I. Delage : Quelles ont été les motivations de votre dernier ouvrage ?
Bruno Colson : L'idée d'un recueil des paroles de Napoléon sur la guerre vient de mon ami Hervé Coutau-Bégarie, professeur de stratégie à l'Ecole de guerre. Il existe depuis longtemps des éditions rapportant ces paroles mais elles ne donnent pas l'origine des citations. Il s'agissait ici de tout vérifier, de préciser les références et de donner une certaine cohérence à l'ensemble. Ce que Napoléon a dit se trouve dans sa correspondance, dans ses dictées de Sainte-Hélène, dans des mémoires. Il a fallu tout passer au crible. J'ai privilégié ce qui avait une portée générale : les réflexions sur la nature de la guerre, les aspects humains éternels, les caractéristiques d'une bataille, la lecture des théoriciens de la guerre. J'ai évité dans la mesure du possible les passages où Napoléon justifie ses décisions dans ses propres campagnes, sauf si des réflexions d'ordre général les accompagnent.
I.D. : Vous utilisez le plan du livre "Vom Kriege" de Clausewitz pour présenter les écrits de Napoléon : pourquoi ce choix ?
Br. C. : Cet ouvrage est étudié depuis longtemps mais il a fait l'objet de nouvelles analyses ces dernières années. Elles montrent notamment que la volonté de son auteur était d'aider les officiers prussiens à structurer leurs propres réflexions sur la guerre. « Vom Kriege » est basé sur une analyse des guerres napoléoniennes mais ne donne pas de recettes de victoire. Son but est d'aider à « penser la guerre », pour reprendre le titre de Raymond Aron. Clausewitz a souligné que la guerre se caractérise toujours par un contexte de dangers, de peurs, d'incertitude, de jeu des probabilités et du hasard. Or ce sont des aspects que Napoléon a particulièrement compris et en grande partie maîtrisés, ce qui a fait sa force. Depuis longtemps, certaines réflexions de Napoléon m'avaient paru d'une proximité étonnante avec celles de Clausewitz. Celui-ci n'aurait pas désavoué une démarche utilisant ses concepts : il appelait précisément ses lecteurs à le faire. C'est la pratique de la guerre par Napoléon qui a révélé à Clausewitz la nature profonde du « phénomène guerre ». Il a qualifié l'empereur des Français de « dieu de la guerre », même s'il le détestait à bien des égards. J'ai donc essayé d'organiser les paroles de Napoléon selon le plan du texte de Clausewitz. J'ai été étonné du résultat.
I.D. : Votre livre n’est pas un simple recueil de textes et de citations, vous analysez aussi les propos de Napoléon : comment qualifieriez-vous sa stratégie militaire, dans quels domaines ses apports ont-ils été particulièrement nouveaux ?
Br. C. : Napoléon a compris que la Révolution donnait à la France de nouvelles possibilités pour accroître sa puissance : armée de conscription au réservoir humain presque sans limites, force du sentiment national, égalité en droits profitable à la bourgeoisie au détriment de la noblesse, attrait des idées de progrès véhiculées par les Lumières, etc. Officier de métier formé dans les écoles de l'Ancien Régime, il connaissait parfaitement les progrès réalisés par l'armée française : fractionnement des armées en divisions permettant plus de souplesse, artillerie beaucoup plus mobile grâce à Gribeauval, amélioration de la cartographie et du fonctionnement des états-majors.
Pour amalgamer et maîtriser tous ces apports, il fallait une personnalité non seulement perspicace mais au caractère particulièrement fort. Il a été là au bon moment pour tirer parti de ces innovations. Il a développé chez ses soldats le sentiment de l'honneur, jusque-là réservé à la noblesse. Cela peut paraître paradoxal mais il a traité ses soldats comme des hommes et cela lui a permis de leur demander des efforts surhumains. Napoléon a pu les faire marcher à des vitesses inégalées jusque-là, il a créé un nouveau métier militaire, fondé sur les compétences et plus sur la naissance. Il a aussi, le premier, utilisé des corps d'armée, regroupant deux ou trois divisions. Cela permit à la Grande Armée, en 1805 et en 1806, de progresser sur des itinéraires différents pour envelopper ses adversaires (Ulm, Iéna). La manoeuvre d'enveloppement était connue depuis la préhistoire mais « la guerre est un art simple et tout d'exécution » a dit Napoléon. Il a trouvé les moyens d'exécuter des mouvements alors impossibles pour ses adversaires. D'une façon plus générale, Napoléon est un des personnages de l'histoire qui ont le mieux compris ce qui se passait dans une guerre, comment conduire les hommes, comment faire la part du calcul et du hasard. Il avait ses limites et il a fini par être battu mais il a saisi certaines choses et cela peut toujours faire réfléchir.
I.D. : Les raisons de l’échec d’un système proviennent souvent du système lui-même : qu’en est-il des échecs militaires de Napoléon ?
Br. C. : Les armées autrichienne, prussienne, russe ont analysé leurs défaites face à Napoléon. Elles ont opéré des réformes. En modifiant au minimum leur base sociale, elles adoptèrent le système des corps d'armée, firent appel, même de façon modérée, au sentiment national, et surtout leurs souverains comprirent qu'ils devaient s'unir pour renverser l'hégémonie française. Le poids du nombre était là en 1813 mais la qualité aussi. Même si elle était très peuplée à l'époque par rapport aux autres puissances, la France avait progressivement perdu ses meilleurs soldats, alors que les alliés avaient amélioré leurs armées. Surtout, Napoléon ne voulut rien céder, alors que les alliés étaient prêts à le laisser sur le trône moyennant une modération de ses ambitions. Tous les généraux font des erreurs à la guerre. L'orgueil de Napoléon l'enferma dans une position où il ne pouvait plus s'en permettre, ce qui est impossible à la guerre.