D. Delattre : les rouleaux d’Herculanum donnés au Consul Bonaparte (2010)

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En 1802, au terme de négociations diplomatiques, le roi Ferdinand IV de Naples fit "don" au Premier Consul Bonaparte de six rouleaux de papyrus antiques retrouvés lors des fouilles d'Herculanum, parmi les plus beaux spécimens mis au jour. Soucieux d'en déterminer le contenu, Bonaparte les confia à l'Institut de France. Que sont-ils devenus ? Propos recueillis par Chantal Prévot et François Houdecek (avril 2010).
D. Delattre : les rouleaux d’Herculanum donnés au Consul Bonaparte (2010)
Daniel Delattre (c) Ch. Lheureux-Prévot.

Pour répondre à cette question et comprendre l'intérêt d'un tel présent, nous avons interrogé Monsieur Daniel Delattre, spécialiste de papyrologie grecque et directeur de recherche CNRS-IRHT (Institut de Recherche et d'Histoire des Textes) à l'Université de Paris IV-Sorbonne. Depuis de nombreuses années, il s'occupe de déchiffrer des rouleaux d'Herculanum tant à Naples qu'à Paris. Ses réponses précises et passionnantes nous ont permis de compléter l'enquête sur l'origine et l'histoire d'un cadeau diplomatique fait à Bonaparte.

François Houdececk et Chantal Lheureux-Prévot : Pouvez-vous nous raconter brièvement la découverte des rouleaux d’Herculanum ?

Turner, <i>L’éruption du Vésuve</i>, 1817 (c) D.R. » /><STRONG>Daniel Delattre :</STRONG> Rappelons les faits : l'éruption en 79 après J.C. du Vésuve fut catastrophique. Plusieurs milliers d'habitants des villes de Pompéi et d'Herculanum périrent, victimes des chutes de pierres volcaniques, de gaz asphyxiant et, spécialement à Herculanum, des coulées de lave ardente. Les deux agglomérations furent rayées de la carte, ensevelies sous des tonnes de cendres. Les premières fouilles furent entreprises au 18e siècle, tenant plus, d'ailleurs, de l'excavation minière que du dégagement minutieux que nous connaissons actuellement en archéologie. On creusait des puits de mine, puis des galeries souterraines horizontales et, au fur et à mesure de l'avancée du boyau, les ouvriers remontaient à la lumière dans des paniers les objets dégagés à la pioche. C'est ainsi que la Villa dite des Papyrus fut découverte par hasard en 1752, et qu'une salle carrée, d'un peu plus de 3 m de côté et tapissée d'alvéoles, fut dégagée: il s'agissait à l'évidence d'une bibliothèque. <BR><!-- /paragraph2 --></p>
<p><!-- paragraph3 --><img decoding=Les volumina – ces rouleaux de papyrus enroulés sur eux-mêmes – étaient encore en place, non pas brûlés par le feu, mais carbonisés à très haute température, entre 310 et 320°, comme dans un four. Ce desséchement intense et extrêmement rapide, en l'absence d'oxygène, les avait figés en un bloc compact charbonneux et très fragile.
Dès que les « antiquaires » de l'époque comprirent l'intérêt de ces découvertes, les rouleaux furent considérés comme des trésors précieux du royaume de Naples. On tenta immédiatement de les ouvrir pour les décrypter. Il apparut assez vite qu'il s'agissait d'une bibliothèque philosophique en langue grecque. Nous savons désormais avec une quasi-certitude que cette collection d'oeuvres épicuriennes était conservée dans la villa balnéaire de la famille des Pisons, belle-famille de César, et qu'elle avait appartenu à un philosophe hellénophone de ce courant nommé Philodème. C'est l'unique ensemble de livres de l'Antiquité qui soit parvenu jusqu'à nous dans son entier, même si la compréhension des textes retrouvés reste fragmentaire.

F. H. et C. L.-P. : Comment l’Institut de France est-il entré en possession de ces six rouleaux ?

Rouleau carbonisé complet,  PHerc.Paris 4(c) D.DelattreD. D. : Par le jeu diplomatique, tout simplement. Lorsqu'en 1802, le roi de Naples et des Deux-Siciles, c'est-à-dire Ferdinand IV, dut négocier la paix avec la République française, il s'engagea non seulement à restituer « les statues, tableaux et autres objets d'art qui ont été enlevés à Rome [où l'armée française les avait transportés quelque temps plus tôt] par les troupes napolitaines » (article 8), mais également, au terme de négociations menées en coulisse, à « donner » des objets intéressants trouvés à Herculanum et à Pompéi. Charles Alquier, nommé ministre plénipotentiaire en cette affaire, réussit à ne pas froisser Ferdinand IV de Naples et ses conseillers, en récupérant de bien belles choses sous la forme plus acceptable d'un cadeau.

C'est ainsi que des vases, en assez grand nombre, et nos chers rouleaux arrivèrent à Paris. Escortée par un des conservateurs du musée de Naples, Francesco Carelli, la précieuse cargaison fut acheminée en 1803 par bateau jusqu'à Marseille, puis par voie de terre jusqu'à Paris. Elle fut tout de suite apportée à Malmaison pour en  faire une mini-exposition privée, en présence de Napoléon et de Joséphine. En ce qui concerne les rouleaux, ils furent donnés rapidement à l'Institut de France, à charge pour les savants d'essayer de les dérouler. Le célèbre Gaspard Monge, mathématicien de formation mais féru d'archéologie depuis sa participation à l'Expédition d'Égypte, et Vivant Denon, le « fondateur » du Louvre, furent expressément nommés par le Premier Consul pour accomplir cette tâche.

F. H. et C. L.-P. : A-t-on tenté, dès le début du 19e siècle, de décrypter un ou plusieurs rouleaux ?

Vue en coupe du rouleau par scanner (c)VisCenter, University of Kentucky, LexingtonD. D. : Hélas oui ! Pourrait-on dire. Pour comprendre l'affaire, il faut revenir un peu en arrière. A la fin du 18e siècle, l'abbé Piaggio, qui était en charge, à Naples, des manuscrits d'Herculanum, conçut une machine géniale (on n'a pas fait mieux depuis) pour dérouler au mieux les fins de ces rouleaux très serrés et cassants. Les longues bandes déroulées par ce procédé étaient ensuite dessinées, et les dessins revus par des académiciens d'Herculanum hellénistes, et corrigés (éventuellement), après réexamen des originaux, par les dessinateurs-dérouleurs. Le prince de Galles de l'époque, futur roi Georges IV, se passionna pour cette découverte. Il profita des excellentes relations entre l'Angleterre et le royaume des Deux-Siciles pour envoyer en 1802 à Naples son chapelain, le révérend John Hayter spécialiste des oeuvres antiques, pour travailler sur les papyrus. Hayter prit la direction des opérations de déroulement, renforça les équipes, fit exécuter des relevés très précis des colonnes de texte.

Lorsque les Français envahirent le sud de l'Italie en 1806, Hayter suivit aussitôt le roi des Deux-Siciles en exil à Palerme. Le souverain resta dans l'île avec ses trésors antiques jusqu'en 1809, mais Hayter regagna pour sa part l'Angleterre dès l'année suivante, en prenant soin d'emporter avec lui toutes les copies des textes exécutées à Naples depuis 1754. Celles-ci sont aujourd'hui conservées à la bibliothèque Bodléienne, et connues comme « apographes d'Oxford ».
Hayter savait, bien sûr, que quelques très beaux papyrus avaient été envoyés à Paris. Mais il lui fallut attendre la chute de l'Empire pour que, en tant que sujet de Sa Gracieuse Majesté, il puisse fouler le sol français. Il se fit accompagner par un lord, Sir Tyrwhitt, lui aussi féru d'antiquités. Ils apportaient avec eux un exemplaire de la fameuse machine de Piaggo afin de tenter de dérouler un ou plusieurs des papyrus conservés à l'Institut de France. Cela se passa en janvier 1816, devant la commission chargée de surveiller le déroulement. Deux personnalités s'en détachent : l'ingénieur Pierre-Claude Molard et l'archéologue Raoul Rochette. Grâce à ce dernier (qui a laissé un rapport lu à l'Académie le 31 janvier 1817), nous savons que la Commission a assisté, impuissante, à la destruction entière d'un rouleau, sans arriver à lire ni le titre (final) du livre ni le nom de son auteur !

F. H. et C. L.-P. : Y a-t-il eu des tentatives d’ouverture ultérieures des autres rouleaux de l’Institut au cours du 19e siècle ?

D. D. : Nous avons effectivement connaissance d'un deuxième essai, plus tardif, en 1877. Un rouleau fut acheminé, juste en face de l'Institut, au laboratoire du Louvre, pour être ouvert, nous dit une note, à l'aide d'un « petit moulin ». Le résultat de cette expérience, qui reste encore mystérieuse, semble avoir été négatif. Sans doute la petite portion de rouleau conservée aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Institut (avec les deux derniers rouleaux intacts, désignés désormais comme PHerc.Paris.3 et 4) est-il ce qui reste de ce deuxième papyrus malheureux.
Quant aux cinquième et sixième rouleaux, ils connurent une histoire plus mouvementée. En 1985, ils furent emportés à Naples par un membre de l'Institut, sollicité par le Professeur Gigante, qui y avait fondé en 1969 le CISPE (Centre international pour l'étude des papyrus d'Herculanum). Là, on tenta de décoller, à l'aide d'une nouvelle méthode dite « d'Oslo », les couches de papyrus les unes des autres. Le résultat fut mitigé : l'un des rouleaux a littéralement explosé en cours d' « épluchage » (en plus de 300 morceaux !), et sa reconstruction laisse bien peu d'espoir. L'autre en revanche, le PHerc.Paris.2, offre une fin un peu moins morcelée. Les rouleaux sont revenus à Paris en 2002. Ils se présentent désormais sous  la forme de centaines de fragments isolés (de tailles variables) et sont conservés dans de nombreuses boîtes.
Ainsi la Bibliothèque de l'Institut de France ne possède plus désormais que deux rouleaux intacts, à quoi s'ajoutent deux autres rouleaux, réduits à l'état de fragments depuis 1987 ; du cinquième rouleau il ne subsiste qu'un quart mutilé provenant d'une tentative infructueuse d'ouverture en 1877, et plus rien du sixième rouleau, détruit en 1816.

F. H. et C. L.-P. : A-t-on réussi à déchiffrer les rouleaux conservés à l’Institut ?

Fragments de papyrus du rouleau PHerc. Paris 1 (c) D. DelattreD. D. : Au final, un seul rouleau est actuellement à l'étude puisque, sur le lot initial de six, deux ont été réduits en poussière, le contenu (en grec ou en latin?) de deux autres,  encore intacts, est pour l'heure inaccessible, et  l'état du cinquième, qui a explosé lors de l'opération d'ouverture,  laisse mal augurer de sa reconstitution future.
Il ne reste donc que le sixième, celui qui est inventorié sous la cote PHerc.Paris.2, pour l'instant en cours d'examen. Les colonnes, à ce jour lues et transcrites, permettent de savoir que c'est un livre en grec que le philosophe Philodème (vers 110 – 35 avant J.C.) avait consacré à la calomnie et aux calomniateurs dans sa vaste série Sur les vices ; et, chose émouvante, on y a lu le nom de Virgile parmi ceux des quatre dédicataires de ce rouleau, membre du cercle poétique de Mécène. Mais le puzzle que représentent tous ces morceaux épars est encore fort loin d'être reconstitué.

F. H. et C. L.-P. : Quels sont les projets de l’Institut de France et, éventuellement de l’Institut de Papyrologie où vous travaillez, en ce qui concerne les deux rouleaux intacts ?

Mon équipe, rattachée institutionnellement à l'Institut de Papyrologie, et moi-même travaillons conjointement, depuis 2007, avec une équipe universitaire américaine du Kentucky disposant d'une nouvelle technologie d'investigation des objets archéologiques, qui combine les rayons-X et la résonance magnétique nucléaire. Nous espérons pouvoir, dans un avenir assez proche, déchiffrer, couche après couche, le texte conservé, sans toucher aux papyrus si friables, c'est-à-dire sans les ouvrir. Le procédé repose sur la mise en évidence, grâce aux impuretés présentes dans l'eau utilisée autrefois pour diluer l'encre végétale, des traces de lettres qui subsistent sur les strates successives du rouleau. Nous n'en sommes pour l'heure qu'aux prémices de cette technologie non invasive et au stade des essais. Sans doute les rouleaux offerts à Bonaparte recèlent-ils d'autres oeuvres antiques oubliées, ou que l'on croyait à tout jamais perdues. L'avenir et le progrès technique devraient probablement nous en apprendre davantage.
 
 

Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement, pour leur disponibilité et leur accueil, Mme Mireille Pastoureau, Directeur-Conservateur de la Bibliothèque de l'Institut de France, et Mme Fabienne Queyroux, Conservateur en chef chargé des collections de manuscrits de la Bibliothèque de l'Institut de France.

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