napoleon.org : Pendant plusieurs années, vous avez placé vos pas dans ceux de Napoléon à travers l’Europe, l’Égypte et Sainte-Hélène, comment est né un tel projet ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : Notre couple partage depuis ses débuts une passion pour la photographie. Nous faisions depuis plusieurs années des voyages photographiques axés sur des lieux chargés d’âme, et nous avions programmé de faire au printemps 2017 un périple photographique en Corse basé sur la jeunesse de Napoléon. Enfants, nous avions tous deux dans nos bibliothèques familiales respectives un livre illustré sur Napoléon Ier qui nous faisait rêver et qui a donné naissance à une fascination pour le personnage qui ne nous a jamais quittés. De là est née cette idée : « pourquoi ne pas réaliser une biographie de lui par l’image ? »
En faisant des recherches pour vérifier que cela n’avait pas déjà été fait (tant de livres ont été publiés sur Napoléon !), nous avons découvert que 2021 serait l’année du bicentenaire. Nous étions alors en début d’année 2017, ce qui nous donnait 4 ans pour réaliser ce projet. Juste assez, mais pour réussir il fallait s’y atteler tout de suite et obtenir des soutiens de poids dans le monde napoléonien. Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, a eu la gentillesse de nous recevoir à la Fondation en novembre 2017. Nous lui avons présenté nos photographies réalisées en Corse et il a immédiatement accepté de nous faire bénéficier de ses connaissances historiques et de ses contacts. Si ce livre existe aujourd’hui c’est en grande partie grâce à lui, à son soutien, à ses connaissances, au temps qu’il a bien voulu nous consacrer lors de réunions de travail, au partage de son réseau. C’est aussi lui qui a permis notre rencontre avec Elsa Lafon, qui a eu un coup de cœur pour notre travail. Un grand merci à Thierry qui est une de nos plus belles rencontres.
Nous avons été très motivés dans ce projet par l’opportunité qu’il nous a donné d’utiliser le médium photographique comme expression artistique dans un genre nouveau et inexploité jusqu’à ce jour, « la photographie d’histoire », dans le double sens de “l’Histoire” avec un grand “H”, et d’une histoire que l’on raconte. En effet nos photographies ne se réduisent pas à des illustrations ou à des documents du patrimoine. Nous voulons créer des images qui rencontrent l’histoire, qui fixent non seulement un continuum spatial mais également temporel. Notre but en tant qu’artistes est d’aller au-delà de l’aspect des lieux pour révéler l’Esprit des lieux.
napoleon.org : Comment organise-t-on un tel projet au long cours, son équipe ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : Le plus gros du travail se fait en amont, pour identifier les lieux à photographier et comment s’y rendre. Cela commence par un travail de recherche car de nombreux lieux ont changé de nom, et parfois de juridiction. Ainsi, le village d’Eylau en Prusse est maintenant Bagrationovsk, en Russie. Pour les lieux moins connus (mais si parlants !) cela demande des recherches approfondies. Par exemple, on peut aller aux ruines de Césarée en Israël photographier la piscine Romaine où Bonaparte s’est baigné au retour de Saint-Jean-d’Acre… mais il faut d’abord avoir découvert que cela a eu lieu ! C’est un travail de détective, parfois compliqué par Napoléon lui-même qui nommait souvent ses victoires en se souciant plus de la propagande que de la géographie, et par les peintres de l’époque qui se conformaient à ses choix. Si vous cherchez par exemple à localiser le champ de bataille du mont Tabor en vous basant sur les peintures qui le représentent, avec le mont en question bien en évidence, vous ne le trouverez jamais. On ne le voit même pas depuis le lieu des combats.
Mais ce n’est que le début, il y a ensuite la logistique : les itinéraires, les visas, les logements et transports sur place, les autorisations et ainsi de suite. Le plus difficile est l’accès aux lieux qui tombent dans l’oubli, et c’est là que la construction d’un réseau de soutien est indispensable. Par exemple, nous voulions photographier les ruines du château en Pologne où Napoléon vécut son idylle avec Marie Walewska. Par bonheur, nous avions, grâce à Thierry Lentz, établi un contact avec le Comte Alexandre Walewski (dont le portrait figure dans le livre). Il a pu à son tour nous fournir un contact en Pologne, Michel Marbot, qui savait où trouver le château, a réussi à en découvrir le propriétaire, à obtenir son accord, et a organisé le trajet et la visite. C’est une merveilleuse survivance de Napoléon que ces nombreuses personnes à travers le monde qui sont passionnées par son épopée et maintiennent en vie la connaissance de ses jalons là où ils vivent. De fil en aiguille, nous en avons rencontrées près d’une centaine qui nous ont apporté leur aide et leur enthousiasme. Beaucoup de ces rencontres figurent parmi nos plus beaux souvenirs du projet, et nous sommes restés en contact amical avec plusieurs.
napoleon.org : À deux, vous avez pris plus de 80 000 photos, ce qui est monumental. Bien des questions ont dû se poser pour la sélection, selon quels critères avez-vous choisi les photos publiées ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : D’abord construire et gérer un parc de clichés de cette ampleur exige de l’organisation, de la discipline, et du temps. Après chaque journée de photographie, il nous fallait plusieurs heures pour classer nos prises de vues et les documents s’y référant, sans oublier bien entendu de créer plusieurs copies sur des supports différents. Cela nous a souvent valu de courtes nuits ! Et il a fallu au retour de chaque voyage intégrer tout cela dans une structure plus large qui couvre l’ensemble du projet.
Quant à la sélection, elle s’est faite en deux phases. Dans un premier temps, nous avons simplement, après chaque voyage et pendant que nous préparions le suivant, choisi les clichés qui nous satisfaisaient le plus. Nous avons privilégié ceux que nous trouvions les plus parlants et les plus réussis esthétiquement, puis transformé ces prises de vue brutes en images finies. Nous avons ensuite dû sélectionner parmi ces quelques 3 000 images celles retenues pour le livre… ce qui a comporté nombre de décisions douloureuses !
Nous avons choisi comme ligne directrice la structure d’une biographie : les images racontent la vie de Napoléon suivant sa chronologie, en commençant par la Corse pour conclure après Sainte Hélène, avec le Retour des Cendres. À partir de là, pour tenir dans le format du livre, ce travail de sélection a en fait été un processus d’élagage. Nous avons commencé par « protéger » les incontournables, les images particulièrement fortes des hauts lieux de l’épopée. Ensuite celles qui étoffent la description de ces lieux essentiels. Pour les lieux moins connus, nous avons choisi les images qui permettent le mieux au lecteur d’établir un lien émotionnel avec l’homme, plutôt qu’avec le personnage. Marie Dreyfuss, la Directrice du projet chez Michel Lafon, nous a beaucoup aidé à voir les redondances là où il y en avait, et à prendre les décisions difficiles pour que les pages ne soient pas trop denses. Nous sommes très heureux du résultat. Et peut-être se trouvera-t-il un moyen de rendre accessibles à ceux qui s’intéressent à cette vie exceptionnelle les nombreuses images qui n’ont pu prendre place dans le livre, parmi lesquelles beaucoup de nos images préférées ainsi que celles de plusieurs lieux qui nous tenaient à cœur.
napoleon.org : L’inattendu est indissociable d’un tel projet. Au cours de vos différents voyages, quelles situations ont pu vous poser des problèmes particuliers, ou au contraire en résoudre ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : Notre parcours a été incroyablement riche en situations et en rencontres inattendues. L’une des plus belles est liée au champ de bataille du mont Tabor en Israël, où l’infanterie française défit la cavalerie ottomane. Ce site est extrêmement difficile à localiser actuellement. C’est l’historien Allon Klebanoff, que nous avons rencontré quasi miraculeusement (mais cela est une autre histoire), qui a été notre guide sur place et nous y a amenés. En arrivant, nous avons découvert un champ sans relief, pas de montagne en arrière plan ou de détail en avant plan pour rendre la profondeur, une lumière plate et très difficile. Déçus, nous scrutions le panorama pour tenter de trouver un autre point de vue qui permettrait de restituer l’émotion du lieu. Nous allions partir à sa recherche quand déboucha de notre droite un cavalier tout de noir vêtu, comme porté par la grâce, sur un magnifique cheval, nous offrant un merveilleux ballet d’une quinzaine de minutes, le temps pour nous de réaliser les clichés dont nous avions besoin. À peine avions nous terminé de photographier qu’il nous salua avant de repartir comme par enchantement. Un moment magique.
napoleon.org : Vastes paysages, édifices historiques ou officiels, lieux intimes, quel lieu vous a le plus marqués, vous donne envie d’y revenir ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : En tant que photographes, notre sensibilité répond particulièrement aux paysages qui ont conservé un aspect sauvage et aux édifices ou lieux intimes qui ne sont pas trop mis en scène, car tous deux offrent une dimension poétique. Les trois endroits qui nous ont le plus marqués sont, d’abord, l’île de Sainte-Hélène dans son ensemble qui est unique et surprenante. l’Empereur y est omniprésent, ne serait-ce qu’à travers les immortelles qui recouvrent désormais toute l’île. L’émotion que l’on ressent à Longwood House et sur les lieux du tombeau est d’une intensité difficilement exprimable par les mots. Saluons le travail de conservation de Michel Danscoine-Martineau qui, avec sa sensibilité et son regard d’artiste, restitue l’âme de ces lieux. Et puis Studienka en Biélorussie, lieu du passage de la Bérézina. On a le sentiment que le village n’a pas changé depuis 200 ans. Une fine couche de neige recouvrait le sol comme un linceul le jour de notre passage, la lumière y était extraordinaire, le village était désert, le silence régnait et ce spectacle poignant était d’une beauté mélancolique. Il y a aussi la Bastide du Broundet à Seranon, dans laquelle Napoléon passa la nuit en dormant tout habillé sur une chaise durant le “vol de l’aigle” au retour d’Elbe. L’édifice en ruines, entouré de pics majestueux, se situe à plus de 1000 mètres d’altitude dans une région très peu habitée des Alpes Maritimes. On y a le sentiment que seules les années l’ont altéré depuis qu’il offrit le repos à l’Empereur.
napoleon.org : Avez-vous modifié votre regard sur Napoléon, son destin ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : Ce projet nous a beaucoup appris sur ses stratégies militaires par la visite des champs de bataille. Mais il nous a également permis d’apprécier la complexité de ce personnage qui avait une conception antique de l’honneur dans la guerre ainsi que sur l’échiquier politique, tout en étant visionnaire et en incarnant une forme de modernité. Le suivre dans tous ces lieux liés à son histoire nous a donné le sentiment d’entrer dans une forme de dialogue intime avec lui. C’était comme s’imprégner de cette force intérieure qui l’habitait et que nous avons souvent ressentie comme un vent en poupe pour nos efforts.
napoleon.org : Qu’aimeriez-vous que les lecteurs ressentent en découvrant votre ouvrage ?
Annabelle Matter et Alexis Gerard : Que le livre dans son ensemble puisse être apprécié sous différents prismes, celui de la photographie d’art comme celui de l’histoire. Que les photographies puissent faire voyager les lecteurs à travers l’épopée de Napoléon, dans sa géographie et dans son histoire. Qu’il donne envie à ceux qui les regardent d’en savoir un peu plus sur l’Empereur, de lire les légendes et les magnifiques textes de Jean-Christophe Buisson qui les illustrent. Qu’il permette au lecteur de pénétrer et de ressentir la charge émotionnelle propre à tous ces sites, de s’imprégner en quelque sorte de l’esprit de ces lieux.