Irène Delage : Chantal Prévot, vous proposez dans votre premier ouvrage, un panorama de la vie du monde rural sous l’Empire : qu’est-ce qui a « lancé » ce travail ?
Chantal Prévot : Mes premières recherches sur la vie quotidienne dans les campagnes, comme dans les villes d’ailleurs, ont été suscitées par des questions de lecteurs ou d’internautes. Puis ces recherches ont servi de base de travail à des études réalisées au sein de la Fondation Napoléon. En tant que bibliothécaire, je bénéficie de fait d’un formidable réseau d’information ! Livres neufs et anciens, revues actuelles ou historiques, brochures, passent par mes mains pour être catalogués, indexés et mis à la disposition du public. L’émergence de bibliothèques numériques sur Internet a encore enrichi l’offre documentaire : chargée d’un répertoire de textes napoléoniens en ligne, je suis en quelque sorte aux premières loges pour recueillir l’information.
I.D. : Dans votre introduction vous rappelez que la culture rurale est essentiellement une culture orale, quelle a été votre démarche et quelles sources avez-vous pu sonder pour surmonter cet écueil ?
C. P. : C’est une recherche, voire une quête, passionnante, car les détails et les réalités de la vie quotidienne sont à traquer au détour des récits biographiques, dans les descriptions de voyage, les correspondances privées, les rapports administratifs et toute une littérature dite populaire ou à vocation pratique. Je pense aux manuels de cuisine, d’agriculture, ou encore aux abécédaires d’apprentissage de lecture destinés aux enfants. La plupart était à thème, et déclinait ainsi de précieuses observations sur la vie courante. Le support de l’image, estampes ou gravures, apporte également son lot d’informations.
I.D. : À l’issue de vos recherches, comment définiriez-vous le monde rural ? Vous explorez plusieurs régions, très différenciées les unes des autres, et des situations sociales diverses, existe-il cependant des points communs transversaux ?
C. P. : Le monde rural vivait avec une forme de fatalisme qui permettait de supporter certaines situations physiques et morales difficiles, mais qui n’était pas dénuée de bon sens, voire de malignité. La recherche du bonheur existait bien, au-delà de ce qui pouvait sembler être de la résignation aux yeux des élites. Mais ce bonheur passait par de petites choses et se disait peu.
I.D. : Ne pourrait-on pas définir deux temps qui se superposent, un temps long qui montre que le mode paysan n’a que peu évolué depuis le XVIIe siècle (cadre de vie, mentalités), et un temps plus court, celui de l’adaptation aux bouleversements du XVIIIe siècle et de la Révolution française ?
C. P. : C’est tout à fait cela. De prime abord, les rythmes et les modes de pensée semblent immuables, soumis aux caprices des saisons et des autorités, royale comme impériale, religieuse comme superstitieuse. Mais lorsqu’on regarde d’un peu plus près, lorsqu’on prend le temps de s’attarder avec les paysans, les artisans, les ouvriers et les petits notables des bourgs et des villages, on s’aperçoit que la façade cache de profonds changements. Le plus souvent, d’ailleurs, ils se font silencieusement et à l’insu de leurs auteurs. C’est tout d’abord une ouverture au monde plus grande, qui tient à plusieurs facteurs : l’amélioration de l’état du réseau routier facilite les échanges tant commerciaux qu’intellectuels ; amenés à traverser l’Europe du nord au sud, et de l’est à l’ouest, les jeunes conscrits reviennent dans leur foyer avec de nouvelles habitudes de vie ; l’intensification de l’activité des industries locales et nationales introduit dans les campagnes des objets et des qualités d’objets jugés jusqu’alors « de luxe ».
Ainsi, les jeunes filles recherchent des étoffes moins rêches, les jeunes gens prennent l’habitude d’aller au cabaret les dimanches et d’y boire des bières, la salle commune des habitations se pare d’une horloge… L’augmentation des salaires (surtout pour les employés de l’agriculture et les propriétaires agricoles) va permettre d’assouvir ces désirs de plus de confort et de loisir.
Ces changements ont entraîné de fortes critiques d’une partie des élites dirigeantes, administrative ou religieuse. Car pour elles, un bon campagnard, si on peut dire, devait être un campagnard besogneux, qui se contente de son sort si dur fut-il, car c’était là son destin. Les élites minimisaient les échos de la Révolution et de ses idéaux de liberté dans les campagnes. Le modèle social et économique semblait avoir résisté au « Grand bouleversement » comme on se plaisait à qualifier les dix années de troubles révolutionnaires. Pourtant les germes, encore une fois tant sociaux qu’économiques, étaient plantés. Et même si leur croissance fut longue, ils modifièrent radicalement les fondements de la société campagnarde. Un dernier exemple pour illustrer ce propos : la piété familiale, patriarcale plus précisément, va commencer à se déliter. Le respect absolu du Pater familias, de ses décisions (comme celle du choix du métier de ses fils, l’aîné devant forcément reprendre la suite de son père), ne va plus aller de soi. L’idée de construire sa propre destinée au-delà de l’héritage familial et social va s’imposer.
I.D. : Qu’aimeriez-vous que le lecteur du XXIe siècle retienne de cette rencontre avec la société rurale du début du XIXe siècle ?
C. P. : Du respect pour ces petites gens qui n’ont laissé que peu de traces et de souvenirs, et ont beaucoup peiné. De l’étonnement et de l’amusement pour des traits de vie de ces hommes et de ces femmes dont les mœurs et les mentalités ne sont pas toujours si éloignées des nôtres. À peine deux cents ans, cela représente cinq, six générations. Presque nos grands-parents !