaparte, Lucien fut contraint à la démission et dut s’éloigner du cœur du pouvoir en acceptant un poste à l’ambassade de France en Espagne.
Eymeric Job et Irène Delage.
Merci pour son aide à Madame Annick Le Marrec, documentaliste au Palais Fesch-musée des Beaux-arts.
1ère mise en ligne juillet 2019, complété en octobre 2019
Pour aller plus loin
- Une vidéo avec Pierre Branda :
- *Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, par E. Benezit, Gründ, 1976, tome 9, p. 213-214
- **Lucien Bonaparte : Un homme libre, 1775-1840 : exposition, Ajaccio, Palais Fesch-Musée des Beaux-arts, [26 juin-27 septembre 2010] / [catalogue] sous la direction de Maria Teresa Caracciolo, Silvana ed. (Milan)/Palais fesch-Musée des Beaux-arts (Ajaccio), 2010 : notice page 166 par Maria Teresa Caracciolo
- ***sur Lucien Bonaparte : La saga des Bonaparte, par P. Branda, Perrin, 2018, chapitre « Lucien l’éphémère », p. 101-134