Vision de Napoléon à la veille des désastres

Artiste(s) : DUPAIN Edmond Louis
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En 1921, année du centenaire de la mort de Napoléon, le peintre Edmond Louis Dupain (1847-1933) offrit au tout jeune musée de l’Armée – créé en 1905 – un grand tableau intitulé Vision de Napoléon à la veille des désastres.

Vision de Napoléon à la veille des désastres
Vision de Napoléon à la veille des désastres,
Edmond Louis Dupain, 1904
© Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Emilie Cambier

Formé dans le giron de l’École des beaux-arts, où il avait été l’élève d’Alexandre Cabanel et Jean-Marie Oscar Gué, l’auteur n’en était pas à son coup d’essai. Ses portraits d’élégantes parisiennes dans un écrin de verdure ne passaient pas inaperçus. Ses scènes de genre aimables et ses vues de Venise avaient des chatoiements de bijoux anciens. À côté de ces sujets de boudoir qui firent beaucoup pour sa renommée, il reçut des commandes publiques. En 1886 fut ainsi inauguré le plafond réalisé pour la salle du Conseil de l’Observatoire de Paris : aux confluences de l’astronomie et de l’allégorie, l’œuvre représente la déesse Vénus s’apprêtant à passer devant le char de Phébus, allusion savante au passage de la planète Vénus devant le disque solaire – un très rare phénomène céleste qu’avait pu observer en 1874 l’amiral Mouchez, directeur de l’institution. Dupain s’aventurait aussi à l’occasion du côté du « genre historique », prolongeant tard tant le XIXe siècle une inspiration « troubadour » mâtinée de préraphaélisme à l’anglaise, qu’il savait teinter aussi, comme dans Les Girondins Pétion et Buzot (1880 ; Libourne, musée des Beaux-Arts) ou La Mort de Sauveur, le héros breton (1889 ; Bordeaux, musée des Beaux-Arts), de noirceur dramatique.

Présenté au Salon des artistes français en 1904, Vision de Napoléon à la veille des désastres y fut remarqué. À la même époque, l’autrichien Oscar Rex (1857-1929) exposait lors d’une itinérance qui visita près de quarante villes d’Europe, son propre cycle napoléonien racontant, en une trentaine de petites toiles, diverses anecdotes de la vie de Napoléon. À rebours de ce projet, l’œuvre de Dupain se place ostensiblement dans le champ de la « grande peinture d’histoire », par son format d’abord – 290 x 374 cm, tout de même – autant que par le sujet et la façon dont il est traité.

C’est la nuit. Par les pans entrouverts de la tente de campagne de l’Empereur, on aperçoit la silhouette du grognard de faction qui, devant debout près d’un faisceau de fusils surplombe une allée silencieuse de tentes signalées par des feux de bivouac. Assis à sa table de travail, l’Empereur veille. À ses pieds, le sol est jonché de livres. La tête appuyée contre sa paume gauche, le compas dans la dextre, il scrute une carte à la lueur d’un flambeau à quatre branches dont l’une des chandelles est en train de s’éteindre. Posées à même la carte, deux autres chandelles fument encore un peu ; leur mèche n’est plus qu’un point incandescent. La lumière peine à percer l’ombre qui s’étend sous le tissu brun de la toile intérieure. Tout autour se déploie un décor familier aussi bien à l’Empereur qu’aux enfants de son siècle, un décor rendu avec minutie, probablement d’après nature. On y reconnaît sans équivoque les objets majeurs de la légende ; leur statut iconique est illustré par le fait que la plupart se trouvent aujourd’hui dans les grandes collections publiques napoléoniennes, mais ils n’y figuraient pas tous en 1904. L’Empereur, dont l’embonpoint est caractéristique de la fin de sa carrière, porte comme à son habitude l’habit de colonel des chasseurs à cheval de la Garde impériale ; sur sa poitrine brillent les insignes de la Légion d’honneur et de la Couronne de fer, ainsi que la plaque et le grand-cordon de la Légion d’honneur. Le mobilier est à l’avenant : un des lits de campagne dessinés par le serrurier Desouches ; le fauteuil, le tabouret et le bureau de campagne pliants conçus par Jacob-Desmalters (Mobilier national, en dépôt au musée de l’Armée) ; le coffret entrouvert du grand nécessaire de vermeil dit « nécessaire n°1 » (musée Carnavalet). Sur le bureau, on reconnaît entre autres le portefeuille rouge de la voiture de l’Empereur, la petite lunette d’argent fabriquée par Bapst et l’encrier de campagne du musée de l’Armée, ainsi que le tire-ligne et la pointe-sèche de Malmaison. La carte piquée d’épingles représentant les unités engagées rappelle celle que conserve aujourd’hui le musée de l’Emperi, à Salon-de-Provence. Dans l’ombre, au premier-plan, deux objets trop obscurs pour être identifiés avec précision – un pistolet indistinct et une cravache (?) – reposent sur le ployant. Sur un banc, en plein centre, sont placées les plus insignes reliques, celles qui depuis 1821 attestent de la présence réelle du « Petit Caporal » : la redingote grise, un des « petits chapeaux » et l’épée d’Austerlitz, placée dans le baudrier de Waterloo – le tout se trouve actuellement au musée de l’Armée. Ainsi surdéterminée par la représentation de la panoplie complète de l’Empereur en campagne, la composition pourrait constituer une scène de genre, comme une vignette imprimée en grand format, si l’histoire ne s’y invitait avec fracas.

Dans un éclair blanc, quatre figures guerrières paraissent. Elles le regardent. Elles le désignent. Mais son regard est ailleurs, tourné vers ses pensées. Comme un joueur concentré sur la partie, il semble chercher encore le moyen… De quoi ? De sortir un dernier atout de sa manche ? De renverser la situation ? D’éviter l’inévitable ? Nul autre que lui ne les voit. Nul autre ne les entend, mais lui les connaît. Il les attendait même sans doute et, maintenant, elles sont là. La première est vêtue d’un péplos d’un blanc bleuté, couronnée de feuilles de chêne ; un glaive romain est pendu à son cou ; de sa main dextre, elle présente une figure ailée dont les deux bras sont levés en signe de victoire ; son bras senestre s’appuie contre la hampe d’un drapeau aux couleurs de la République. La seconde est (dé)voilée d’un plissé diaphane maintenu par un collier orné de la barque d’Isis ; sa coiffure rappelle le khépresh, coiffure du triomphe militaire des pharaons, et elle a ceint son flanc d’un sabre à l’orientale ; elle brandit une statuette de sphinx ; derrière elle se dresse la hampe d’un toug orné d’un croissant. La troisième brille d’un nimbe rayonnant ; portant au côté une épée d’officier, elle élève à dextre, bien haut au-dessous de sa tête, une couronne de lauriers d’or tandis qu’à senestre, elle présente la couronne dite « de Charlemagne », toutes deux créées par l’orfèvre Martin Guillaume Biennais pour la cérémonie du sacre du 2 décembre 1804 ; elle serre contre son buste sculptural les hampes de drapeaux autrichiens et peut-être aussi russes. La dernière a le front ceint de feuillage et de baies noires – il s’agit probablement de myrte, associé dans l’Antiquité aux Enfers et aux rites funéraires. Elle est couverte de sombres haillons et ses bras sont lestés de chaînes ; son teint est cadavérique, son expression, douloureuse et son geste, accusateur ; elle tient dans la main gauche une hampe brisée dont l’aigle pend piteusement ; il n’y a pas d’arme dans le fourreau, à sa ceinture. Chacune d’elles personnifie une victoire célèbre de Napoléon. L’intrusion de ces figures environnées de lumière irréelle au beau milieu de la scène de genre semble vouloir en faire une allégorie. Pourtant, le titre parle de « vision », non d’une apparition, ancrant la scène dans une réalité moins mythologique et moins religieuse que fantastique, voire magique. Napoléon, qui travaille quand tout le camp sommeille et voit ce que personne d’autre ne voit, devient ici un homme à part, d’un statut intermédiaire entre le monde des hommes et celui des puissances éthérées.

La source et la clef de cette image se trouvent dans un poème de Casimir Delavigne (1793-1843). il s’agit de la « Onzième Messénienne » publiée en 1824 dans le recueil Messéniennes et poésies diverses (vol. 1, Paris, 1824, p. 161-175). À l’issue d’une entrée en matière qui synthétise par d’omniprésents oxymores la gloire et la déchéance de Napoléon, « dieu mortel », surviennent les strophes suivantes :

Une nuit, c’était l’heure où les songes funèbres
Apportent aux vivants les leçons du cercueil ;
Où le second Brutus vit son génie en deuil
Se dresser devant lui dans l’horreur des ténèbres ; 

Où Richard, tourmenté d’un sommeil sans repos,
Vit les mânes vengeurs de sa famille entière,
Rangés autour de ses drapeaux,
Le maudire et crier : voilà ta nuit dernière !

 Napoléon veillait, seul et silencieux :
La fatigue inclinait cette tête puissante
Sur la carte immobile où s’attachaient ses yeux ;
Trois guerrières, trois sœurs parurent sous sa tente.

Trois des quatre figures féminines du tableau correspondent, trait pour mot, aux « trois sœurs, trois guerrières » du poème. « Pauvre et sans ornements, belle de ses hauts faits, / La première semblait une vierge romaine », c’est la bataille d’Arcole (15-17 novembre 1796), qui évoque la première campagne d’Italie du général Bonaparte ; elle se présente comme la « sœur aînée » de la deuxième campagne d’Italie dont « De Marengo la terrible journée / Dans tes fastes, dit-elle, a pris place après moi. ». Celle qui vient ensuite est la bataille des Pyramides (21 juillet 1798) : « la seconde unissait aux palmes des déserts / Les dépouilles d’Alexandrie. / Les feux dont le soleil inonde sa patrie, / De ses brûlants regards allumaient les éclairs » ; elle aussi est la « sœur aînée » d’une autre bataille, celle du Mont-Thabor (16 avril 1799), elle rappelle la campagne d’Égypte. Enfin, arrive « La dernière… ô pitié ! des fers chargeaient ses bras, l’œil baissé vers la terre où chacun de ses pas / Laissait une empreinte sanglante ; / Elle s’avançait chancelante / En murmurant ces mots : MEURT ET NE SE REND PAS ». La citation renvoie clairement au mot fameux attribué au général Cambronne à la bataille de Waterloo. Celle-ci est seule, elle n’a « pas de sœur aînée » et aucune autre bataille ne viendra, pour lui, après elle. Chacune de ces apparitions conclut son discours par un inquiétant « Adieu, ton règne expire et ta gloire est passée. »

L’œuvre du peintre, cependant, ne fait pas que démarquer, ou illustrer, le texte d’origine. En 1824, le poète cherchait à décrire le legs d’un homme qui avait marqué l’histoire récente et qui était pour cela à la fois admiré et honni. En 1904, le Napoléon que Dupain représente est la figure tutélaire qui incarne la grandeur militaire de la France. De fait, en plus des trois sœurs citées par Delavigne, le peintre insère, à l’avant-dernière position, une figure supplémentaire qui représente certainement la bataille d’Austerlitz. Survenue le 2 décembre 1805, un an jour pour jour après la cérémonie du sacre de l’Empereur, celle-ci confirme son génie militaire et assoit son Empire en Europe : la représentation des deux couronnes du sacre constitue une allusion claire, et la tête nimbée de rayons solaires pourrait bien renvoyer au proverbial « soleil d’Austerlitz ». Delavigne, poète du temps de Louis XVIII, passait sous silence la période impériale et les victoires de l’Empereur pour mieux opposer le fils glorieux de la Révolution au tyran déchu qu’il était devenu. Cependant, au début du XXe siècle, les « cendres » de Napoléon revenues d’exil, ont trouvé place dans un monument national ; la haine de l’Empire – fût-ce le second – est plus lointaine et l’image d’un Napoléon sur le point de se confronter aux « désastres » de la défaite, rassemble désormais les Français sous la bannière de la Revanche. Le poème et le tableau ont tous deux une portée politique, à quatre-vingts ans d’écart. En tant que tel, chacun emploie en accord avec l’esprit de son temps une figure, mythique, tout en lui faisant porter un sens différent. Ces deux incarnations correspondent ainsi à une réception différente de Napoléon.

On pourrait en rester là et se référer, pour décrypter le tableau au texte, d’un poète aujourd’hui très oublié qui avait joui en son temps d’une immense réputation, mais il y a autre chose. Une affinité plus profonde unit ici Delavigne et Dupain, le romantisme du début du XIXe siècle et le symbolisme qui transcende sa fin : c’est l’œuvre de Shakespeare. Les goûts d’Edmond Louis Dupain semblent le porter souvent à représenter des personnages en costume de la Renaissance ou du début du XVIIe siècle ; son style n’est pas exempt non plus d’une esthétique du contraste qui s’accorde bien avec l’œuvre du « barde d’Avon », érigé par le XIXe siècle à un statut d’icône qui lui fait côtoyer Homère et… Napoléon. Cette esthétique shakespearienne qu’affectionnait Dupain ne pouvait donc ignorer les allusions transparentes du texte de Delavigne. Dans l’extrait cité plus haut, par exemple, le poème cite en premier lieu Marcus Junius Brutus ; or c’est à ce personnage que Shakespeare dans Julius Caesar (1599) inflige la terrible vision du fantôme de César, venu l’avertir de la défaite qui l’attend à la bataille de Philippes. La seconde strophe rappelle la scène de Richard III (v. 1592-1594), où ses victimes apparaissent en songe au roi meurtrier pour lui crier : « Despair and die ! » La strophe suivante, enfin, est dédiée à Napoléon, mais Shakespeare reste présent : l’apparition des « trois sœurs » renvoie aux trois « Wyrd Sisters », sorcières qui, dans la pièce éponyme, révèlent sa triste destinée à Macbeth. Le parallèle est sans équivoque : en faisant intervenir les « trois sœurs » dans la vision de Napoléon, le poète assimile l’ancien empereur au (futur) roi d’Écosse dont le règne brutal ne pouvait s’achever que dans le sang du tyran.

Dans la pièce de Shakespeare, leur aspect vieux et repoussant fait des trois filles du destin des figures maléfiques, proches des antiques Parques. Mais chez Delavigne, deux de ces terrifiantes Moires se sont muées en jeunes femmes dont les sinistres paroles sont soulignées par une beauté idéale qui est signe de vertu. Chez Dupain – élève de Cabanel autant que contemporain des sulfureuses féminités d’Henri Gervex ou des sémillantes Parisiennes de Jean Béraud –, trois des quatre apparitions sont de splendides jeunes femmes à l’apparence physique très sexualisée. Le discours s’infléchit donc une fois de plus, et le sens de l’œuvre bascule de l’horreur du meurtre vers la séduction de la guerre : confronté à ces guerrières glorieuses  et attirantes, Napoléon paraît à tout prendre moins un tyran coupable qu’une figure exceptionnelle et néanmoins humaine, héros tragique luttant contre une funeste destinée… Sans doute, le peintre contribua-t-il de la sorte, à sa manière, à l’esprit de Revanche. Et quand, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il offrit l’œuvre au musée de l’Armée, on peut se demander s’il ne s’agissait pas de célébrer, pour le centenaire de la mort de l’Empereur, une nouvelle victoire sur l’Allemagne qui, vue sous cet angle, pouvait effacer la malédiction de la Parque de Waterloo ?

Pour finir, et puisque que l’on parle d’anniversaire de la mort de Napoléon, de poésie et d’une légende napoléonienne qui prend des accents shakespeariens, pourquoi ne pas relever une intéressante « coïncidence » linguistique. Parmi les visions inquiétantes que Macbeth reçoit des trois sœurs fatales, se trouve l’apparition d’une tête coupée et casquée appelée, en français, la « Tête armée ». Or, parmi les dernières paroles de l’Empereur recueillies à Sainte-Hélène figurent « les mots sans suite : tête… armée… ». Si le rapprochement est douteux en anglais – « Armed head » n’est pas « head… army… » – on ne peut s’empêcher de noter, en traduction, la proximité des deux expressions, qui fut relevée par Gérard de Nerval :

Napoléon mourant vit une Tête armée…
Il pensait à son fils déjà faible et souffrant :
La Tête, c’était donc sa France bien-aimée,
Décapitée aux pieds du César expirant.

Émilie Robbe, Conservateur en chef du patrimoine du Département moderne (1643 – 1870) du musée de l’Armée (Paris)

Cette œuvre fut exposée du 19 mai au 31 octobre 2021 dans l’exposition Napoléon n’est plus, co-organisée par le musée de l’Armée et la Fondation Napoléon.

Date :
1904
Technique :
Huile sur toile
Dimensions :
H = 290 cm, L = 374 cm
Lieux de conservation :
Musée de l’Armée. Don de l’artiste au musée de l’Armée, 1921
Crédits :
© Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Emilie Cambier
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