David Chanteranne : Après la vie trépidante d’une journaliste littéraire au quotidien Le Monde, pour quelle(s)
Françoise Wagener : Venir à l'Histoire depuis la littérature m'a paru tout naturel, même si c'est là un itinéraire peu fréquent. Être une littéraire de fibres et de formation demeure un atout considérable. Je suis heureuse d'avoir pleinement vécu les années 1970, au sein du Paris d'alors : la vitalité et la richesse de la vie de l'esprit étaient incomparables. De grands directeurs littéraires dans un paysage éditorial stable, une critique motivée, attentive, des auteurs marquants, parmi lesquels ceux que je m'efforçais de faire découvrir au public, un public lui-même réceptif… C'était enthousiasmant autant que formateur ! Bientôt, mes articles majeurs de cette époque seront réédités chez Flammarion. On y retrouvera les écrivains du » boom » latino-américain, Garcia Marquez, Alejo Carpentier, Fuentès, Borgès, mais aussi Calvino, Burgess, Kundera, Rudnicki, Jean Rhys ou Karen Blixen, parmi tant d'autres. De plus, je n'agissais pas seule : j'avais regroupé mes amis (dont Diane de Margerie, Viviane Forrester, Hector Bianciotti) pour créer le prix Séguier et oeuvrer à la révélation de ces auteurs magnifiques. Puis, pour des raisons personnelles, j'ai quitté Paris et je me suis établie en Catalogne espagnole, mon mari étant une » grande pointure » politique et culturelle de Barcelone. Je vis à la campagne, dans un ancien presbytère du XVIIe siècle, situé en arrière de la mer, en Costa Brava, avec, dans le jardin, une église romane du XIIe siècle. Cette chartreuse a comblé mon désir de silence et de recul, car je dois vous avouer que si mes catégories intellectuelles demeurent parisiennes, je suis moins une » urbaine » qu'une Méditerranéenne du Nord, heureuse de rejoindre ses racines toscanes. Bref, une Étrusque vivant chez les Ibères… Au coeur d'une terre de mémoire, belle, puissante et sereine. Dans ces conditions, sans abandonner mon goût de l'écrit mais en le renforçant de réflexion, qui sait, de contemplation (l'érudition ne constitue-t-elle pas une forme d'ascèse ?), j'en suis venue tout naturellement à la recherche historique. Et le sujet de mon premier livre, consacré à Madame Récamier, s'est imposé à moi en vertu de mon amour de Chateaubriand, le seul homme qu'elle ait aimé, le plus grand écrivain de son siècle, aussi. Il y a une très grande cohésion dans tout cela.
D.C. : C’est donc la raison cachée de cette biographie ?
F.W. : Cachée, pas tant que cela ! Je me suis donné, comme à chaque fois, le livre que j'aurai voulu avoir à ma disposition pour répondre aux questions que je me posais. Et, à chaque fois, aussi, auprès de chacune de mes » héroïnes « , il y avait, déterminant son destin, une grande présence masculine : Chateaubriand pour Madame Récamier, Napoléon pour Hortense et Joséphine, le général de Boigne puis le chancelier et duc Pasquier pour Madame de Boigne. Que peut la féminité sans la masculinité qui la suscite, la révèle et l'amplifie ?
D.C. : Quelle a été votre méthode historique ?
F.W. : Dans le cas de Madame Récamier et de Joséphine, deux figures majeures de leur époque, emblématiques l'une et l'autre, entrées vivantes dans l'Histoire, il m'a fallu mettre à plat la Légende, qu'elle fût noire ou rose. Humaniser le mythe. Retrouver le vrai visage, l'intégrité de la personne. Son unité aussi. L'accueil éclatant réservé à mon travail m'a ravie autant qu'il m'a étonnée ! J'allais à l'encontre des clichés ancrés dans la mémoire collective et, à ma façon, j'alimentais la soif de renouveau de la grande biographie de type humaniste. Restituer la personne dans sa crédibilité historique. Nous étions peu nombreux, alors, à suivre ce chemin et nous avons fait école. Diesbach et Lachnitt n'en sont pas les moins brillants tenants.
D.C. : Le combat contre les préjugés fut-il difficile ?
F.W. : Il fallait oser. Comme Françoise Chandernagor, comme toute ma génération (dé)formée par les manuels de Mallet et Isaac, il fallait réagir et nous élever contre les falsifications de la IIIe République, contre les a-priori systématiques qui réglaient leur compte aux régimes qui l'avaient précédée. L'Histoire est toujours (ré)écrite par les vainqueurs, hélas ! Circonstance aggravée, en ce qui concerne les femmes, par la réduction paternaliste des schémas » petits-bourgeois » de la Belle Époque. Madame Récamier ne pouvait être qu'une femme » barrée « , anormale, Joséphine, une courtisane, une écervelée. Ne parlons ni d'Hortense, » une Messaline qui accouche » selon le mot parfaitement apocryphe prêté à son mari ni de Madame de Boigne, une langue de vipère…
D.C. : Comment êtes-vous parvenue à vos fins ?
F.W. : En établissant une matière historique indiscutable. En recourant aux archives, aux correspondances, aux témoignages de première main, aux textes avérés. Mon expérience de critique littéraire m'a servie. Je me pique de savoir lire. Un texte me parle. Montre-moi ce que tu écris, je te dirai qui tu es… Je n'ai pas grand mérite, vous savez, car l'époque écrivait beaucoup et admirablement bien. À quoi s'ajoute mon désir de suivre et de comprendre l'évolution des mentalités depuis leur ouverture aux Lumières jusqu'à l'Empire (et au-delà), à travers le traumatisme révolutionnaire : seul l'écrit nous en révèle les méandres.
D.C. : Quelle relation entretenez-vous avec vos héroïnes ?
F.W. : Une relation d'empathie profonde. Il le faut, car sinon, comment vivrais-je tant d'années en leur compagnie ? J'aime Madame Récamier pour son équilibre et son goût de la création d'autrui, qu'inlassablement elle favorise : pendant cinquante ans, elle s'impose comme une médiatrice inégalée dans la vie sociale et culturelle de notre pays. J'aime Joséphine parce que sa qualité, son maintien et son goût rehaussent le règne impérial. Hortense, pour ses dons créateurs et sa sensibilité particulière, celle de la seconde génération rousseauiste qui en fait l'incarnation du pré-romantisme. Et Madame de Boigne, pour son esprit de finesse, son sens politique, sa maîtrise et son élégance de styliste, son classicisme admirable de grande dame héritière du Grand Siècle… L'antinomie ou l'antipathie ne me stimuleraient pas : comme le prince de Ligne, j'aime admirer. Comment pourrais-je, sans cela, restituer de l'intérieur ce chemin d'une vie qu'est la biographie. Comment, sans aimer, peut-on comprendre, capter les lignes de force d'une existence ? Je suis généreuse et j'aime me donner les moyens de mon désir, celui de pénétrer la nature humaine, d'en saisir la circonstance et, qui sait, le secret. Après tout, une femme n'est pas la plus mal placée pour explorer l'intériorité de ses comparses…
D.C. : Quelles ont été vos principales découvertes ?
F.W. : D'une manière générale, le fait que l'appartenance soit déterminante. Toutes sont des femmes du XVIIIe siècle, appartenant à l'ancienne société et s'illustrant au sein de la nouvelle. Même Madame Récamier, née dans la bourgeoisie riche, un milieu qui intégrait les valeurs, les manières, le code de conduite de l'aristocratie. Ces valeurs n'ont pas disparu dans la tourmente révolutionnaire ni dans les turpitudes de la vie directoriale. Elles se sont incarnées autrement, à travers précisément des femmes de qualité comme Joséphine et les autres. Le grand modèle civilisateur qu'a constitué la chevalerie puis l'idéal de l' » honnête homme » perdurera grâce à elles, sous des formes différentes — parfois très intériorisées — tout au long du XIXe siècle. Elles ont tiré la société vers le haut, toujours. Et ce, dès le début du Consulat, où l'exemple vient du couple consulaire : Napoléon a toujours beaucoup tenu à ce qu'il appelait » son système » de fusion sociale et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'avoir souhaité la réconciliation profonde de la France. Il le voulait. Joséphine s'y est employée, avec succès. En vertu de son origine, de son éducation, de sa connaissance, dès son premier mariage, de la société mais aussi du terrain et du personnel politiques : son expérience du Paris de la Constituante — un monde en effervescence où régnait l'esprit, le sens du mouvement, et auquel il faudra rendre son importance un jour — est indélébile. Cela change complètement la perspective : Joséphine est construite quand elle se remarie avec Bonaparte. On ne peut comprendre qui on est si on ne sait d'où on vient.
D.C. : Et dans le détail ?
F.W. : Ma recherche sur Madame Récamier et Madame de Boigne est majoritairement inédite. Pour Hortense, j'établis clairement qu'elle est bien la fille de son père, Alexandre de Beauharnais, que son mariage avec Louis Bonaparte constitue bien un engagement mutuel, que Napoléon III est bien le fils de son père, qu'Hortense s'est souciée du petit » Morny » qu'elle a eu de » son mari de coeur « , Flahaut. J'ai retrouvé et publié la seule lettre que nous ayons d'elle à Flahaut, mal classée dans le Fonds Napoléon, passée inaperçue mais indiscutable (j'étais très familiarisée avec sa graphie, ce document m'a sauté aux yeux) et importante : dans son exil, elle lui indiquait les dispositions financières qu'elle prenait pour leur fils ainsi que sa volonté de se défaire du collier du Sacre. J'ai fait une communication sur ce point pour mes amis du Souvenir Napoléonien d'Ile-de-France, délégation qu'anime le baron de Méneval. Quand on sait ce qu'on cherche, on finit par le trouver ! Par exemple, pour Joséphine, en explorant le Fonds colonial, sachant que ses parents (selon l'ancien usage) avaient choisi pour appellation courante non leur patronyme (Tascher) mais leur nom de branche (La Pagerie), je n'ai eu aucun mal à trouver quelques dossiers inédits, dont un, passionnant, relatant une tentative d'empoisonnement sur Madame de La Pagerie (mère de l'Impératrice), très « renseignante », non seulement sur les moeurs de l'époque mais sur le caractère de cette maîtresse-femme. Là encore, j'ai fait une communication auprès d'une société de généalogistes des Îles, et j'ai repris ce document, en annexes à mon livre consacré à Joséphine.
D.C. : Reste-t-il des zones d’ombre, non explorées, des éléments sur lesquels vous vous interrogez ?
F.W. : Oui, naturellement. Si on ne trouve pas, il ne faut pas avoir peur de le dire. Par exemple, Joséphine détenait, dans son fabuleux et célèbre écrin, les » brignolettes » de Marie-Antoinette. Je ne sais pas de quoi il s'agit. Dans le Sud de la France, les » brignoles » sont de petites prunes. Alors, sont-ce des pendentifs ayant cette forme ? Ce n'est qu'un point de détail… Parfois, aussi, à creuser tel ou tel aspect négligé ou inconnu du personnage, on aimerait divaguer, se laisser entraîner vers de nouveaux rivages. Il faut cependant se contraindre, ne pas laisser échapper le fil qu'on tient en mains, ne pas embrouiller l'écheveau. Plus tard, je reviendrai volontiers sur la comtesse Fanny, cette tante de Joséphine dont le salon fut central sous la Constituante, ou sur Madame de Longpré, née Laure de Girardin, qui joua un rôle bien néfaste dans la vie d'Alexandre de Beauharnais et de son épouse et qui, plus tard, fut la mère, on le sait, de Fanny Dillon, future générale Bertrand… Cette comparse mène une existence proprement romanesque car l'Histoire est bien plus extravagante, souvent, que la fiction ! Et ce n'est pas son moindre charme. Mais, là encore, demeurons rigoureux, historiens. C'est-à-dire en prise sur la réalité des faits. Mille fois plus satisfaisante pour l'esprit… Et si nous sommes fiers de nos trouvailles, transparents dans nos doutes ou nos impasses, citons toujours nos sources ce que nombre de soi-disant spécialistes, hélas, négligent de faire ! Mais il est vrai que nous vivons une époque pressée, favorisant l'approximation quand ce n'est l'imposture.
D.C. : Quelles sont les grandes étapes de la vie de Joséphine ? Ne serait-ce pas, assez classiquement, son remariage avec Bonaparte, son divorce et sa mort en 1814 ?
F.W. : C'est en préparant la conférence inaugurale des manifestations du bicentenaire, pour le Souvenir Napoléonien, dont le sujet était le mariage, en mars 1796, avec Bonaparte, que je me suis rendu compte à quel point ce couple était, par delà les apparences, un couple uni, indéfectible même. À quel point Joséphine avait secondé les vues de son mari dès Brumaire, favorisant le retour des émigrés, par exemple. À quel point, en plus d'être son initiatrice à l'amour, elle avait partagé avec lui l'essentiel du règne. Elle fut une souveraine impeccable, restaurant le goût, les manières, l'élégance, la primauté parisienne en tout. Une formidable propagandiste qui incarne admirablement la volonté politique de son époux. Une femme normale, cependant, toute de maintien, de courage, de bienveillance, épousant un fabuleux destin que cependant elle n'avait ni choisi ni prévu… Elle accepte le divorce avec une force d'âme remarquable. Voyez comme, au-delà, elle continue de servir le règne. Quant à son » agonie en rose « , elle est la résultante de ses épreuves et de sa qualité intrinsèque. Mais, encore une fois, rien ne s'expliquerait si on ne considérait pas, et de très près, d'où vient Joséphine : sa naissance, son éducation au sein du vieux patriarcat créole, ses rudes apprentissages de jeune femme, dans les geôles terroristes, sur le pavé thermidorien ou dans les corruptions ordinaires du Paris directorial. Elle s'était construite, pour l'essentiel, lorsqu'elle s'est remariée. Napoléon l'a magnifiée, il ne l'a pas inventée. Ce qui n'enlève rien à sa gloire, au contraire. Le fait qu'il l'ait tant aimée ne peut que le grandir encore. Sans Joséphine, Napoléon ne serait pas tout à fait Napoléon…