E. de Waresquiel ou la tentation de l’impossible, les Cent-Jours (2008)

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Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, docteur en histoire, ingénieur de recherches à l'École pratique des hautes études, auteur d'une biographie de Talleyrand, le prince immobile (Fayard, 2003), et du Duc de Richelieu (Perrin, 1991) ainsi que d'une Histoire de la Restauration (avec Benoît Yvert ; Perrin, 1996), Emmanuel de Waresquiel nous offre ici, dans ce qui est une véritable « biographie » des Cent-Jours, la tentation de l'impossible le récit passionnant  d'un ballet dramatique dont tous les acteurs sont auscultés avec critique mais sans parti pris. Une étude panoramique, vivante et vibrante de cet événement, creuset de la France du XIXème et du début du XXème siècle. (Propos recueillis par I. Delage, oct. 2008)   E. de Waresquiel a reçu le prix Chateaubriand 2008 pour cet ouvrage.
E. de Waresquiel ou la tentation de l’impossible, les Cent-Jours (2008)
Emmanuel de Waresquiel © DR

I.D. : Votre livre sur les Cent-Jours se détache de l'historiographie dominante, en ce sens qu'il ne s'agit pas seulement des Cent-Jours de Napoléon : vous présentez tous les points de vue, et plus particulièrement celui de Louis XVIII et de son camp. Comment en êtes-vous arrivé à choisir cette perspective ?

E. de W. : Dans l'historiographie traditionnelle, deux choses me contrariaient. D'une part, le fait qu'il n'y ait qu'un seul point de vue, d'autre part le fait que nous n'ayons que des ouvrages de synthèse. Ainsi, l'événement n'était pas vu, à mon avis, dans la globalité des points de vue, et n'était pas raconté. C'est ce que j'ai essayé de faire : étudier l'ensemble des points de vue, dans un récit analysé. Enfin, je me suis d'abord posé la question suivante : les Cent-jours sont-ils l'ultime parade d'une épopée napoléonienne finissante, ou pourraient-ils être autre chose que les Cent-Jours de Napoléon ? S'ils sont quelque chose d'autre, ne pourraient-ils pas être le début de l'histoire du XIXe siècle, et en particulier le recommencement de la révolution française ? Celle-ci reprendrait forme à l'occasion des Cent-Jours, comme un second cycle qui commencerait en 1815, traverserait tout le XIXe siècle, et contiendrait les révolutions de 1830, 1848 et 1871, jusqu'à la Première Guerre Mondiale.

Considérés dans leur globalité, du point de vue des vainqueurs, comme du point des vaincus, les Cent-Jours sont, pour moi, la clé de compréhension d'une grande partie des XIXe et XXe siècles. C'est comme cela aussi que je replace cet événement dans le temps long de l'histoire, en faisant des parallèles avec les révolutions du XIXème siècle, mais aussi la défaite de 1940 ou le putsch d'Alger de 1961.
A partir du moment où l'on se dit que les Cent-Jours sont le début de quelque chose, et pas la fin de l'Empire, on est forcé de les voir différemment ; si l'on pense que c'est la fin de l'Empire, on se positionne forcément du côté de Napoléon ; si l'on pense plutôt que c'est le début de quelque chose, on se place aussi du côté de ceux qui ont subi son retour, on regarde les Cent-Jours à l'envers, à contre-jour. Les vaincus d'hier sont alors les vainqueurs de demain.


I.D. : Après votre passionnante biographie de Talleyrand, vous nous offrez ici la biographie d'un événement (les Cent-Jours) et d'une collectivité multiple (les Français). Quelles difficultés rencontre-t-on dans ce genre de travail ?

E. de W. :
La biographie d'un événement oblige à élaborer un récit, et dans ce cas, en premier lieu, un récit d'historien, non pas d'auteur de fiction. C'est-à-dire qu'en tant qu'historien, je porte la critique de mon récit dans le récit lui-même. A chaque fois je m'interroge sur les témoignages que je rapporte dans mon livre, sur la période d'écriture de ces témoignages et sur leur possible recomposition de la part de leurs auteurs, 20 ou 30 ans après les faits. Tous les protagonistes des Cent-Jours ont été tentés d'introduire dans leurs récits la cohérence d'une période qui ne l'était pas du tout. En 1815, les Français ont dû subir trois changements de régime en trois mois. Ils sont sortis en miettes de cet épisode d'une violence politique et physique terrible. La honte des parjures et des serments à répétition les a amenés à se réinventer une dignité et une cohérence qu'ils avaient, pour beaucoup, perdues.

 
I.D. : Cependant, la dimension romanesque est très présente dans votre récit, votre étude des Cent-Jours se lit comme un roman.

E. de W. : Je n'ai pas voulu écarter la dimension romanesque de mon récit, mais elle se doit d'être cachée, dans la construction même de celui-ci. Par exemple je relate la journée du 20 mars, en introduction du livre et sans tenir compte de l'ordre chronologique de l'événement, heure par heure, ce qui me permet d'exposer les différents points de vue de mes protagonistes, en une sorte de « 24h chrono ». Mon texte est traversé également de nombreux portraits, parfois très développés, de personnages connus, comme Louis XVIII, Napoléon, Talleyrand, Fouché, Blacas, La Fayette, Benjamin Constant, Wellington, Blücher. Ils donnent le ton et sont autant de clefs d'explication au récit dans la mesure où ils sont saisis au coeur même des évènements auxquels ils participent Mais je me suis aussi intéressé aux anonymes de cette histoire, les gardes nationaux qui, le 20 mars, étaient de faction aux Tuileries, les « voltigeurs du Roi » qui les quittèrent dans la nuit, les demi-soldes et les officiers d'active qui l'investirent dans la journée pour le compte de Napoléon. Tous ces « sans grades » portent des univers et projettent des représentations contradictoires. Il est aussi des « protagonistes » inattendus. Le silence ou la nuit, par exemple. Le 20 mars, ceux-ci ont été considérés très différemment par les royalistes et les bonapartistes. Paris, le 20 mars,  était calme, au moins jusqu'à la fin de la matinée. Pour les royalistes, le silence de ce matin-là est sinistre, chargé d'effroi, comme un écho au silence de l'exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, tandis que pour les bonapartistes, il est le signe de l'attente calme et maîtrisée du grand homme qui allait faire son apparition dans la soirée. On retrouve les mêmes contradictions d'interprétation avec la  nuit. Napoléon arrivé le 20 mars à 9 heures du soir. Il fait nuit : pour les royalistes,  cette nuit est bien sûr celle du voleur, de l'escamoteur du pouvoir, c'est aussi la nuit de la Bérézina, tandis que pour les bonapartistes, elle est la nuit du démiurge et du sauveur,  la nuit de l'infini, une nuit déjà romantique. Ce sera bientôt la nuit de Sainte-Hélène.

I. D. : La richesse des points de vue que vous présentez révèle la dimension symbolique des Cent-Jours…

E. de W. : En effet, derrière les faits, les représentations symboliques prévalent et, comme le dira plus tard un préfet de la Restauration,  « les imaginations travaillent ». Les Cent-Jours sont chargés de symboles comme ceux des couleurs, (tricolore / blanc), qui elles-mêmes portent des représentations imaginaires (gloire / paix,  fidélité / trahison, liberté / égalité, patrie / étranger). Ces éléments sont très importants, compte tenu de la surenchère du discours symbolique développé pendant les Cent-Jours, et particulièrement, avec succès, par les bonapartistes.

I. D. : Comment expliquez-vous la facilité pour les bonapartistes, et la difficulté pour les royalistes, à développer ce discours symbolique ?

E. de W. : Par le poids des héritages : Napoléon portait en lui 25 ans de guerres révolutionnaires et impériales, des victoires, de la gloire et du fantasme. Il était à cheval. Louis XVIII sortait de 25 ans d'exil aux quatre coins de l'Europe, il était vieux, goûteux, gros et podagre. D'autre part, dans ce retour, au moins au début, Napoléon s'inscrivit dans le sillage de la Révolution et revendiqua à nouveau une légitimité d'incarnation personnelle au peuple. Louis XVIII portait l'expérience, courte, seulement 8 mois, d'un régime nouveau et inhabituel aux Français, un régime de monarchie constitutionnelle hérité d'un modèle étranger, anglais, et mis en place par une élite avant tout soucieuse de paix et de prospérité économique. De façon étonnante, Napoléon apparaît plutôt comme « l'héritier », et Louis XVIII comme « le parvenu », sans racines politiques profondes dans le pays, malgré la conservation du système administratif de l'empire.

I. D. : Vous faites un portrait très fin du roi Louis XVIII, notamment au moment où il apprend la nouvelle du débarquement de Napoléon, ou après la défaite de Waterloo. Alors qu'on a l'image d'un roi manoeuvré  par un entourage très présent, vous montrez qu'il n'a pas été si attentiste que cela.

E. de W. : Deux éléments caractérisent Louis XVIII, à mon avis : la lucidité, le pragmatisme politique. Après tout, il est le seul des souverains qui régnèrent en France après la révolution, à mourir sur son trône, en 1824, malgré les Cent-Jours ! Lorsqu'il apprit le débarquement de Napoléon, Louis XVIII ne crut pas comme son entourage à une arrestation facile de Napoléon, il estimait au contraire que la Révolution recommençait. Il avait aussi bien compris les évolutions françaises, et avait su prendre en compte en juin 1814, à son retour au pouvoir, les acquis de la Révolution française, à travers l'octroi d'une Charte constitutionnelle  incroyablement moderne, respectueuse des principes de liberté, d'égalité civile, organisant le partage de la puissance législative entre le roi et deux chambres.
Enfin le dernier point qui caractérise fortement Louis XVIII, c'est la solitude du pouvoir qu'il exerçait alors, un point commun qu'il partage avec Napoléon. Une solitude familiale, car il était sans héritier direct, et se retrouvait sous la pression politique de son frère cadet, héritier naturel au trône et porteur d'une opposition de droite ultra-royaliste.
Louis XVIII fut seul aussi face à l'Europe. Selon moi, si la 6ème coalition se forma d'abord contre Napoléon, elle se retourna très vite contre la France, et contre Louis XVIII lui-même. Les Alliés estimèrent en 1815 que la France était récidiviste, qu'on lui avait réservé un sort beaucoup trop clément en 1814 (restitution des frontières de  1792, pas d'indemnités de guerre à verser, ni d'occupation militaire à subir sur son territoire), et que Louis XVIII n'avait clairement pas été capable, malgré ces conditions favorables, de maintenir la paix en France. Aussi  n'était-il plus l'homme de la situation. Quand ils ne lui furent pas sourdement hostiles, les Alliés envisagèrent carrément de le remplacer. L'un des candidats sérieux à sa succession était le cousin de Louis XVIII, le duc d'Orléans. La défaite de Waterloo fut une défaite pour tout le monde, et quand les Alliés occupèrent la France, ils occupèrent autant la France de Napoléon que celle de Louis XVIII.

I. D. : Ayant peu de marges de manoeuvre, Louis XVIII choisit de quitter Paris (vous intitulez ce chapitre Délit de fuite), puis de franchir la frontière et de se réfugier à Gand. Quelles conséquences durables ces décisions vont-elles avoir ?

E. de W. : Du point de vue de l'historiographie dominante, l'émigration de 1815 a été longtemps considérée comme la reprise de celle de Coblence et de l'armée de Condé en 1792-1793. En réalité, j'essaie d'expliquer que le départ de 1815 ne ressemble en rien aux représentations classiques que l'on a de l'émigration. Il s'agit plutôt d'un exil politique, dans la pompe un peu vide d'une cour et d'un gouvernement reconstitué. Contrairement à Louis XVI arrêté à Varennes en juin 1791, Louis XVIII quitte volontairement les Tuileries pour la Belgique, sous les acclamations des populations des villes du Nord. Il tente, à l'étranger d'incarner la nation, de créer une fidélité nationale à la monarchie. Ce qui va obscurcir ce message, c'est la force de l'idée de nation, à l'oeuvre pendant tout le XIXe siècle. Dans ce contexte le franchissement de la frontière, l'abandon du « sol sacré de la patrie », devient un parjure, un crime de lèse-nation. Cette représentation vaut en 1815, et cesse en 1940 avec l'exil du général de Gaulle qui le premier, parvient à incarner la nation, à l'extérieur. Les représentations se sont inversées.

I.D. : Quelle France se dressait devant Louis XVIII, comme devant Napoléon, en 1815 ?

E. de W. : La France de 1815 était complexe, divisée, c'était une France « puzzle », où s'affrontaient deux élites, l'une bonapartiste, l'autre royaliste, deux peuples, l'un bonapartiste, l'autre royaliste, etc. La détermination politique de chacun ne peut être comprise que si l'on se pose la question du positionnement des uns et des autres par rapport au passé, et notamment celui de la révolution française,  mais aussi du degré de déchristianisation du pays selon les régions. La transcendance impériale est laïque, tandis que la transcendance royale est restée religieuse et divine,  or dans certaines régions, comme le Midi, le catholicisme fait un retour en force en 1814 et les églises sont pleines. On assiste ainsi, dans le Nord, l'Ouest, le Midi, une partie du centre de la France, à l'expression de ce que l'on pourrait appeler un « royalisme populaire » qui se détermine également en fonction du degré de reprise économique du pays après la première abdication de Napoléon et le retour de la paix.

I. D. : Tout au long du récit, vous nous guidez jusqu'au coeur des passions françaises et des protagonistes de cette histoire. Vous mettez en évidence combien ce furent les événements qui dictèrent leur conduite et leurs décisions, et combien la communauté s'effaça devant l'individu.  « Ce sont les événements qui décident si l'on a tort ou raison », citez-vous quelque part.

E. de W. : En effet, au cours de cette période, les hommes se sont retrouvés brutalement seuls face à eux-mêmes, et face à des questions qui sont finalement intemporelles. Quels rapports part exemple doit-on entretenir entre la fidélité et le devoir ? Car si le succès du retour de Napoléon ne peut s'expliquer sans le ralliement spontané des soldats, les officiers se posèrent jusqu'au bout des questions de conscience, entre ce qu'ils appelaient « les souvenirs et les affections » et les « serments ». Je me suis beaucoup attaché à comprendre à partir de quoi se déterminaient les uns et les autres, ce qu'ils entendaient par l'honneur, la fidélité, la trahison, la patrie, la nation.
Et puis les sentiments qui firent agir ces Français de 1815 ne furent pas toujours des plus nobles. Le XIXe siècle est le grand siècle de l'ambition, de la vanité et des intérêts. Le « service neutre » des Cent-Jours est révélateur de ce que deviendra, jusqu'au marxisme, la surreprésentation d'un égoïsme bourgeois  qui retourne sa veste pour défendre ses intérêts et se montre oublieux des sentiments vibrants du peuple. En 1815, un petit objet symbolique, la girouette, servira à fustiger ces abandons.
Tous ces sentiments humains, nobles ou pragmatiques, sont  à l'oeuvre dans cette période des Cent-Jours qui est aussi une période de crise, et cela est passionnant à étudier en décrivant les Français tels qu'ils étaient en 1815 et tels qu'ils sont peut-être encore un peu aujourd'hui, conscients de la fragilité des choses et des êtres, sachants l'histoire toujours écartelée entre le cauchemar et l'épopée.

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