Eric Anceau, vous venez de publier une remarquable biographie de Napoléon III qui fera date dans l’historiographie du Second Empire. Tout d’abord, ce qui frappe en parcourant votre ouvrage c’est la somme colossale de documents (livres et archives) à laquelle vous faites référence. Depuis combien de temps travaillez-vous sur ce projet ? Et l’aviez vous commencé dans l’optique du bicentenaire ?
Une biographie comme celle-ci a été mûrie pendant plusieurs années, d'une certaine façon pendant vingt ans. Dès mes premiers pas d'historien consacrés aux centrismes en révolution, à l'industrialisation de la France et aux rapports entre la politique et l'industrie, puis aux députés du Second Empire, je me suis en effet intéressé à Napoléon III. Celui-ci n'est jamais loin, quel que soit le sujet du milieu du XIXe siècle que l'on aborde, tant il a touché à tout, tant il a eu de pouvoir et d'influence.
Plus précisément, j'ai été frappé en proposant un cours entièrement consacré à Napoléon III à l'Université inter-âges de Paris-Sorbonne voici quatre ans, par l'intérêt du public. Ce cours a rassemblé 500 personnes. Encore a-t-il fallu refuser du monde puisque nous ne disposions pas d'amphithéâtre assez grand ! Je l'ai repris avec le même succès au Collège universitaire de Saint-Cloud, l'année suivante. A la demande de ce public, j'ai décidé de publier une biographie du dernier empereur qui m'a permis d'approfondir encore mes recherches.
L'approche du bicentenaire a simplement facilité les contacts éditoriaux et a permis au travail de prendre du volume. Je tiens d'ailleurs à remercier la direction de Tallandier qui a accepté toutes mes demandes. J'ai donc pu développer comme je l'entendais tous les points que je jugeais fondamentaux. J'ai pu citer toutes mes sources – il y a plus de 1 500 notes à la fin de l'ouvrage, un luxe aujourd'hui pour un auteur. J'ai pu aussi proposer ce que je pense être la bibliographie la plus complète à ce jour sur le sujet.
Vous qui enseignez actuellement à Paris-Sorbonne et à l’IEP de Paris, pouvez-vous nous dire quelle image ont actuellement vos étudiants de Napoléon III ?
L'intérêt pour le dernier empereur que je viens d'évoquer chez le public érudit et âgé, se double aujourd'hui d'un intérêt très réjouissant auprès des jeunes générations.
Jacques-Olivier Boudon et moi-même avons ouvert cette année un cours de licence, à l'Université Paris-Sorbonne qui est entièrement consacré au Second Empire. Il rencontre d'ores et déjà un beau succès avec une centaine d'étudiants inscrits alors que notre Université offre pourtant un très grand choix d'enseignements en Histoire contemporaine (histoire religieuse, histoire coloniale, histoire de la Grande Guerre, histoire des relations internationales, histoire économique, histoire de la construction européenne, histoire comparée de la France et de la Grande-Bretagne,…).
Les étudiants prennent conscience que pendant trop longtemps l'histoire de la période est restée en déshérence au sein de l'Université, qu'elle a été laissée à des hagiographes ou à des détracteurs. Elle mérite beaucoup mieux. C'est ce que nous cherchons à démontrer, objectivement, scientifiquement.
Je suis surpris par la qualité de l'écoute, du questionnement et des exposés que nous font les étudiants au cours de cet enseignement. Cela démontre, à mes yeux, à la fois l'intérêt pour le sujet et sa résonance dans les esprits de chacun. Le Second Empire et son principal acteur, Napoléon III sont d'une grande modernité.
Justement, quels sont d’après-vous les grands événements à retenir du règne si l’on met de côté le Coup d’Etat et Sedan ?
En politique intérieure, Napoléon III fut le premier chef de l'Etat à établir un lien aussi direct et aussi personnel avec le peuple. Il joua la carte du suffrage universel dont le Second Empire fut un moment fondamental d'apprentissage par les Français, même si la doctrine de l'unanimité élaborée par Napoléon III lui-même l'incita à encadrer strictement ce même suffrage universel. Il usa de tous les vecteurs de la propagande de l'époque dans des proportions jamais approchées jusque-là. Dès les premiers mois de sa présidence, il multiplia d'ailleurs les voyages à travers la France pour porter des secours et des paroles de réconfort lors des catastrophes, mais aussi et surtout pour prendre le pouls de la nation. Il fut toujours préoccupé de l'opinion publique. S'il n'y avait pas de sondages à l'époque, le chef de l'Etat avait ses propres canaux d'information. Il créa le ministère de la Police générale principalement dans ce but. Les procureurs généraux et les préfets lui adressaient aussi régulièrement des rapports.
Il accomplit aussi une oeuvre sociale, économique et urbanistique sans précédent. En matière sociale, il dota la France d'une législation alors inégalée. Ce fut lui qui créa les retraites pour les fonctionnaires et autorisa le droit de grève en 1864. Il donna une vive impulsion aux sociétés de secours mutuels ou encore au logement populaire. En saint-simonien, il mit l'accent sur l'économie, pensant entre autres, que le sort des plus humbles s'améliorerait nécessairement grâce à l'essor de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. Rappelons que le système de crédit actuel avec le Crédit foncier et les grandes banques de dépôt comme le Crédit lyonnais ou la Société générale date de son règne. Rappelons qu'il donna une impulsion décisive au réseau ferré français. Rappelons enfin qu'il est à l'origine du traité franco-britannique de 1860 qui libéralisa les échanges. En matière urbanistique, il « inventa » Haussmann et nous lui devons la physionomie actuelle de notre capitale, une ville-lumière admirée du monde entier où furent organisées, à son instigation la deuxième et la quatrième Expositions universelles de l'histoire. Il n'en négligea pas pour autant le développement et la modernisation des autres villes du pays. Que l'on songe à Lyon, à Marseille, à Avignon, à Biarritz ou à Vichy pour ne citer que quelques exemples !
De tous les hommes politiques du XIXe s., Napoléon III fut enfin le plus ouvert sur l'extérieur et le plus préoccupé du devenir du monde. Son éducation cosmopolite ainsi que ses séjours durables en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie et même aux Etats-Unis l'y avaient préparé. Son règne, on l'oublie trop, fut un moment de retour de la France au premier plan de la scène internationale où elle ne figurait plus depuis 1815. Il connut de belles réussites dans les Balkans, au Moyen-Orient et outre-mer. Il joua un rôle décisif dans la création de la Roumanie. Il essaya d'accompagner les unités allemande et italienne. Il envisagea de transformer l'Algérie en un royaume arabe, car il pressentit l'émergence d'une nation dont il voulut faire de la France la protectrice et l'amie. Enfin et surtout, serais-je tenté de dire, il essaya d'établir un système de paix générale par la réunion régulière de conférences internationales. Il envisagea même un congrès permanent d'arbitrage et fut donc le précurseur de la SDN et de l'ONU. D'une certaine façon, il arriva trop tôt.
Qu’aimeriez-vous que le lecteur retienne de « l’ homme » Napoléon III et du « souverain » après la lecture de votre livre ?
J'aimerai que cette biographie contribue à la réévaluation de notre premier président de la République et de notre dernier souverain. Les étrangers sont toujours surpris de l'image que nous gardons de lui et, plus largement, de notre rapport à l'histoire qui fut récemment encore d'une actualité brûlante (je ne citerai ici que les affaires autour du passé colonial de la France). La France oscille perpétuellement de l'autoglorification (ce qui a le don d'irriter, à juste titre, les autres pays) à l'auto-flagellation (domaine où je me demande même si nous ne devançons pas, par moments, les Allemands de l'après 45). Il est temps que cela cesse et que nous assumions notre passé.
Pour en revenir à Napoléon III, il ne s'agit pas de nier ses fautes. Elles furent nombreuses et la biographie que je viens de publier n'en occulte, je crois, aucune. Mais il s'agit de mesurer ce qui fit l'originalité et le modernisme du personnage pour qu'il retrouve sa juste place dans la mémoire nationale.
Enfin, quels sont vos prochains projets ?
Outre l'enquête que je codirige sur les acteurs politiques de 1848 et qui devrait s'achever prochainement par la publication d'un dictionnaire et l'organisation d'un colloque international, je continue mes recherches sur le patronat du luxe de la capitale sous le Second Empire, mais j'ai aussi deux autres projets qui me tiennent très à coeur et que je vais essayer de faire aboutir dans un avenir proche :
Le premier est consacré au renouvellement des élites lors des changements de régime et, plus spécifiquement, en 1870, au moment de l'Empire libéral dont on sait que l'expérience n'ira pas au-delà de Sedan. L'histoire d'un échec donc.
Le second ambitionne de montrer que l'histoire politique contemporaine de notre pays est loin de se limiter au clivage gauche-droite (même si nous en sommes l'inventeur avec la partition qui s'opère dès les premiers jours de l'Assemblée nationale constituante de 1789). Il existe, en particulier au XIXe s., trois grandes familles politiques en France, symbolisées par les couleurs de notre drapeau (très schématiquement un courant hérité de l'Ancien Régime, un autre glorifiant 1789 et un dernier symbolisé par 1793). Elles n'ont certes pas toujours eu la même importance et ont connu leurs éclipses, mais elles perdurent. L'émergence récente du Modem – par-delà les difficultés que François Bayrou rencontre pour le faire vivre et qui sont, me semble-t-il, en grande partie dues à l'homme lui-même – apporte de l'eau à mon moulin et m'encourage à poursuivre mes investigations.