Cet extraordinaire portrait de famille est une des énigmes de l’histoire de l’art du début du XIXe siècle, l’identité des modèles tout comme celle du peintre restant inconnue à ce jour. Il fut un temps donné à David – sans doute en raison de son exceptionnelle qualité – et le père de famille identifié comme le Conventionnel Michel Gérard mais, aujourd’hui, ces attributions sont abandonnées et c’est dans la seule composition qu’il faut chercher l’interprétation de l’image.
Massive stature à la tenue débraillée, la figure du père attire d’abord le regard. Sa solide présence, chaleureuse et rassurante, forme l’élément central autour duquel s’organise la famille et, par conséquent, la composition du tableau. La frontalité de la pose, le traitement réaliste du visage et l’imposante chemise blanche, font contraste avec les deux jeunes enfants plus libres de leurs mouvements. Tout témoigne ici de l’évolution du portrait de famille, genre qui s’est s’affranchit au cours du XVIIIe siècle des traditionnelles représentations de l’Ancien Régime. A l’image d’un père tout puissant, garant de l’autorité et du respect de la lignée, s’est progressivement substituée une vision plus intime révélant sentiments et affection, conférant même au chef de famille une sensibilité et une tendresse jamais exprimées jusque là. Sous l’influence des Lumières, l’attention portée à l’éducation des enfants prend une place grandissante, ici le petit garçon au livre et la fillette au piano, dont les progrès sont surveillés par un père attentif.
La composition du groupe familial s’achève au second plan avec les deux frères. La construction pyramidale de l’ensemble culmine avec la figure du plus âgé qui confirme bien son statut d’aîné par sa mise recherchée, son attitude protectrice et l’assurance du regard. Il faut aussi y voir l’affirmation des possibilités offertes par la société bourgeoise post-révolutionnaire d’une élévation sociale grâce à l’éducation et au mérite personnel. Mais au-delà d’une interprétation sociologique, c’est l’absence de la mère qui reste le grand mystère de l’œuvre. La proximité physique des personnages autour de la figure prépondérante du père laisse de façon évidente une place vide, celle qui apparaît sur la cheminée avec la lettre et la tasse, deux indices de cette présence féminine. Chacun est libre de donner sa version : mère et épouse décédée ou bien femme peintre invisible derrière son chevalet et en train de portraiturer les siens ?
Karine Huguenaud, décembre 2006