André Heughebaert a donc conçu et écrit les programmes destinés à gérer les bases de données et à visualiser les mouvements des unités militaires sur les cartes digitalisées, et construit le site du projet, ainsi que son propre blog. Eric Iven, lui, a créé les bases de données à partir des références historiques disponibles, écrit le contenu du site décrivant son travail.
Les cartes disponibles sur le site JunIBIS reprennent les positions des différentes unités des armées en présence.
Trois types de cartes sont disponibles : les cartes statiques montrent une répartition des unités à heure fixe ; les cartes dynamiques où les unités s’animent d’heure en heure ; les cartes des lieux indiquent sur les différents lieux de passage des unités.
Pour l’heure, le site web des éditions de la Belle-Alliance, les offices de Tourisme de Wavre et Namur, deux villes Napoléoniennes qui lancent cette année, avec une série de villages wallons, la « Route armée Grouchy« , sont favorables à la promotion de ce projet, ainsi que la Fondation Napoléon.
Irène Delage : Comment est né ce projet et quels sont vos objectifs ?
André Heughebaert : Nous sommes partis d’un constat troublant : « Comment ce fait-il qu’un événement de cet ampleur qui a fait l’objet de milliers d’ouvrages soit si peu et si mal cartographié ? » Notre objectif est donc avant tout didactique : rendre ce conflit plus lisible, plus directement accessible aux non initiés et plus particulièrement à la jeune génération qui est très friande de nouveaux médias. Nous avons donc voulu rendre accessible à tous les déplacements des armées anglo-alliées, prussiennes et françaises lors de la Campagne de 1815. En outre, nous voulons tendre un pont entre des professions qui semblent trop s’ignorer : les historiens et les informaticiens. Nous voulons enfin apporter notre pierre à notre devoir de mémoire de cette période clé dans l’histoire de notre pays et de l’Europe.
Irène Delage : Première étape sans doute, le choix des cartes: carte contemporaine ou d’époque, quel a été votre parti pris et pour quelles raisons ?
André Heughebaert : C’est un choix très difficile et donc nous avons décidé d’offrir les deux possibilités ! La carte contemporaine numérisée donne l’avantage de pouvoir s’orienter sur le paysage existant et donc de pouvoir sur site se construire un itinéraire Napoléonien tout en « visualisant » les positions des troupes. La multiplication des Smartphones amplifie l’utilité de ce type de carte. Elle répond également au syndrome du « cela s’est passé près de chez vous !». L’Europe est depuis la fin des temps un immense champ de bataille et des centaines voire des milliers d’armées se sont ruées sur elle comme des nuages de sauterelles pour tout dévaster. Il est plus que légitime pour les Européens de pouvoir profiter de notre paix obtenue (mais rien n’est jamais définitivement acquis !) et de pouvoir regarder ces événements tragiques avec tout le détachement et le recul nécessaires.
Il est en effet amusant et intéressant de constater, pour tout un chacun, qu’il habite dans ce qui était le lieux de bivouac de 10 000 soldats britanniques ! Combien d’étudiant du campus universitaire de Louvain-La-Neuve savent que 80 000 soldats prussiens ont déambulé dans leurs auditoires ? Qu’ils s’y sont même battus ? De même, chaque avion décollant de l’aéroport de Charleroi salue sur la piste d’envol les uhlans de von Lutzow poursuivis par les premiers hussards français…. La carte dynamique, qui par définition montre une animation, utilise une carte actuelle allégée car elle permet entre autre une meilleure lisibilité des déplacements des armées. Les cartes les plus utilisées par les états-major de 1815 semble être celle de Capitaine et Chanlaire (éditée en 1795) et/ou la carte chorographique de Ferraris. Ces deux cartes, considérées avec nos critères actuels, sont très sommaires (certains experts vont même jusqu’à pointer les erreurs de ces cartes d’état-major qui ont pu avoir un impact important sur le déroulement des combats. L’état-major français confondait semble-t-il systématiquement les fermes de Mont-Saint-Jean et de la Haye-Sainte) et basées sur la carte du comte Ferraris qui elle est très détaillée. Cette carte de Ferraris, intouchable pour le contemporain de 1815 puisque les trois cartes existantes se trouvaient alors à Vienne, est d’abord une merveilleuse oeuvre d’art ; tout en couleur et extrêmement détaillée elle nous permet de remettre les combattants dans leur contexte historique et dans un paysage très proche de la réalité de juin 1815. Il nous donc paraissait intéressant de montrer aussi les déplacements et les combats sur cette base. Les cartes actuelles sont bien sûr beaucoup plus précises et contiennent une foule de renseignements touristiques et/ou historiques. Voilà pourquoi, la majorité des cartes du projet Junibis utilisent le fond de carte de Ferraris.
Irène Delage : Concernant le choix des sources et des informations historiques reportées, quelle a été votre méthode ?
Eric Iven : Le projet Junibis partait avec un énorme handicap : aucun des deux membres de l’équipe n’est historien. Nous étions donc complètement ignorant de la méthodologie à appliquer sur ce projet, dont le choix des sources est un élément primordial. Au commencement, il y avait donc le brouillard…
Je me suis donc posé la question : « Que faut-il savoir pour réussir ce projet ? ». Dans une logique toute cartésienne, la réponse vient rapidement : 1. Quelles unités militaires étaient présentes lors des évènements et qui les commandait ? 2. Où se trouvaient-elles ? 3. Et quand se trouvaient-elles là ? Finalement, trois petites questions !
Auxquelles je pouvais rajouter deux autres : 4. Comment les gens vivaient-ils pendant le 1er Empire ? 5. Comment les gens faisaient-ils la guerre ?
Je n’étais néanmoins pas assez naïf que pour croire que cela serait facile. En effet, un jour, un ami éditeur m’a proposé de l’aider. Il s’agissait de repérer le mouvement d’un battaillon bien particulier lors de la bataille des Quatre-Bras. Il fournissait une partie des sources. Je complétais par les miennes. Quel cauchemar ! Tout lire, essayer de faire coïncider les divers témoignages m’a pris huit heures. Pour un bataillon ! Et avec un résultat plutôt restreint quant à la certitude des faits. Heureusement pour nous, nous avions aussi quelques points forts. D’abord……50 ans de lectures napoléoniennes. A l’âge de 5 ans (le temps passe vite!) j’ai lu Napoléon de Raymon Duprez (Nouvelle édition pour la jeunesse) et depuis je n’ai cessé d’enrichir mes connaissances sur le sujet à savoir lire, relire en anglais, en français et en allemand tout ce qui me tombait sur la main. Je ne partais donc pas de zéro en ayant au moins lu une fois toute la bibliographie avant de commencer. Ensuite, j’ai derrière moi 23 ans de pratique de jeux d’histoire pendant lesquelles j’ai simulé, plusieurs fois, les batailles de Quatre-Bras, de Waterloo, de Ligny, de Wavre, l’attaque sur Plancenoit.
Enfin, il existe une incroyable quantité d’information napoléonienne disponible sur internet. De nombreuses fondations, organisation et fédérations voire amicales diffusent non seulement des articles mais aussi des cartes. Et il est désormais possible aujourd’hui d’accéder via internet à des ouvrages rares autrefois inaccessibles. Ces derniers doivent être confrontés aux parutions les plus modernes sur le sujet. Comme dans tout sujet historique, l’explication des faits évolue dans le temps. De simple propagande (ou de tentative de se disculper pour certains), on passe à la gloire de type nationaliste, à un certain révisionnisme. On est frappé de voir que les dernières parutions sur le sujet sont critiques vis-à-vis des narrations des XIXeme et début XXeme siècle. Ces dernières parutions m’ont servi de guide pour le choix de mes sources car très critiques et très complètes.
Je n’ai donc pas été moi-même au château de Vincennes ou au Musée Royal de L’armée à Bruxelles pour compulser la correspondance faute de temps (notez que cela m’aurait bien plus !). D’autres l’ont fait pour nous, je leur fais confiance. Ce qui est le plus utile et qui répond d’emblée aux questions 1, 2 et 3 ci-dessus se sont évidemment les cartes et les Atlas. Il y a des incontournables comme la carte de Craan concernant la bataille de Waterloo. Mais la majorité des cartes datent du XIXème siècle et la position des troupes est souvent contestée par les auteurs modernes. En particulier les cartes de Siborne (History of the War in France and Belgium, in 1815) sont splendides mais … contestées. Beaucoup de ces atlas et cartes ont été examinés avec soins et sont cités en références.
Les cartes nouvellement publiées (XXIème siècle) sont rares et manquent cruellement de détails. Pourquoi ? Tout simplement car c’est un exercice difficile. Techniquement dans l’esprit des gens, cela reste difficile de faire une carte. C’est un exercice qui prend du temps, donc coûteux. Et une carte est redoutablement efficace, une erreur est directement détectée. Peu d’auteurs sont prêts à affronter la critique. Il est plus facile d’écrire, comme je l’ai lu maintes fois : « c’est en fin d’après-midi que la cavalerie anglaise déboucha du carrefour, puis peu de temps après se dirigea vers la gauche de la route…. » en restant très vague : cela veut dire quoi « déboucher » ?
Et enfin force est de constater que sur la base des sources consultées, décrire la campagne de 1815 précisément, de 5 minutes en 5 minutes, est tout simplement IMPOSSIBLE.
Faire preuve d’humilité est indispensable dans ce type d’exercice. Nous présentons donc une situation que nous pensons correcte avec une erreur de +/- 2 heures pour la chronologie et +/- 2KM pour la position. En tout c’est une base de données de plus de 10 000 entrées qui a été réalisée.
Irène Delage : Vous expliquez sur votre blog que l’un des trois principes fondateurs de notre projet est l’ouverture des données: pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?
André Heughebaert : Les trois principes fondateurs de notre projet sont : l’ouverture des données, la gratuité, et le référencement des sources.
Comme dans beaucoup de domaines, la révolution numérique s’accompagne d’un changement de paradigme. Dans le passé, l’information restait cloisonnée, réservée à une élite et bien souvent interdite de reproduction, sauf autorisation explicite. De nos jours, l’information circule à la vitesse de l’internet et les détenteurs de données souhaitent ouvrir celles-ci au plus grand nombre. Les droits d’auteurs traditionnels (souvent très restrictifs) se voient dépasser par les licences de partages (beaucoup moins restrictives). De nombreux domaines scientifiques ont déjà fait le pas dans cette direction, l’histoire n’échappe pas à cette règle.
Nos cartes sont donc sous licence CC-BY qui autorise quiconque « à copier, distribuer et
communiquer le matériel par tous moyens et sous tous formats, à remixer, transformer et créer à partir du matériel » moyennant l’attribution c’est-à-dire de créditer les auteurs et indiquer les éventuels changements.
En ouvrant ainsi nos cartes à de possibles réutilisations nous espérons nourrir d’autres initiatives
similaires, et qui sait, préparer de futures collaborations.
Juin 2015